Prix Best initiatives in Online journalism 2015, catégorie « Young journalist »
Le journalisme, c’est avant tout une histoire de rencontres. Un peu comme dans la vie, certaines sont plus fécondes que d’autres. Il y a les interviews que l’ont veut déjà écourter après la première réponse et, à l’inverse, les entretiens professionnels qui débordent sur des relations d’amitié, voire d’intimité. Inutile d’essayer de savoir à l’avance laquelle sera suivie d’un coup de cœur ou d’une remise en question fondamentale. Un peu comme dans la vie, ça survient comme ça, sans prévenir. Un soir, à Beyrouth, je me suis rendu à un concert de musique traditionnelle joué par des Syriens qui m’étaient inconnus. J’ai croisé une amie, une Française qui a vécu à Damas. Le joueur de oud s’est avéré être son vendeur de disques à Damas. Un musicien syrien de plus qui débarquait dans la capitale libanaise et grossissait les rangs déjà bien serrés de ces artistes talentueux et déracinés, pour beaucoup à jamais, par la guerre. Je me suis dit, avant même de lui parler: voilà le profil typique du Syrien tel que je l’imagine: l’air humble, le sourire en dedans empreint de noblesse et issu d’une éducation à la retenue. Une minceur similaire à celle de nombreux travailleurs qui pullulent dans les chantiers immobiliers de Beyrouth: allure frêle, force à tout rompre. Il incarnait pour moi ce qui m’échapperais toujours, pensais-je: l’essence de la Syrie, ce pays voisin de celui où je me trouvais, mais où je ne pourrais jamais mettre les pieds à cause d’un conflit auto-destructeur. Et puis il m’a sourit, m’a serré la pince et on a commencé à discuter… Pour ne plus jamais s’arrêter.
C’est cette rencontre qui m’a poussé à voyager, du Liban à la Turquie, puis à la Grèce, sur les traces de ces déracinés qui suivent une route qui n’existe pas, sans boussole, dans l’immensité d’un monde obscur, souvent hostile. Une odyssée moderne, une fuite incontinente vers l’Europe, continent des droits de l’homme qui s’est changé en forteresse imprenable le temps d’une crise économique, le temps de perdre son âme. En Turquie depuis une semaine, à écouter Nabil jouer dans un petit café de la rue Istiklal ou avec des joueurs de rue, à déguster des thés sucrés et du sahlep en l’écoutant me conter sa vie avec un art du suspense qu’il a peut-être lui-même découvert à force de répondre à mes questions harassantes, j’apprends que j’ai reçu une bourse pour faire tout ça. L’Institut Européen de Florence a décidé de financer ce reportage. Je les en remercie. Et je continue à attendre un message Facebook de Nabil m’annonçant qu’il a pu, enfin, rejoindre son épouse qui l’attend derrière les murs de l’Union européenne.
Entre deux murs
Nabil a fui, sans se retourner, le pays de son cœur transformé en théâtre de guerre. Derrière lui, des cendres. Devant, l’Europe, où son épouse a réussi à s’échapper. Entre les deux, une forteresse. Trouvera-t-il la faille ?
Mercredi 18 juin 2014. Il est 16 heures passées, et le regard doux et espiègle de Nabil ne perce toujours pas l’obscurité du bar Radio Beirut. Je repense à la première fois que j’ai aperçu ce faciès si singulier, mi-vieux sage mi-bambin. C’était sur la scène de ce même café à Mar Mikhaël, quartier en vogue de Beyrouth, un dimanche soir d’avril. Il caressait les cordes de son oud (luth oriental), les doigts fermés sur son risha (plectre en arabe), le front plissé, les lèvres pincées, en pleine communion avec son instrument en bois d’ébène. Le concert terminé, son visage s’était soudain éclairé d’un sourire d’enfant, alors qu’il allait saluer les nombreux amis qui, comme lui, ont quitté la Syrie pour se réfugier dans la capitale voisine, loin des bombes et proche de la mer.
