A Tripoli, l’espoir sur une ligne de front
Pour le dernier numéro de Manière de Voir dédié au Liban à l’occasion du centenaire de sa fragile fondation, j’ai écrit un article sur une initiative porteuse d’espoir au milieu d’une histoire marquée par les violences et les tragédies humaines à répétition. Une histoire qui ne cesse d’être écrite avec le sang des citoyens libanais et dont le dernier épisode, l’explosion du 4 août 2020 sur le port de Beyrouth, pointe encore une fois vers l’incurie d’une élite politique aussi indéboulonnable qu’irresponsable.
Dans la ville du Nord, sur l’artère séparant deux quartiers paupérisés en guerre ouverte ou larvée depuis le milieu des années 1970, un centre social offre des bourses universitaires à des jeunes des deux camps opposés. Seule condition : se rencontrer et dialoguer. L’expérience renforce la paix civile, fragilisée par les stratégies clientélistes des grandes formations politiques confessionnelles.
Pendant six ans, la population des quartiers tripolitains de Bab Al-Tebbaneh et Jabal Mohsen a vécu au rythme des rounds de combats, de l’égrenage du nombre de morts tués par des tirs de snipers embusqués et de l’engrenage provoqué par l’instrumentalisation politique de la violence dans ces deux trappes à pauvreté. D’un côté, un labyrinthe de ruelles surpeuplées à majorité sunnite où 87 % des quelque 60 000 habitants vivent sous le seuil de pauvreté. De l’autre, une colline peuplée d’alaouites dont 69 % des 35 000 résidents sont tout aussi pauvres (1). Un terrain d’affrontement entre marginaux qui remonte à la guerre civile libanaise (1975-1990) quand milices sunnites et alaouites se combattaient, et qu’embrasent régulièrement les péripéties de la vie politique. Dès 2008, le conflit larvé dégénère en bataille ouverte, quand les politiciens libanais décident de concert de déplacer les tensions beyrouthines dans la capitale du Nord, jugée moins stratégique (2). Puis, en mars 2011, quand la répression des manifestations pacifiques en Syrie tourne au conflit sanglant, chaque quartier choisit son camp : à Bab Al-Tebbaneh, les drapeaux de la Syrie révolutionnaire se dressent face aux étendards du régime syrien et aux portraits de M. Bachar Al-Assad, côté Jabal Mohsen. Entre les deux quartiers aux façades criblées de balles et aux ruelles protégées des tirs de snipers par des bâches, la rue de Syrie est une ligne de front infranchissable où la vie devient aussi rare que les cessez-le-feu. Pourtant, en janvier 2013, l’organisation non gouvernementale (ONG) Ruwwad Al-Tanmeya s’y installe. Fondée par M. Fadi Ghandour, entrepreneur et philanthrope libano-jordanien, et présente en Jordanie, en Égypte, en Palestine et au Liban, elle y ouvre un centre communautaire. L’objectif ? Offrir un autre débouché aux jeunes des deux quartiers ennemis que la voie des armes. Une bourse universitaire leur est proposée en échange de quatre heures de bénévolat par semaine au côté des jeunes de l’autre côté de la rue. Parmi eux, un grand échalas rouquin, Mohamad T., fait figure d’exemple. Mme Hoda Rifai, responsable de la jeunesse au sein du centre, se souvient du moment où il a troqué le fusil contre la plume : « Mohamad a douze oncles qui étaient tous combattants, se souvient-elle. Il a lui aussi pris les armes lors des affrontements et ne songeait pas une seconde à poursuivre ses études. Quand nous lui avons proposé une bourse, il n’était pas forcément enthousiaste, mais il a candidaté et nous lui avons donné une chance. Peu à peu, au fil de nos sessions d’échanges et de formations, il a changé. Il a compris que le conflit était instrumentalisé politiquement et a cessé de combattre. » Après avoir convaincu d’autres jeunes combattants de déposer les armes à leur tour, il travaille aujourd’hui pour une organisation internationale dans des projets communautaires à Bab Al-Tebbaneh.
Peu de changements sociaux sont intervenus, et seuls les murs de la rue séparant les deux camps ont été repeints
Continuer à faire fonctionner le centre pendant les phases de combat n’était pas chose facile. Souvent, Mme Rifai et les jeunes étudiants devaient sauter dans un char de l’armée libanaise quand les tirs de mortier et les salves de kalachnikov menaçaient l’établissement. Mais très vite, la rencontre a porté ses fruits. Pendant les affrontements, les jeunes boursiers des deux quartiers se sont mis à s’écrire, des liens d’amitié se sont tissés au-delà de la ligne de front. « Certains vivaient dans des conditions très difficiles, mais ils continuaient d’aller à l’université pendant les affrontements », précise Mme Rifai. C’est ainsi qu’un frein à l’engrenage fatal a été enclenché. Puis, en avril 2014, après six ans de combats récurrents qui ont fait 300 morts et 2 000 blessés, une trêve est enfin déclarée. Mais le soulagement laisse vite place à la déception. Peu de changements sont intervenus, et seuls les murs de la rue de Syrie sont rafraîchis aux couleurs du Courant du futur, le parti de l’indéboulonnable Saad Hariri, désigné premier ministre pour la quatrième fois, le 22 octobre 2020, près d’un an après sa démission de la tête du gouvernement. « Ils ont repeint les façades, mais l’intérieur est demeuré en ruines et les familles sans travail », déplore Mme Rifai.
Pauvreté et ressentiment augmentent
Entre un cours de hip-hop et une formation informatique, les jeunes des deux quartiers ont nettoyé les gravats jonchant la rue de Syrie et découvert le quartier d’en face, tout en poursuivant leurs études. Les armes se sont tues, mais la pauvreté et le ressentiment ont continué de croître, tant et si bien que Tripoli a été surnommée la « mariée de la révolution » quand les manifestations contre la classe politique ont démarré le 17 octobre 2019 au Liban. De fait, les protestations dans la grande ville du Nord ont été aussi importantes, sinon plus, que dans la capitale. « Nos étudiants espéraient que cette prétendue “révolution” apporterait des changements dans leurs quartiers et améliorerait leur situation financière. Mais aujourd’hui, l’espoir a disparu », poursuit encore Mme Rifai.
Entre la pandémie de Covid 19, la crise socio-économique et l’explosion du 4 août 2020 au port de Beyrouth, le pays du Cèdre est en chute libre, mais, dans la rue de Syrie, le travail continue. Depuis l’ouverture du centre, 275 jeunes ont obtenu un diplôme, et 80 % d’entre eux travaillent au Liban ou à l’étranger, selon l’ONG.
Article publié en novembre 2020 dans Manière de Voir, le magazine trimestriel du Monde Diplomatique
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