Combat sur les planches
Depuis plus de deux mois, le théâtre de l’Odéon, à Paris, est occupé par des intermittent·es dont l’emploi s’est précarisé avec la crise. On y lutte pour que réouverture rime avec «plan de relance».
Un torrent inépuisable de mots, chantés, scandés ou chuchotés a envahi l’Odéon-Théâtre de l’Europe depuis le 4 mars. Des paroles qui pourraient sonner incongrues aux oreilles d’un·e néophyte dans une salle aussi prestigieuse, avec son architecture classique, ses plus de deux siècles d’histoire et son implantation au cœur du quartier latin, entre les rues Racine et Corneille. Depuis ce jour où une centaine d’intermittent·es ont occupé le premier théâtre-monument de Paris inauguré en 1782, les dialogues du sixième art ont été remplacés par des injonctions pratiques comme «C’est ton tour de garde?», «C’est l’heure de l’AG, merde!», «Les commissions vont commencer!» ou «Venez écouter notre cabaret politique!».
«C’est ton tour de garde?» Assis sur les marches marbrées devant une porte menant aux loges et aux balcons du théâtre à l’italienne, deux jeunes fument en montant la garde, emmitouflé·es dans des couvertures. T-shirt Iron Maiden, yeux cristallins réhaussés de fard à paupière jaune, Rain, étudiante en histoire de l’art âgée de 19 ans, a passé une courte nuit d’occupation en pleine période d’examens: «Je fais du théâtre et je veux devenir comédienne. C’est le manque de considération pour les artistes qui m’a poussée à venir occuper», dit-elle. A ses côtés, Simon, comédien âgé de 26 ans, bottes Santiag et fine moustache: «Je suis intermittent et j’ai réussi à faire toutes mes heures pour renouveler mon statut. Mais il faut lutter, car beaucoup de potes intermittents sont en difficulté. Même moi, je devrais être en tournée depuis deux mois. Et rien. Plutôt que de rester chez moi, autant être là à soutenir comme je peux».
Pour les droits sociaux
En France, cela fait plus d’un an que, dans le sillage de la pandémie de Covid-19, les théâtres et autres lieux culturels ont fermé leurs portes. Après une brève réouverture avec des conditions sanitaires strictes, leur fermeture a de nouveau été annoncée en novembre 2020. Censée durer trois semaines, elle s’est prolongée pendant six mois, et ce n’est que le 19 mai que les lieux culturels pourront rouvrir leurs portes, avec une jauge de 35%. «Enfin!» s’est écrié le directeur de l’Odéon, Stéphane Braunschweig. «Chères spectatrices, chers spectateurs, après d’interminables mois de fermeture au public, nous nous préparons à ENFIN vous accueillir», a-t-il écrit sur le site du théâtre le 3 mai.
«Il n’a même pas eu un mot pour notre occupation», se désole Victoria, comédienne de 48 ans. Dans un communiqué du 15 mars, sans donner son opinion sur l’action en cours, il avait toutefois assuré partager «la vive inquiétude qui traverse actuellement tout notre secteur». «Les gros théâtres comme l’Odéon vont reprendre, mais les petites compagnies vont devoir attendre au moins un an. Moi j’étais programmée en novembre dernier, c’est repoussé à mars 2022. Ce qui se profile, c’est une réouverture sans aides pour celles et ceux qui ne pourront pas travailler. Et c’est de ça dont on parle ici», dit l’artiste qui, pour la première fois en deux décennies, n’a pas travaillé assez pour renouveler son statut d’intermittente du spectacle.
A ses côtés, Mav, machiniste, 29 ans, piercings et cheveux teints, ne cache pas son angoisse: «Réouverture ou pas, je n’ai pas de dates pour de futurs cachets. Voilà pourquoi nous demandons le renouvellement de l’année blanche. L’avenir est sombre, c’est anxiogène. D’autant plus que pour moi, c’est un métier passion. Je ne me vois pas faire autre chose».
Les intermittent·es du spectacles ont bénéficié d’une «année blanche» qui leur a permis de sauvegarder leurs droits au chômage et s’achève le 31 août. Mais à l’Odéon, on entend davantage parler d’intermittent·es de l’emploi, un terme qui englobe les professions exclues de cette année blanche. «On essaie de construire une proposition, avec acharnement, détermination et endurance, avec toute la diversité des personnes occupantes, des guides conférencier·es aux extras de la restauration, de l’hôtellerie et de l’événementiel. Voilà pourquoi j’ai rejoint la commission convergence, pour celles et ceux qui sont dans les trous du filet et qui n’ont pas été aidé·es», poursuit Victoria. «On ne travaille pas que pour la culture, mais pour les droits sociaux».
