Prix Eco-reportages 2018
A l’automne 2016, il faisait chaud à Hargeisa, la capitale du Somaliland, très chaud. C’est à l’aurore, quand le soleil n’avait pas encore brûlé la rétine et les rares herbes ayant résisté à la pire sécheresse des cinq dernières décennies, que le marché au bétail s’ouvrait sur une étendue de sable. Pêle-mêle, les moutons et les chameaux marqués par leurs propriétaires se vendaient aux plus offrants, à des prix aussi cassés que la santé des bêtes agglutinées. Adrienne Surprenant, photojournaliste canadienne, montait sur les remorques des camionnettes pour immortaliser la scène. Nous bavassions avec des bergers nomades. C’est là que tout a commencé. Notre envie de suivre le destin de ces pasteurs sur le point de tout perdre. Notre récit, publié dans le magazine suisse Sept, a remporté le premier prix du concours Eco-reportages 2018 organisé par le Club de la presse de la Drôme. Le voici en intégralité. Il fait partie d’une tétralogie que nous avons réalisé sur le Somaliland, cet Etat auto-proclamé de la Corne de l’Afrique.
La fin du mo(n)de nomade?
Peuple de pasteurs nomades, les Somalilandais sont parmi les premières victimes du réchauffement climatique qui décime leur bétail et les force à rejoindre les villes. Les solutions existent, mais quand l’aide arrive, il est souvent déjà trop tard.
Il a fallu une foi aveugle à Abraham pour se plier à la volonté de Dieu et accepter de lui sacrifier son fils. Sa conviction l’a récompensé. L’archange Gabriel l’a interrompu au dernier moment pour remplacer la gorge de son rejeton par celle d’un bélier sur le mont Moriah. Dimanche 10 septembre 2016, en ce jour de l’Aïd el-Adha où les musulmans célèbrent le geste d’Abraham en sacrifiant un mouton, il a fallu de l’abnégation à Igal Abdullah pour avaler la distance qui sépare son hameau de Foronimi de la ville d’Hargeisa. Un long périple afin de vendre les sept moutons que la sécheresse lui a épargnés.
Arrivé à l’aube au marché de bétail de la capitale du Somaliland, ce pasteur au grand corps fin et noueux ignore encore si son effort sera récompensé. Mais plus que la croyance, c’est la faim qui l’a poussé sur les routes. Cela fait plusieurs années que le ciel punit les bergers nomades du Somaliland, sans qu’ils n’aient encore compris ce que Dieu attend d’eux pour mettre un terme à leurs souffrances. Chaque année, le Gu, la pluie saisonnière de mai à juin, se fait plus discret et le Karen, les averses d’août à mi-septembre, est également moins généreux. L’an dernier, la sécheresse a été impitoyable. Le fléau qui s’est abattu sur le troupeau d’Igal a été plus meurtrier que jamais: «Sur mes 110 têtes de bétail, seuls ces moutons ont survécu», explique-t-il avec fatalisme. A ses grands pieds martyrisés par la route, sept moutons de Somalie à tête noire, restes de sa richesse passée.
Depuis deux ans, il ne pleut plus dans l’Etat autoproclamé du Somaliland. Selon le ministère de l’Agriculture, 50% des récoltes ont été perdues la première année de la sécheresse, 98% la deuxième. Le mal qui s’abat sur la Corne de l’Afrique est une hydre à deux têtes, plus dure à combattre que les épizooties qui déciment fréquemment le bétail. D’un côté, le réchauffement climatique a fait de l’année 2014 la plus chaude jamais enregistrée. Un record battu depuis par 2015. De l’autre, El Niño, un phénomène climatique cyclique qui provient du réchauffe- ment des eaux de surface de l’océan Pacifique, a provoqué un dérèglement climatique dans les régions tropicales. Les deux monstres s’alimentent mutuellement: le réchauffement de la mer accroît le risque qu’El Niño déploie ses effets avec plus de virulence, lequel réchauffe en retour le climat. Les climatologues anticipent le désastre depuis longtemps. En 2014, le rapport du Groupe d’expert intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec) alertait: «Le changement climatique va amplifier les risques existants et en créer de nouveaux pour les systèmes humains et naturels. Les risques sont répartis de manière inégale et sont en général plus grands pour les personnes et les communautés désavantagées.» Et de préciser: «Le changement climatique va augmenter les déplacements forcés.» Une prophétie qui s’est concrétisée pour les nomades du Somaliland, poussés