Depuis trois ans, le Liban s’est mué en petite Syrie. Un quart de la population vient de Syrie, dont l’insurrection populaire réprimée dans le sang par le régime de Bachar el-Assad dure depuis mars 2011. La guerre civile dont le pays est le théâtre est manipulée par les puissances régionales et internationales. S’il ne passe pas un jour sans qu’un ministre ou un député libanais ne se plaigne du fardeau syrien, les artistes jouissent d’un statut privilégié. Les galeries d’art beyrouthines foisonnent d’œuvres de peintres et de sculpteurs syriens ; les programmes des bars et salles de concert annoncent au moins deux soirs par semaine un groupe syrien. La nuit, le centre-ville est bercé par des mélopées venues d’Alep et de Damas, accompagnées par un chœur d’oud, de daf (percussion) et de flûte orientale. Autant dire que ce dimanche d’avril, quand j’ai accosté l’artiste pour le féliciter, j’étais loin d’imaginer à quel point il étouffait à Beyrouth.
« Quelque chose de fou »
Le voilà, enfin, ses cheveux fins couleur de jais ramenés en queue de cheval, sa frêle silhouette zigzaguant entre les tables du bar. « Le chauffeur de taxi est stupide, il m’a fait faire un énorme détour ! » Le jeune damascène n’élève jamais la voix, qu’il a un peu nasillarde, sauf pour dénoncer la stupidité. Il a son étalon de mesure bien à lui, au-delà des appartenances politiques et religieuses, ces identités meurtrières pourtant si exacerbées en cette période de guerre. Ainsi, Nabil est aussi bien effaré par les arnaques des chauffeurs de taxi beyrouthins que par les faux-semblants des administrations des ambassades européennes. Il s’affole autant de la brutalité aveugle du régime syrien que de la destruction de son armée ; il vilipende sans distinction de traitement les crimes d’honneur de la communauté druze et le dogmatisme des radicaux islamistes.
Fatigué de voir son peuple se faire tuer au nom d’appartenances destructrices, il s’est peu à peu détaché de la religion, jadis si présente dans sa vie, pour se concentrer sur l’humain : « Après trois ans à débattre de ce qui est bien et ce qui est mal, je suis fatigué de me perdre dans les détails. L’un a tué des femmes et des enfants. Mais les autres ont torturé des innocents pour la religion. Sont-ils mieux que lui ? À force de rentrer dans ces débats, on en perd l’essentiel. J’aimerais retourner à quelque chose de plus primaire, et c’est par la musique que je veux passer. » Malgré les magouilles des chauffeurs de taxi, Nabil s’est vite adapté à Beyrouth, tel un étudiant venu passer une année d’échange universitaire. « Je me suis fait plus d’amis ici en deux mois qu’en toute une vie à Damas ! », se réjouit-il. Depuis son départ forcé, l’ex-vendeur de disques de la boutique d’Al-Khaimeh, dans le vieux Damas, se laisse séduire par cette ville aux nombreuses tentations. Son cœur n’en est pas moins lesté par la disparition de son bonheur passé, dont la guerre s’est saisie sans prévenir. Comme Ulysse sur l’île de la nymphe Calypso, Nabil passe ses journées à sangloter et à rêver de son amour lointain. Des plaisirs auxquels d’autres succombent, il n’a ni l’appétit ni l’intérêt, car son esprit est ailleurs, en Europe : « Si en septembre, je n’ai pas trouvé de solutions légales pour retrouver Hélène au Portugal, je vais tenter quelque chose de fou ! », lâche-t-il, les yeux brillants. « Je suis prêt à prendre un bateau depuis la Turquie, faire un faux passeport pour pouvoir rejoindre l’Europe en avion… n’importe quoi ! Même à aller en Turquie, y dépenser tout mon argent sans parvenir à rejoindre l’Europe et revenir, ici, les mains vides. Au moins, j’aurai essayé. Car plus je reste ici, plus je sens que je me perds. »
Nabil s’est installé à Beyrouth le 1er mars 2014 avec une idée fixe : retrouver Hélène, son épouse, qui étudie la géologie à Porto. Le jour où il s’est installé au bord de la Méditerranée, elle commençait son semestre d’études sur les rives de l’Atlantique. Pour lui, l’exil au Liban marque moins le refuge que la séparation d’avec la femme de sa vie, épousée à l’automne 2013, au plus fort de la guerre civile syrienne. La capitale libanaise ne doit être qu’une étape, la plus courte possible, avant de rejoindre l’Europe où il espère démarrer une vie nouvelle.