Longs débats
«Les commissions vont commencer!» Les Parisien·nes qui connaissent l’histoire du théâtre de l’Odéon savent que ce vocabulaire militant a toute sa place ici. Flo, masque «culture en danger» sur la bouche, ne s’en étonne pas le moins du monde: «Je suis toujours venue dans ce théâtre pour une occupation. La dernière fois, c’était en 2016, pendant cinq jours, et nous avons agné», rappelle la comédienne, membre de la compagnie Jolie Môme. Selon elle, le rapport de force va s’intensifier avec la réouverture prévue du théâtre. «On a dit qu’on ne partirait pas sans que nos demandes soient écoutées.» Les exigences? Renouveler l’année blanche et l’étendre à tous·tes les intermittent·es de l’emploi, et abroger la réforme de l’assurance chômage, censée entrer en vigueur le 1er juillet, avec à la clé des allocations chômages jusqu’à près de cinquante fois moins élevées, selon l’Unédic, le gestionnaire de l’assurance-chômage1.
«C’est l’heure de l’AG, merde!» Flo enfile les marches tapissées de velours rouge qui mènent au bar du théâtre. Chaque jour, deux assemblées au contenu confidentiel se tiennent entre les 42 membres de l’occupation. Les débats peuvent s’éterniser. C’est d’ailleurs le but. Discuter. Il y a tant à dire, tant à faire après une année culturelle muette, muselée. «On s’est fait taire et on doit se réapproprier notre capacité à agir. Le Covid a sacralisé la nécessité d’être isolé. Et sans logique! Les Eglises ont rouvert et pas les théâtres, mais moi, mon lieu de culte, c’est le théâtre!», dit Victoria.
Moment historique
Sous le lustre du bar, entouré·es de statues vêtues de gilets jaunes ou portant des bannières syndicales, les occupant·es se sustentent après l’AG. «Au début, les gens nous donnaient spontanément de la nourriture, mais on a dû s’organiser. Désormais, nous avons des livraisons de repas à des tarifs solidaires, des frigidaires, etc.», raconte Rémi, régisseur du théâtre du Rond-Point et membre du syndicat des techniciens et administratifs des théâtres et établissements d’action culturelle (SYNPTAC-CGT). L’occupation de l’Odéon n’était pas censée durer. «Nous avions pris de quoi tenir quatre jours, avec l’idée de sortir le 8 mars rejoindre le cortège de manifestant·es», dit-il.
Or cette quatrième occupation depuis 1968 est de loin la plus longue. «C’est historique. Même pour Mai 68, l’occupation n’avait duré qu’un mois», précise Rémi. Et selon lui, la réouverture ne signifie pas la fin du mouvement. «Avec la réouverture, les intermittent·es veulent bien sûr retourner travailler. Mais comment? On estime à plus de 500 millions les pertes du secteur en 2020. Il faudrait un plan d’1,5 milliard d’euros pour soutenir le retour à l’emploi. Car l’année 2021 va aussi être presque vide, avec les festivals annulés, les théâtres ne pouvant pas rouvrir avec une jauge à 35%, etc.»
Pas de doute pour lui, «ce n’est pas une période propice à l’émergence. Avec la jauge à 35%, les théâtres ne prendront aucun risque et la diversité culturelle va être fragilisée». A ses côtés, Karine Huet, secrétaire générale du syndicat des artistes musiciens (Snam-CGT), qui demande depuis plusieurs mois un fonds de relance de 90 millions d’euros par mois pour soutenir les salarié·es de la culture et remettre les caisses sociales à flot.
Le 11 mai, le Conseil national des professions du spectacle, placé auprès du ministère de la Culture, s’est réuni pour «soutenir l’accompagnement de la reprise d’activité» du secteur culturel. La ministre de la Culture, Roselyne Bachelot, et la ministre du Travail, Elisabeth Borne, y ont annoncé le prolongement de l’année blanche jusqu’à fin décembre, suivi de trois «filets de sécurité» pour les intermittent·es du spectacle n’ayant pas assez travaillé pour renouveler leurs droits, ainsi qu’une enveloppe de 30 millions pour l’aide au retour à l’emploi. Réaction du Snam-CGT: «Le rapport de force commence à payer mais nous ne nous battons pas pour les miettes!» Ni l’extension de l’année blanche aux autres «intermittent·es de l’emploi», ni la demande d’un plan de relance n’ont été écoutées.