désormais à la sédentarisation forcée dans les villes une fois leur cheptel décimé. Pas moins de 80% des bovins, 60% des ovins et caprins et 20% des chameaux ont péri dans les zones affectées, selon le gouvernement somalilandais. Dans les régions de Gabiley, de l’Awdal et du Sanaag, l’hécatombe s’est déroulée en trois étapes d’une logique implacable. D’abord, la pénurie d’eau de pluie a réduit drastique- ment le fourrage qui sert à nourrir le bétail. Affamé, celui-ci s’est peu à peu affaibli et les bêtes les plus fragiles ont prêté le flanc aux maladies. Enfin, quand l’une des têtes de bétail a été contaminée, c’est souvent l’ensemble du troupeau qui s’est retrouvé condamné. Aujourd’hui, les carcasses de caprins ont été recouvertes par le sable et les premières gouttes de Karen ramènent l’espoir. Mais les yeux révulsés des bêtes assoiffées hantent encore les nuits des pasteurs, comme un murmure de mort que seuls les bêlements des moutons et les blatèrements des chameaux parviennent à recouvrir. «Sans l’Etat et les ONG, nous serions morts l’an dernier», confesse Igal. Depuis deux ans, le rachat de bétail, les paniers alimentaires, les campagnes de vaccination des bêtes et la distribution de cash aux victimes de la sécheresse par les ONG ont permis d’éviter qu’à la perte de leur cheptel s’ajoute celle des bergers.
Car sans eux, tout l’écosystème de la Corne de l’Afrique s’effondre. Avec plus de 3 millions de bêtes vendues chaque année, le bétail est le premier produit d’exportation du Somaliland. La majorité est acheminée par ba- teau vers l’Arabie saoudite et les Emirats arabes unis, dont l’opérateur DP World vient d’acquérir la concession du port de Berbera pour un investissement de 442 millions de dollars. En contrepartie de ses bêtes d’élevage, le Somaliland importe de la nourriture, du matériel de construction, des meubles, des vêtements, des produits pharmaceutiques, des cigarettes, du khat (plante aux effets proches de l’amphétamine consommée par 90% des hommes au Somaliland)… Bref, tout ce qui fait et défait cette société est le produit du travail de ses pâtres.
Mais l’aide humanitaire est comme la pluie, saisonnière. Et les tracas d’Igal, qui se lisent sur ses joues creusées et sa tignasse poivre et sel, sont aussi résistants que les tiques qui dévorent ses bêtes en silence: «Désormais, le bétail est sauf et ce sont les hommes qui ont faim», dit l’homme de 55 ans en claquant sa langue sèche sur son palais. Outre la mort de son cheptel, Igal a perdu ses récoltes de sorgho et de maïs. De quoi, alors, se nourrit-il? L’homme lève ses pupilles voilées par la cataracte vers le ciel, où pointent les premiers dards du soleil: «Je m’en remets à Allah.»
Les Somalis sont un peuple transhumant. 60 à 70% d’entre eux sont nomades, ou apparentés à des nomades, estime Robert Wiren, auteur de Somaliland, pays en quarantaine. Les frontières des Etats-nations fixées au XIXe siècle par les pays occidentaux et le royaume d’Ethiopie, ils les enjambent au quotidien pour suivre les routes ancestrales de pâturage. Quand la pluie se fait rare à Toghdeer ou à Gabiley, ils marchent jusqu’à Jijiga, dans la région Somali d’Ethiopie, l’Ogaden, afin de trouver du fourrage pour leur troupeau. La terre semi-aride bénéficie de l’engrais naturel qu’ils laissent sur leur passage, permettant aux agropasteurs comme Igal d’y faire pousser du sorgho, du maïs ou de l’oignon quand le ciel se décide à pleurer. Mais en 2015, les pasteurs nomades du Somaliland se sont trouvés face à une impasse: en Ethiopie, où El Niño a provoqué la pire sécheresse depuis 50 ans, la terre était encore plus desséchée que leur désert. Le 8 février 2016, le gouvernement du Somaliland a déclaré l’état de sécheresse et lancé un appel à une aide humanitaire d’urgence. La communication, signée par le vice-président Abdirahman Abdillahi, est sans appel: un million de Somalilandais, y compris les populations déplacées dans les villes après avoir perdu leur bétail, sont menacés par le manque d’eau. L’écosystème des pasteurs nomades, déjà fragile, est en danger de mort, peut-on encore lire, car les bergers abandonnent de plus en plus leur mode de vie et se tournent vers la production de charbon de bois. Un appel au secours nécessaire, mais tardif.
