Un théâtre dans la « jungle »
Dans le camp aux 4500 migrants, la compagnie de théâtre libanaise Zoukak a créé un espace d’expression et de rencontre pour aider les réfugiés à prendre de la distance face à leur vie en suspens. Reportage.
Dis-le avec un sourire. Même si c’est triste, ça rendra ton message plus fort», conseille Junaid Sarieddeen à un jeune homme kurde irakien, debout sur scène, tenant dans sa main tremblante le poème qu’il a écrit sur ce que les migrants nomment la «jungle» de Calais et les autorités le «camp de la Lande». Un texte fort qui contraste trop avec la timidité de sa voix selon Junaid, membre du collectif de théâtre libanais Zoukak, venu passer une semaine avec les migrants et demandeurs d’asile de Calais pour les initier au sixième art.
Il reprend, le nez toujours dans sa feuille, hésitant. Omar Abi Azar, le comparse de Junaid, l’incite alors à gonfler son torse en levant la main en l’air: «Tu as déjà vu un politicien raconter n’importe quoi avec plein d’assurance? Fais pareil, car ton poème est plus important que son discours!» Rires. Soudain, les yeux tournés vers chaque membre du public, sa voix se fait plus lourde et il expédie de longues tirades emplies de peine et d’espoir sur son quotidien d’exil et de misère. Puis son ami traduit le poème du kurde vers l’arabe, ce qui permet à Junaid de le dire en anglais et à Constance, une bénévole britannique ayant vécu en Afghanistan, de le résumer en farsi, pour que l’un des Afghans l’explique aux autres en pachtoune.
Prendre du recul
Alors seulement, tous les membres de l’atelier hochent la tête et applaudissent. Puis l’un d’eux prend sa place sur la planche de bois. Vingt-et-un ans, petit et râblé, ex-policier afghan opposé aux Talibans, Rahim tourne son visage malicieux vers le public, lève la main gauche et énumère dans un long cri les épreuves de son voyage de six mois entre Kandahar, au sud de l’Afghanistan, et le Nord de la France. Un périple hanté par la mort de ses amis tués par les gardes-frontières iraniens. Une fuite vitale avec Londres pour destination, stoppée net à Calais, où des clôtures infranchissables financées par l’Angleterre empêchent les migrants de s’infiltrer dans le port et d’embarquer dans un ferry vers la rive d’en face. Traduction. Applaudissements. Malgré la frontière de la langue, les participants kurdes, afghans, iraniens ou soudanais de l’atelier de théâtre s’observent et se comprennent sous le dôme du théâtre Good Chance, monté voilà trois mois par des bénévoles britanniques au milieu de la jungle.
«Nous sommes venus donner une chance aux migrants de s’écouter les uns les autres et, par là, de prendre du recul sur leur histoire personnelle souvent tragique. Le théâtre n’est pas un moyen de les détourner de leur terrible réalité, plutôt un outil pour la mettre en perspective et y trouver de nouvelles issues créatives», nous expliquent Omar et Junaid, une fois l’atelier de cette journée de fin décembre 2015 terminé. Le soir même, comme chaque soir jusqu’au Nouvel An, le fruit du travail de l’après-midi est mis en scène devant un auditoire venu des quatre coins de l’océan de boue et de toile de tentes qui composent le camp.
«Don’t tell me happy new year / I don’t want your painkiller» (Ne me souhaite pas la bonne année / Je ne veux pas d’antidouleur), rappe Mazen, un Soudanais arborant un pin’s «I am a fantasy» et un sourire contagieux. Puis Abdelhadi, 15 ans, monte sur scène. Son poème, dédié à ses parents restés en Afghanistan, lui fait monter des sanglots dans la voix et c’est Omar qui doit en finir la lecture devant le public, ému et grave. Le soir, dans leur journal de bord en ligne, les deux dramaturges libanais constatent que «pas un seul participant parmi les migrants avec qui nous avons travaillé ne s’est posé la question de pourquoi nous faisions du théâtre, ou ce que cela allait leurs apporter. Comme si ce qui se passait à ce moment-là était la chose la plus logique et évidente à faire. Comme si le théâtre était fait pour de telles situations.»
Une «situation» régie par le diptyque «humanité et fermeté» du gouvernement socialiste français. Plus de 4500 individus originaires d’une douzaine de pays déchirés par la guerre et la pauvreté vivent sur un terrain sablonneux de 18 hectares à proximité d’un site classé «Seveso» (zone industrielle présentant un risque technologique majeur), entourés de clôtures coiffées de barbelés. Des policiers postés autour du camp de fortune font une ronde quotidienne entre les tentes, masque pour se protéger des maladies, bombe lacrymogène et fusil à balles en caoutchouc en main. Après le passage du ministre de l’Intérieur à Calais en octobre dernier, 779 migrants ont été enfermés en centre de rétention. Une «atteinte grave aux droits fondamentaux», selon la contrôleuse générale des lieux de privation de liberté Adeline Hazan. Voilà pour l’aspect fermeté.