«Pourquoi t’es là?»
«Nous allons continuer à occuper les lieux culturels», dit le syndicat. Quand le théâtre rouvrira, «nous souhaitons rester pour pouvoir proposer de débattre avec le public, avant ou après les spectacles», dit Rémi. Une occupation refusée par la direction de l’Odéon, comme l’indique son «Appel à lever les occupations» publié tout récemment sur le site du théâtre. En parallèle, les syndicats réfléchissent à déposer un recours devant le Conseil d’Etat contre la réforme de l’assurance chômage.
«Venez écouter notre cabaret politique!» Chaque jour à 14 heures, les occupant·es proposent aux passant·es de les rejoindre pour une agora. Aujourd’hui, Simon et la jeune comédienne Laetitia ont préparé une petite saynète. «Pourquoi t’es là, la petite nouvelle?», demande-t-il. «Pour les droits au chômage, l’avenir des droits sociaux, le retrait de la réforme qui va rendre les pauvres encore plus pauvres, pour la copine de Christelle, celle qui a lâché la barre, pour ce patron de boîte de nuit qui peut même plus nourrir sa fille.»
1 La liste entière des revendications peut être trouvée sur le site occupationodeon.com.
L’Odéon, source d’inspiration
Dans les couloirs feutrés de l’Odéon, une liste de théâtres a été placardée entre deux bustes en bronze, précédée du mot-dièse #occupés: théâtre Graslin à Nantes, L’Equinoxe de Châteauroux, théâtre du Nord à Lille, la Scène nationale d’Orléans… Aujourd’hui, plus de cent théâtres, opéras et autres lieux culturels sont occupés en France. Au début, c’était en soutien à l’occupation de l’Odéon. Depuis, les lieux occupés se sont organisés au sein d’une coordination nationale, qui a fait part fin avril de son intention de poursuivre le mouvement d’occupation et appelle à une nouvelle mobilisation nationale le 22 mai.
Le 1er mai, sur le parvis de l’Odéon, les occupant·es d’autres théâtres franciliens ont répondu à l’appel d’Occupation Odéon pour participer à un cortège festif et militant. «Artiste précaire en colère», brandit Roxane, intermittente et occupante du théâtre des quartiers d’Ivry (TQI). La jeune artiste de 27 ans déplore que malgré la réouverture, les programmateurs ne proposent pas à sa petite compagnie de théâtre de se produire avant 2024. Alors en attendant, elle occupe son théâtre, en bonne entente avec la direction. «Le vent se lève et notre jeunesse avec, nous ne pouvons garder nos portes fermées et ignorer leur combat, nous ne pouvons continuer d’avancer sans prendre le temps de les écouter, nous ne pouvons imaginer le monde de demain sans les penser à nos côtés», a ainsi écrit Nasser Djemaï, directeur du TQI. Estelle, 32 ans, assure que l’occupation du théâtre de la Commune à Aubervilliers, dont elle fait partie, est aussi vue d’un bon œil par sa direction. Cette jeune comédienne a obtenu son diplôme à l’été 2019. Avant même de pouvoir obtenir le statut d’intermittente, sa carrière a été avortée à cause de la pandémie. Alors elle a écrit «Culture en danger» sur un bout de carton et défile en tête de cortège en tenant la banderole «Retrait de la réforme de l’assurance chômage».
A l’Odéon, les occupant·es, tout en disant comprendre la posture de l’actuel directeur, Stéphane Braunschweig, ne peuvent s’empêcher de penser à Jean-Louis Barrault, directeur du théâtre en 1968 qui, pour s’être solidarisé avec les occupant·es, a été renvoyé par le ministre de la Culture de l’époque, André Malraux. Reste que Rémi, le régisseur du théâtre du Rond-Point, se montre prudent. «Nous verrons dans les jours qui viennent, avec la réouverture, si les directions étaient sincères dans leur soutien affiché aux occupations», dit-il.
Déroulant une longue banderole sur l’escalier menant au bar de l’Odéon, le pianiste Léan déplore quant à lui la surdité du pouvoir: «Cent théâtres occupés dans toute la France pour parler des droits sociaux et du chômage, cela fait moins de bruit qu’une tribune de généraux à la retraite. Notre occupation est historique mais elle n’a provoqué aucune réaction du gouvernement!» De quoi baisser les bras? A ses pieds, une nouvelle banderole annonce la couleur: «On lâchera pas».
Articles publié le 13 mai dans le journal suisse Le Courrier.
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