Tous les Syriens quittent leur pays pour survivre. Nabil, comme 3,34 millions de Syriens, est, aux yeux de l’agence des Nations Unies pour les réfugiés (UNHCR), un réfugié. Comme les autres, il a été forcé à l’exil de peur d’être persécuté. Derrière ce terrible motif collectif, chacun a des raisons plus personnelles et subtiles, que le droit international ne grave pas toujours dans le marbre. Et que les Européens n’ont que rarement la possibilité de connaître. De la Syrie, ils n’entendent en général parler que des partisans du régime, décrits comme cyniques ou sanguinaires, de ses opposants modérés, le plus souvent impuissants, ou des combattants djihadistes, dépeints comme d’horribles barbares sortis du Moyen-Âge. Et une fois arrivés aux portes de l’Europe, les Syriens fuyant la guerre se fondent tous dans le moule du migrant, le plus souvent clandestin.
Ulysse K.
À 33 ans, comme tant d’autres, Nabil a fui la Syrie pour échapper à une arrestation arbitraire, à la torture qui s’en suivrait, à un bombardement soudain ou à une balle perdue. Son nom est sur la liste des 96 000 Syriens recherchés par les services de renseignement, dont l’existence a fuité en mars 2013. À présent, il est prêt à risquer sa vie à nouveau pour retrouver sa femme. Car Nabil n’est pas de ceux qui badinent avec l’amour : « La première fois que j’ai demandé une fille en mariage, j’avais cinq ans. J’avais demandé à mes parents de m’acheter un costume pour la fête de la Sainte Barbe (sorte de Mardi gras en Syrie, NDLR) et j’étais allé sonner chez elle, habillé en costume-cravate. » La guerre en Syrie ne l’a pas empêché d’épouser Hélène ; il ne saisit pas pourquoi les frontières européennes devraient le priver d’elle. Après avoir vendu tous ses biens et s’être brouillé avec sa famille — son père est favorable au régime — que lui reste-t-il sinon la musique qui sort de son oud et son amour pour sa femme ? « Les autres peuvent “aimer à la libanaise”, dit-il depuis Radio Beirut, dont les fenêtres donnent sur une rue bondée de bars, où les couples se font et se défont devant ses yeux. Mais moi je ne fais pas ça. Je suis marié, et, de toute manière, ce n’est pas mon genre. »
Nabil n’a rien du physique d’Ulysse, dont l’odyssée pour retrouver son épouse et son île berce le cœur de tous les Européens. Mais il a quelque chose de son entêtement radical et de sa persévérance qui, sous la plume de l’aède Homère, prenaient la forme de courage et de ruse. Comme le héros légendaire, il sait que de nombreux obstacles l’attendent s’il veut revoir un jour sa moitié. Plus pernicieux que les Sirènes, la divine Circé ou les infâmes prétendants contre lesquels doit lutter le natif d’Ithaque, ses écueils à lui se trouvent dans les directives européennes et les politiques d’asile nationales. Son plus grand ennemi, c’est l’indifférence de l’Union européenne au périple des demandeurs d’asile qui tentent de rejoindre ses rives. Car pour bénéficier des droits accordés au réfugié selon la Convention de Genève et de nombreux textes de loi européens, encore faut-il pouvoir déposer une demande d’asile.
« Laissez-les mourir, c’est un bon moyen de dissuasion »
Or en juillet 2014, seuls 123 600 Syriens l’avaient fait en Europe, soit 0,5 % du nombre de Syriens ayant fui leur pays. Régulièrement, les dirigeants européens sont tancés par l’ONU et les organisations des droits de l’homme pour leur faible empressement à favoriser l’accueil des réfugiés. Mare Nostrum, opération mise en place le 15 octobre 2013 par la marine militaire, s’est achevée le 1er novembre, après avoir sauvé plus de 150 000 vies dans les eaux internationales au large des côtes italiennes.
Le jour même, Frontex a lancé l’opération Triton. Désormais, seules les eaux italiennes seront patrouillées, et le budget de l’opération est trois fois moindre. Les moyens mis en œuvre par l’Italie pour le sauvetage en mer avaient été considérés comme un « appel d’air » poussant les migrants à tenter coûte que coûte de rejoindre les rives européennes. Rapporteur spécial de l’ONU sur les droits de l’homme des migrants, François Crépeau avait alors déclaré que « les gouvernements qui ne soutiennent pas les efforts de sauvetage en mer se sont rangés au même niveau que les passeurs. Cela revient à dire, laissez-les mourir, c’est un bon moyen de dissuasion. »
Lire la suite du reportage sur le site d'Ijsberg.