«Un programme plein de surprises»
Le volet humanité, c’est le centre Jules Ferry: 2500 repas chauds sont distribués chaque jour, 70 douches sont à disposition, 200 femmes et enfants peuvent y dormir sous un toit. C’est aussi, nous précise la préfecture du Pas-de-Calais, «des maraudes sociales où l’on propose aux migrants d’être accueillis dans des centres d’accueil et d’orientation en France à condition de refuser d’aller en Angleterre». Et enfin la construction de 125 abris préfabriqués spartiates au milieu de la jungle, qui accueilleront 1500 de ses habitants dès le 11 janvier. Christian Salomé, président de l’Auberge des migrants, reste sceptique: «Il a fallu que la société civile mène une action juridique jusque devant le Conseil d’Etat pour que des points d’eau soient installés dans la jungle. Quant au camp de 1500 places, il permet certes aux gens de dormir au chaud, mais que feront-ils le reste du temps?»
C’est aussi ce que s’est demandé Joe Robinson, le fondateur du théâtre Good Chance, lors de sa première visite en août dernier: «Les gens sont assis dans le froid toute la journée à ne rien faire. Leur esprit se désintègre peu à peu, les traumatismes du voyage remontent et ils dépriment. C’est pourquoi nous avons voulu créer un programme plein de surprises, ouvert à toutes les propositions.» Or ici, les idées et initiatives ne s’assèchent jamais, constate rapidement le dramaturge britannique de 25 ans: «La jungle est un désastre humanitaire, mais c’est aussi un lieu d’espoir et de créativité hors norme, avec des restaurants et des boutiques montés de toute pièce et un sens unique de la communauté», dit-il en sirotant un thé dans l’un des nombreux restaurants afghans qui jouxtent le théâtre.
Pour Junaid, qui a dédié sa vie à la scène, la réponse va de soi. «Ce lieu repose sur l’attente: de l’aide humanitaire, de la tentative de rejoindre l’Angleterre ou de la réponse à la demande d’asile en France. C’est donc une situation passive, frustrante. Or le théâtre est basé sur l’action. On leur propose de faire quelque chose de créatif avec ce temps d’attente.»
Inverser les rôles
«En 2011, une bombe posée par les Talibans explose», dit Jamchit en montrant une cicatrice sur sa cheville gauche. Puis il continue: le cou, le bras, toutes les marques laissées par le passé violent qui l’a poussé sur la route de l’exil et de l’espoir jusqu’à échouer ici. Au début de l’atelier, cet Afghan de 21 ans a d’abord dessiné son corps meurtri sur une feuille. Le voilà désormais sur scène à dévoiler ses blessures et à les transformer en récits, rejoint peu à peu par les autres participants. Ils sont bientôt une dizaine à revisiter l’histoire de leur corps sur les planches du théâtre Good Chance. Rires, traductions en série et applaudissements. Jour après jour, les ateliers de Zoukak offrent aux migrants une occasion unique de mettre en dessins, en gestes et en mots leurs douleurs passées et leurs interrogations face au futur.
La veille du Nouvel An, Omar et Junaid proposent aux migrants de jouer le rôle de journalistes en visite dans la jungle. A eux de poser les questions. Parmi les participants du jour, un ancien journaliste afghan justement, un Soudanais muet que tous comprennent et quelques habitués, comme Rahim et Jamchit, qui se révèlent être des acteurs nés. Le soir de la représentation, après avoir décrit les conditions insalubres du camp et l’angoisse face aux gaz lacrymogènes, les comédiens se tournent vers l’auditoire, caméras et micros en carton à la main, et demandent ce qu’ils en pensent, eux, de cette situation absurde.
Les volontaires anglais venus assister à la pièce se retrouvent soudain spectateurs face aux migrants. «C’est un message politique fort», sourit Omar, heureux de ce renversement des rôles. «Quand on vit sous des tentes, en déplacement, on en revient à l’essentiel. La ville que vous avez construite est fondée sur l’espoir. Et dans les mots prononcés ce soir, on retrouve l’essentiel et l’espoir», dit Junaid pour clôturer la soirée.
Un froid paralysant s’est levé sur la jungle le dernier jour de l’année 2015. Tandis que les migrants font la queue pour recevoir des vêtements ou un plat chaud, Omar, Junaid et des bénévoles britanniques installent une clôture entre la scène et le public pour la représentation du Nouvel An. Une scénographie réaliste pour des saynètes composées par les migrants eux-mêmes sur leur quotidien. Après la scène de l’alcool triste vient celle de la tentative d’évasion vers l’Angleterre. Deux Soudanais se faufilent sous la clôture et arrivent en hurlant de joie vers le public, de l’autre côté du mur. Derrière eux, ils ont laissé un camarade blessé par les barbelés. Une scène aussi réaliste que le décor: en 2015, au moins 24 migrants ont trouvé la mort en tentant de rejoindre le Royaume-Uni.
