L’université des murmures des prisons syriennes

Après avoir survécu à l’« abattoir humain » de la prison syrienne de Saidnaya, Omar Alshogre, 25 ans, a été admis à l’université de Georgetown, à Washington. Une occasion inouïe de peser sur l’avenir de la Syrie.

Le paysage de montagne est à couper le souffle en cette fin d’octobre 2020 quand, sur le bas-côté d’une route sinueuse et isolée de Norvège, Omar Alshogre hurle de bonheur. « J’ai été admis à Georgetown ! »

Sautant sur le garde-fou, il lève les bras en signe de victoire. Filmée par son ami Tom, la scène de joie devient virale sur Internet. Être admis à la prestigieuse université de Washington est une source de fierté pour tout étudiant américain. Mais pour ce jeune Syrien de 25 ans qui a survécu à la torture, la faim et la mort de ses proches dans les geôles syriennes, l’émotion est d’une autre teneur. « C’était un moment de pur bonheur d’être accepté dans l’une des meilleures universités du monde », se souvient-il. Car l’éducation est le fil d’Ariane qui lui a permis de survivre aux sévices infligés par ses bourreaux.

Omar a connu une enfance douce dans le village d’Al-Bayda, dans la province de Tartous, malgré l’éducation martiale de son père, officier militaire à la retraite. Mais elle s’achève d’un coup sec le 18 mars 2011. C’était lors de la première manifestation contre le régime de Bachar Al Assad, à Banias, la ville voisine, dans le sillage du printemps arabe. Il a alors 15 ans. Son père le prévient : « Couvre ton visage, ne joue pas aux héros, ils pourraient tuer un million de personnes. » Omar n’y croit pas et se mêle à la foule, jusqu’à ce que les forces de l’ordre commencent à tirer sur les manifestants. Arrêté, il est torturé pour la première fois. « Ils m’ont battu et arraché les ongles en criant « Tu veux la liberté ? La voilà la liberté ! », avant de me battre davantage. Là, j’ai compris la brutalité de ce régime. » Libéré deux jours plus tard, il part manifester de nouveau. Il sera arrêté et relâché à plusieurs reprises. Jusqu’au 16 novembre 2012. Ce jour-là, il est transféré à la Branche 215, surnommée « branche de la mort », l’un des nombreux centres de détention secrets des services de renseignement syriens à Damas. Pendant un an et neuf mois, sa vie est restreinte à un espace de 40 cm² dans une cellule surpeuplée. Il est torturé quatre heures chaque jour. Ses deux cousins, Rachad et Bachir, meurent sous ses yeux. Dans cet enfer, personne ne parle, sous peine d’être torturé davantage.

Mais un jour, un détenu chuchote. Son voisin lui répond. Ces murmures sauvent finalement la vie d’Omar. « Parmi les détenus, il y avait des docteurs, qui m’ont appris à prendre soin de mes plaies, et des psychologues, qui m’ont enseigné comment m’adapter à la torture. Quand j’ai eu l’âge d’entrer à l’université, j’ai commencé à appeler ces échanges ‘‘l’université des murmures’’. C’était un moyen de normaliser la situation, de se dire qu’après la séance de torture, on ne rentrait pas dans une cellule obscure mais dans un lieu où on pouvait échanger et apprendre. » Omar emporte « l’université des murmures » avec lui quand il est transféré à Saidnaya, l’« abattoir humain » où, selon Amnesty International, au moins 17 723 détenus ont été tués entre mars 2011 et décembre 2015. Lui en sort à peine vivant en juin 2015, pesant 34 kg et atteint de tuberculose, quand sa mère obtient sa libération avec un pot-de-vin de 20 000 dollars. La première fois qu’il se rend à Washington en janvier 2019, c’est pour raconter ce qu’il a vécu dans l’enfer carcéral syrien aux députés et sénateurs américains, à l’invitation de Mouaz Moustafa, directeur de l’ONG Syrian Emergency Task Force (SETF). « J’ai adoré cette ville car j’ai senti qu’il y avait du pouvoir. C’est le centre du monde politique. J’ai aimé y percevoir que je pouvais créer de la valeur en racontant mon histoire. »

Raconter son histoire est ce qui lui a permis de tenir bon à son arrivée en Suède en 2015, où il s’exile. Au début, il gardait le silence, songeant que personne ne pourrait comprendre ce qu’il avait vécu. « Mais je me suis rendu compte que si je ne témoignais pas, ça me tuerait de l’intérieur. » Dès lors, il multiplie les conférences en Suède et en Norvège et témoigne auprès de juges d’instruction européens qui enquêtent sur les crimes commis en Syrie. Mais c’est à Washington que son récit a le plus d’impact. Au sein de la SETF, il participe au projet César, qui donnera lieu à la loi du même nom votée par le Congrès américain et entrée en vigueur le 17 juin 2020 afin de sanctionner le régime syrien. Sa joie d’y retourner pour y étudier a été contagieuse. Après avoir vu sa vidéo sur Twitter, une famille de Washington lui a proposé de s’installer chez eux pendant ses études. « C’est un moyen de connaître la culture et de me sentir chez moi, je suis très reconnaissant. » Dans l’attente d’une demande de bourse pour payer les 70 000 dollars annuels de frais d’université, Omar est confiant, même en cas de refus : « J’ai bâti un réseau en cinq ans, il y aura bien quelqu’un pour m’aider. » La peur l’a d’ailleurs quitté depuis longtemps : « Ce que j’ai appris en prison est suffisant pour survivre jusqu’à la fin de ma vie », disait-il lors d’une conférence TED (1) à Stockholm en 2019. À partir du 13 janvier 2021, tout en poursuivant son engagement pour les droits humains dans son pays, il va étudier pendant quatre ans le business et les affaires internationales avec un objectif bien précis : « Je veux mêler les deux domaines pour, demain, participer à la reconstruction de la Syrie. »

Article publié dans La Croix Hebdo le 2 janvier 2021.

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