Alors que la Conférence internationale des donateurs pour la Syrie se tient jeudi 4 février à Londres, la société civile syrienne dénonce la réponse insuffisante de l’ONU face aux sièges qui tuent à petit feu plus d’un million de Syriens.
L’ONU et le régime syrien: les liaisons dangereuses
Des enfants aux visages maigres révélant sous leur pull un torse cadavérique ; des vieillards dénutris, à l’agonie… La diffusion de ces clichés a précipité l’entrée de l’aide humanitaire, le 11 janvier 2016, à Madaya, où 42 000 civils vivent sous un siège imposé par le régime syrien et son allié le Hezbollah libanais depuis l’été 2015.
Alors que, selon Médecins sans frontières (MSF), 23 civils ont déjà perdu la vie, des convois humanitaires conjoints de l’ONU, de la Croix-Rouge (CICR) et du Croissant-Rouge syrien pénètrent dans Madaya les 11, 14 et 19 janvier, ainsi qu’à Foua et Kefraya, deux villes assiégées par les groupes armés rebelles dans la province d’Idlib.
Pour les civils à bout, le soulagement le dispute à la peur, comme le résume Abdallah, 25 ans, joint au téléphone : « Avant leur arrivée, nous en étions réduits à un régime de feuilles, d’herbe et de chats errants. Mais d’ici peu, l’aide sera épuisée et nous ne pourrons même plus manger les feuilles d’arbres que l’hiver a emportées ».
Cet ancien étudiant en chimie a perdu 27 kg depuis le début du siège. Et depuis l’arrivée des convois, seize habitants de Madaya sont morts de malnutrition, toujours selon MSF. L’aide, bien que vitale, arrive souvent trop tard et en trop faible quantité.
L’ONU accusée de « complicité » par 112 membres de la société civile syrienne
Le 15 janvier, 112 membres de la société civile syrienne ont dénoncé cette situation dans une lettre accusatrice adressée à Stephen O’Brien, secrétaire adjoint du Bureau de la coordination des affaires humanitaires de l’ONU (Ocha).
L’ONU se voit reprocher sa « complicité » dans la politique de siège menée par le régime, et d’avoir attendu le feu vert des autorités syriennes pour envoyer ces convois, « alors que les résolutions 2 165 et 2 258 du Conseil de sécurité vous autorisent à délivrer cette aide sans le consentement du régime. »
Les signataires regrettent aussi le silence du bureau de l’Ocha à Damas, alors qu’y circulait, depuis le 6 janvier, une note interne sur la « situation désespérée »à Madaya et sur le « besoin urgent d’aide », comme l’a révélé le magazine Foreign Policy. « M. O’Brien, vos collègues à Damas sont soit trop proches du régime, soit trop effrayés de voir leur visa révoqué par le même pouvoir qui nous assiège », avancent les auteurs du courrier.
Une « proximité » que corroborent les témoignages de plusieurs ex-employées de l’ONU en Syrie. Hania (1), qui a travaillé à l’UNHCR de 2005 à 2012, raconte :« Les moukhabarat (services de sécurité du régime, NDLR) approuvent chaque nouvelle nomination de l’ONU à Damas. C’est la contrepartie pour être présent en Syrie, et cela a toujours provoqué de la corruption en faveur des employés pro-régime. Or depuis 2011, cet état de fait est devenu insoutenable. La mission de protection des déplacés intérieurs m’a été refusée car j’étais dite “de l’opposition”. Le fils d’un moukhabarat sans expérience l’a obtenue. J’ai ensuite appris que l’aide aux civils déplacés de Homs était détournée en faveur des habitants d’une région contrôlée par le régime », décrit-elle.
Près de 500 000 Syriens assiégés selon l’Ocha, le double selon Siege Watch
Hanna (1), ancienne employée de l’ONU à Damas, a été renvoyée en 2012 pour avoir tout de même distribué de l’aide aux civils de Homs, victimes de l’un des premiers sièges du conflit. « À plusieurs reprises, confirme-t-elle, en s’emparant d’une ville, les groupes rebelles ont découvert l’aide de l’ONU stockée dans les casernes de l’armée syrienne. » Reste que, selon elle, « derrière le soutien de façade de certains employés au régime, il y a aussi la peur. Car tous les faits et gestes sont contrôlés. Il suffit de savoir que la femme du vice-ministre des affaires étrangères, Faisal Mekdad, qui délivre les visas aux travailleurs humanitaires étrangers, est employée au bureau du responsable de l’Ocha à Damas, Yacoub El Hillo. »
Dans sa réponse, Stephen O’Brien assure que « l’ONU a demandé sans relâche et sans équivoque la levée des sièges, considérés comme des crimes de guerre utilisés contre la population ». Rien en revanche au sujet de cette autre accusation majeure dont il est l’objet : « Votre équipe a accepté de retirer à la dernière minute, sous requête du régime d’Assad, les mots “siège” et “assiégé” du plan de réponse humanitaire pour 2016 », le document clé autour duquel se réunissent, à Londres, les donateurs pour la Syrie.
L’Ocha y évalue à 486 700 le nombre Syriens vivant dans quinze zones assiégées, dont la moitié tenue par Daech à Deir ez-Zor. Ils seraient pourtant plus d’un million selon Siege Watch, un observatoire créé par The Syria Institute et l’ONG hollandaise PAX. Sur les 56 lieux de sièges que dénombre cet observatoire, seuls deux sont imposés par les rebelles à Idlib, tandis que Deir ez-Zor serait encerclée par Daech et par le régime. « En sous-estimant le nombre de civils assiégés, l’Ocha présente une image déformée de la réalité du terrain », regrette Siege Watch.
« Il manque de tout partout en Syrie »
Comme le souligne Oussama, directeur de l’ONG Choubbak Amal (« Fenêtres d’espoir »), qui distribue chaque jour des milliers de repas chauds dans les zones assiégées de la banlieue de Damas en passant par des tunnels souterrains ou en soudoyant les soldats aux barrages, « rien qu’à Tall, au nord de Damas, on dénombre 800 000 civils assiégés par le régime. Quand il n’y a ni eau, ni électricité publique, ni fonctionnaires, quand les médicaments et la nourriture ne passent pas, quel autre mot employer ? »
Porte-parole du CICR, Dibeh Fakhr veut dépasser la polémique : « Que l’on parle de sièges ou de zones difficiles d’accès, il manque de tout partout en Syrie, se désole-t-elle. Délivrer de l’aide est long et complexe, il faut parfois traverser des dizaines de barrages de groupes armés de différentes obédiences et, avant cela, avoir obtenu l’accord de tous les partis en présence, en Syrie et en dehors. Ces négociations peuvent prendre des mois. »
Article publié le 3 février 2016 dans le journal La Croix.
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