«La vie a lieu dans les marges»
Quelques mois après la création de la compagnie Zoukak par six jeunes libanais fraîchement diplômés d’études théâtrales, la guerre de juillet 2006 éclate entre Israël et le Hezbollah et un million de Libanais sont déplacés dans le pays du Cèdre. «Cette guerre visait à diviser la société libanaise: Israël bombardait les quartiers chiites et épargnait les autres pour provoquer la discorde confessionnelle. Or ça n’a pas marché. Pour nous, faire du théâtre dans les écoles où les familles étaient déplacées était un moyen de résister», se souviennent Omar Abi Azar et Junaid Sarieddeen depuis Calais.
Peu à peu, ils développent une technique singulière de théâtre psychosocial, mélangeant la psychologie clinique apprise par Lamia Abi Azar, l’une des membres du collectif, avec l’expérimentation théâtrale. «L’objectif n’est pas de soigner mais d’ouvrir des espaces sécurisés d’expression, qui mènent les participants à incarner leurs peurs, leurs craintes ou leurs joies et à prendre de la distance pour pouvoir mieux gérer leurs problèmes», précise Omar.
«Une relation organique»
Au théâtre Good Chance, impossible de créer cet «espace sécurisé». Le premier jour d’atelier, les participants étaient d’abord cinq, puis trois, avant de finir à cinquante dont certains sur des bicyclettes! C’est donc plutôt des méthodes de théâtre social, inspirées par Augusto Boal, qui seront appliquées toute la semaine avec les migrants de Calais. L’objectif est de libérer l’expression et de favoriser l’écoute. «Ici, on ne travaille pas dans un espace confiné, mais avec le camp tout entier! Les migrants ont une relation organique avec le dôme auprès duquel ils vivent.
La situation qui s’en rapproche le plus nous ramène à 2008, après la destruction du camp palestinien de Nahr el-Bared due à des combats entre l’armée libanaise et des djihadistes, rappelle Junaid. Ses habitants se sont alors déplacés dans un autre camp palestinien, Beddawi, où nous avons presque vécu pendant un mois. Là aussi, il nous est arrivé de jouer avec 200 enfants d’un coup! A Calais, nous ne savons jamais si les participants vont revenir après l’atelier pour le spectacle du soir. Mais l’important n’est pas le résultat, c’est le processus.»
Nouveau paradigme
Faire du théâtre avec les personnes en marge de la société, qu’ils soient réfugiés, déplacés, femmes victimes de violence conjugale ou prisonniers mineurs, c’est la marque de fabrique du collectif depuis sa création. Une prise de position à la fois artistique et politique: «Pour nous, le théâtre est un moyen de déconstruire les mots des politiciens qui se sont appropriés le discours sur la société et ses composantes. Et ce n’est qu’en marge du système, en périphérie des centres culturels, qu’on peut poser un regard critique sur celui-ci», livre Junaid.
Selon les deux dramaturges libanais, la zone industrielle de Calais est donc le meilleur observatoire des transformations en cours dans notre monde: «La jungle n’est pas que la frontière entre la France et l’Angleterre. C’est le nouveau paradigme qui s’impose peu à peu dans nos sociétés, où le nombre de déplacés ne cesse de se multiplier», estime Omar. Et dans ce monde fragmenté, ils ne voient pas forcément l’avenir là où on le croit: «La vie a lieu dans les marges et l’illusion dans le système, assène Omar. Dans la jungle ou dans les camps palestiniens, c’est le réel. Ailleurs, c’est l’illusion du confort. Sortir de cette zone de confort permet de penser à qui l’on est, comment se construire et bâtir la société. C’est ce que font les migrants en ce moment: ils construisent leur avenir.»
Solidarité anglaise
A Calais, on les appelle les deux Joe. L’automne dernier, les jeunes dramaturges britanniques Joe Robinson et Joe Murphy ont bousculé le monde du sixième art anglais pour ériger une scène au cœur de la jungle. Les théâtres londoniens Royal Court et Young Vic, ainsi que de nombreuses personnalités de ce milieu, ont soutenu l’initiative du théâtre Good Chance, qui a ouvert ses portes il y a trois mois.
«Nous étions venu en août, confus par rapport à ce qui se jouait à notre frontière. Nous ne voulions pas juste rentrer et écrire une pièce à Londres. Créer un espace ici faisait plus de sens: chacun veut parler de ce qu’il a laissé derrière lui, de son voyage, de ses espoirs. Nous avons monté le théâtre avec eux, ainsi que son programme: le dôme leur appartient», affirme Joe Robinson.
A contre-courant du gouvernement britannique, qui délègue le contrôle de sa frontière à la France depuis le traité du Touquet en 2003, des centaines de bénévoles britanniques sont à Calais parce qu’ils se sentent concernés par cette crise humanitaire: «Les gens ici essaient de venir en Angleterre. Je crois qu’on a tous une responsabilité par rapport à ce qui se passe, qui doit nous pousser au moins à écouter et essayer de comprendre pourquoi. C’est ce qu’on fait, sans prise de position politique. Ensuite, en tant qu’artistes, on en tire des histoires.»
Reportage publié dans Le Courrier le 8 janvier 2016.
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