Dès septembre 2015, le consortium d’ONG en Somalie avertissait que plus de 240’000 personnes étaient en situation d’insécurité alimentaire à cause de la sécheresse au Somaliland. Deux mois plus tard, l’ONG Action Aid publiait un rapport sur les conséquences de l’aridité continue dans ce territoire de 137’600 km². Les statistiques, d’ordinaire froides et impalpables, y ont le goût de la terre craquelée et l’odeur de la charogne. Derrière les chiffres, on voit des familles entières sauter des repas, des villages obligés de boire de l’eau non potable à en tomber malade, des troupeaux entiers décimés, des enfants, des femmes et des vieillards à l’agonie. On apprend aussi que le Fonds humanitaire commun pour la Somalie ne prévoit aucune aide pour les régions de l’Awdal et de Gabiley, les plus touchées par la sécheresse au Somaliland. A Hargeisa, le refrain est connu et les responsables des ONG locales le répètent inlassablement: «Le gouvernement n’est financé que par les taxes locales, qui sont faibles, et ne peut pas lever d’emprunts auprès de la Banque mondiale, faute de reconnaissance internationale. Or la majorité de l’aide humanitaire est absorbée par la Somalie du Sud, engagée dans une guerre sans fin. Ici, nous sommes en paix depuis 25 ans. Mais sans aide étrangère, nous sommes condamnés à voir le scénario de la sécheresse se répéter d’année en année», soupire Abdellahi, directeur de l’ONG Havoyoco. A trop regarder sa terre brûlée par le soleil, les yeux d’Amina se sont peu à peu affaiblis. Pourtant, la doyenne a pu observer le mauvais oeil s’acharner sur les siens jusqu’au bout. Elle a vu ses 13 vaches et ses 50 chèvres et moutons mourir les uns après les autres. Ses plants de sorgho et de maïs devenir aussi durs que de l’argile. Ses enfants atteler la hutte de bois sur le dos de leur âne amaigri, seul bagage qu’ils emportèrent le jour où ils décidèrent de quitter leur ferme d’Aded Adere pour rejoindre Gabiley.
Pendant la marche, qui a duré deux jours, Amina a perdu définitivement la vue. Comme si son organisme refusait d’être le témoin de cette sédentarisation forcée. C’était en juin 2016. Aujourd’hui, leur cahute est plantée aux abords de la maison en adobe de proches parents, dans le quartier du 18 Mai, date de l’Indépendance du Somaliland. Amina sait gré à ses parents citadins d’avoir accueilli et sou- tenu les siens. «Nous n’avons pas reçu d’aide humanitaire et seule la solidarité familiale nous a maintenus en vie», dit-elle à l’intérieur de la pièce unique et obscure de sa tente. Dans une autre hutte, offerte par ses proches, sa fille aînée Hibo cuisine du sorgho. Pas de quoi acheter un mouton à 40 dollars pour célébrer l’Aïd el-Adha comme il se doit. Leurs parents les convieront sûrement à partager leur viande, car c’est une obligation religieuse que de donner aux plus démunis. Ses trois petits frères se chamaillent dans la cour ensablée, sans se douter que leur terrain de jeu rappelle à leur mère la ferme abandonnée et les richesses frugales d’antan. C’est une question de génération. Pour eux, Gabiley est synonyme d’école, de nouveaux amis et, peut-être, d’un avenir meilleur que celui que la ferme avait à leur offrir. Avant de venir ici, ils travaillaient dans les champs et s’occupaient des chèvres, se tenant loin des cahiers scolaires qu’ils dévorent aujourd’hui goulument. Amina, elle, est malade et incapable de payer ses soins. Elle pense peut-être déjà à la mort, dans le décor obscur que lui réservent ses yeux meurtris.
