Invisibles

Ils sont partout et nulle part en même temps. Car pour vivre au Liban, les Syriens doivent rester cachés.

Pour parvenir jusqu’au camp el-Ihsan («la charité»), il faut quitter la route principale parsemée de barrages de l’armée entre Tripoli et la frontière syrienne, au Nord du Liban. S’enfoncer à travers les champs broutés par les moutons et passer une mer de serres à plantes légumineuses, jusqu’à apercevoir des masures, savant assemblage de contreplaqué, de bâches et de béton. Là, au bout d’un chemin emboué, une soixantaine de familles syriennes ayant fui la ville de Qousseir sous les bombardements du régime syrien ont trouvé un refuge précaire il y a trois ans.

92% des enfants de Syriens non-déclarés

À l’époque, Ele n’avait que 16 ans. Ses deux enfants, Ritaj et Edham, sont nés à el-Ihsan et n’ont vu du monde que ce bidonville agencé avec astuce. Ils n’ont pas de certificat de naissance: «J’ai pu enregistrer leur naissance chez le mokhtar (élu de quartier, NDLR), mais ensuite au Nofous (bureau d’enregistrement civil, NDLR), ils m’ont demandé mes papiers et ni moi ni mon mari n’avons de permis de résidence en règle», explique-t-elle, sa fille de deux ans et son fils de six mois dans les bras. Ele n’est pas un cas isolé. Dans un rapport de janvier 2015, l’ONG Norwegian Refugee Council a découvert que 92% des réfugiés syriens n’avaient pas été capables de remplir les étapes légales et administratives pour enregistrer leurs nouveaux nés au Liban. Or l’UNHCR évalue à 41.000 le nombre d’enfants syriens nés au Liban en décembre 2014, faisant craindre l’émergence d’une génération d’apatrides, dénués des droits les plus élémentaires et sans existence légale.

Les enfants syriens d’el-Ihsan tape un foot devant une serre où leurs aînés travaillent – crédit: Emmanuel Haddad

Outre le manque d’informations ou la perte de documents civils, l’ONG souligne que l’absence de permis de résidence en règle, les raisons financières et la peur de se déplacer sont les motifs principaux derrière ce phénomène. Cheikh Abdou, responsable du centre éducatif d’el-Ihsan, confirme: «C’est simple, seuls moi et mon frère avons des papiers en règle dans le camp, car notre mère est libanaise. Désormais, je suis le seul à pouvoir me déplacer hors du camp pour aider les autres avec leurs démarches de santé ou leurs problèmes administratifs. Car étant illégaux, ils ont peur d’être arrêtés aux barrages de l’armée et préfèrent rester dans le camp.»

Lui-même affirme avoir été détenu à deux reprises avant de régulariser ses papiers. Pourtant, il ne dirige pas ses reproches vers le gouvernement libanais. «Le Liban peine déjà à répondre aux attentes de son propre peuple, étant pauvre et empêtré dans des crises multiples. C’est la communauté internationale dans son ensemble qui faillit à garantir nos droits les plus élémentaires», assène-t-il.

Après avoir ouvert ses portes à un nombre de réfugiés syrien équivalent au quart de sa population de 4 millions d’habitants, le Liban a restreint drastiquement l’entrée des Syriens sur son territoire en janvier 2015 et mis en place des règles restrictives pour ceux déjà présents. Désormais, chaque Syrien enregistré auprès de l’agence des Nations Unies pour les réfugiés (UNHCR) doit payer 200 dollars tous les six mois pour renouveler son permis de résidence. Il doit aussi signer un document dans lequel il s’engage à ne pas travailler.

Travailler au noir ou s’endetter

En théorie, tout Syrien souhaitant travailler doit renoncer à son statut auprès de l’UNHCR et se ranger sous la férule d’un kafeel (sponsor) libanais. Il n’a le droit de travailler que dans l’agriculture, la construction ou le gardiennage. Mais seuls 650 permis de travail ont été délivrés à des Syriens dans ces secteurs en 2012-2013, les employeurs libanais utilisant la main-d’oeuvre syrienne sans la déclarer depuis plusieurs décennies. Dans la pratique, un rapport d’Human Rights Watch (HRW) de janvier 2016 révèle que «beaucoup [de Syriens] qui sont enregistrés avec l’UNHCR disent que la Sécurité Générale leur a demandé de fournir un sponsor, bien que les régulations ne l’exigent pas», afin de renouveler leur séjour. Résultat, seuls 4 des 40 Syriens interrogés par HRW ont aujourd’hui des papiers en règle. De son côté, l’UNHCR estime qu’un Syrien sur deux réside illégalement au Liban.

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Intérieur de foyer improvisé. Hachem souffre d’une maladie grave et ne peut payer son traitement – Crédit: Emmanuel Haddad

Car la plupart des Syriens peinent à trouver un sponsor, comme le précise Mohammed, le professeur de l’école du camp d’el-Ihsan: «Aucun Libanais ne veut être mon kafeel car ils veulent gagner quelque chose en échange. Beaucoup essayent d’obtenir des avantages des Syriens qu’ils sponsorisent », dit cet homme de 54 ans. Un témoignage amer qui entre en écho avec ceux de femmes syriennes publiés dans le rapport de HRW, dénonçant les tentatives de leurs sponsors d’abuser sexuellement d’elles en échange de la démarche administrative. Confrontés à une réduction drastique de l’aide humanitaire, au coût du renouvellement du permis de séjour cumulé à celui du loyer, beaucoup de Syriens n’ont d’autre choix que de sortir chercher du travail, au risque de se faire arrêter.

Abdel Kader, 34 ans, a déjà été détenu cinq fois: «Soit on m’a arrêté parce que je n’avais pas de papiers, soit parce que je travaillais. Or comment payer mon permis de séjour si je n’ai pas le droit de travailler?», interroge ce jeune musicien, qui souhaite rejoindre l’Europe à tout prix. Face à ce dilemme, 90% des Syriens réfugiés au Liban sont devenus prisonniers d’un cercle vicieux d’endettement, a révélé un rapport de l’UNHCR en novembre dernier.

Article publié dans L'Echo le 31 mars 2016.

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