Des milliers d’immigrants de la sécheresse sont venus s’ajouter aux déplacés de l’époque de la guerre civile (1988-1991), entassés jusqu’à aujourd’hui dans des camps infor- mels aux abords d’Hargeisa. Selon l’UNHCR (le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés), ils composent 19% de la population des quatorze camps de la capitale. Dans le campement de State House, dont le nom provient de la vieille bâtisse coloniale en ruines qui surplombe les cahutes de tôle et de toile, les journées d’Hassan ne s’écoulent plus au rythme des tâches pastorales. Assis à l’abri du soleil qui commence à taper fort en ce milieu de matinée, il mâche du khat en silence aux côtés de Moussa. Père de 12 enfants, âgé de 60 ans, il était berger nomade dans la région de Jijiga et, après la perte de ses quarante têtes de bétail à cause de la sécheresse, il est venu s’installer en ville avec sa famille. Moussa partage le même sort. Ensemble, ils passent leurs journées à ruminer cette plante à l’effet euphorisant et stimulant, pis-aller de leur bonheur d’antan. Hassan a la bouche torve, le corps raidit sur le côté droit, comme si une partie de lui était ailleurs et ne répondait plus. Ce sont les séquelles de l’AVC (accident vasculaire cérébral) qui l’a pris par surprise à son arrivée ici. Ses enfants, qui jadis couraient derrière les chèvres à Jijiga, traquent désormais les souliers à cirer dans les rues d’Hargeisa. Ni Hassan ni Moussa ne songent à retourner à leur vie de pasteur. Le risque de tout perdre, estiment-ils, est devenu trop grand. Aux abords de la route qui sépare Gabiley de Boroma, au nord du Somaliland, le vert des soksoks, terme local qui désigne les buissons aux épines aiguisées, et des acacias aux troncs torsadés, recouvre la terre blanche formant un manteau végétal élimé. Les premières averses de Karen ont formé des ruisseaux qui abreuvent les rares cultures et étanchent la soif des bêtes qui ont survécu à la saison sèche. Voir cette eau absorbée par le sable, ou rejetée à l’est dans la mer Rouge, c’est la hantise d’Abdillahi: «On ne retient pas l’eau de pluie ou des rivières. On la laisse se jeter dans la mer. C’est une perte énorme. Le gouvernement doit à tout prix mettre en oeuvre un plan de gestion des eaux avec le secteur privé. Soutenues par les donateurs internationaux, les ONG locales construisent des retenues d’eau dans les villages touchés par la sécheresse, pour permettre aux agropasteurs de planter de nouvelles récoltes. Mais nos moyens sontlimités», ressasse le responsable d’Havoyoco. Kabalet, petit hameau de huttes traditionnelles, est situé à dix kilomètres de Gabiley. Mariama, 50 ans, et sa soeur Hali, de deux ans sa cadette, promènent sept chèvres qu’elles connaissent chacune par leur prénom: «Adey, Ido, Qoras, Qourouhou…» énumère Mariama en riant. «Ce sont les dernières encore en vie. Quand on n’avait plus de fourrage, on les a nourries comme nous, au maïs et au sorgho!» raconte-t-elle en les regardant mâcher des buissons d’épines, le sourire énigmatique des caprins collé aux lèvres. Quand les pluies ne sont pas venues l’an dernier, les deux soeurs au- raient pu rejoindre Gabiley sans trop de difficultés. Mais le lien à leur terre est trop fort pour être coupé comme ça: «La seule fois qu’on a quitté Kabalet, c’était pour fuir les soldats somaliens, en 1988. Ils ont torturé et tué les habitants, détruit les propriétés et volé le bétail», se souvient Hali.
En comparaison, la sécheresse est un moindre mal. Derrière leur hutte, les deux soeurs ont un jardin secret, remède ancestral à la pénurie d’eau. 17 ruches perchées sur les troncs des acacias leur procurent du miel artisanal, dont la vente finance leurs dépenses en lieu et place du lait des chèvres trépassées. «L’apiculture est une pratique traditionnelle ici. Quand la sécheresse nous a fait perdre nos bêtes, la FAO a financé dix ruches et nous a fourni une combinaison d’apiculteur. Avant, on se faisait toujours piquer les mains en prenant le miel, pouffe Mariama, décidément insensible à la douleur. Nous ne comptons en aucun cas rejoindre la ville. Nous voulons juste que des organi- sations viennent nous aider à terminer notre réservoir d’eau pour irriguer nos plantations.» Et de pointer son index vers un énorme trou à côté des plants de sorgo. Large d’au moins dix mètres et profond de cinq, il retiendra les eaux de pluie quand elles se décideront à tomber. Ahmad, son fils de 21 ans, s’est chargé de la tâche herculéenne avec son père Aden. Armés d’un marteau et d’une barre à mine, ils creusent la terre comme des forcenés depuis des mois. «Désormais, nous avons juste besoin qu’une ONG passe pour cimenter les parois, estime Mariama. Le problème, c’est qu’elles ne viennent qu’après la catastrophe.»