Niamey: petites scènes de guerre quotidienne

 

Le soir à Niamey, lorsque le vent redonne un second souffle aux poumons ensablés et dilatés de chaleur, la parole revient comme une cascade, fraîche et incontinente. On revient en détail sur la journée en dégustant une Bière Niger, surnommée «conjoncture», car il y a quelques années, la quantité contenue dans une bouteille a augmenté sans en faire varier le prix. Un détail autant apprécié qu’une victoire armée….

Hier soir, au cours du débriefing quotidien, un ami américain notait que Niamey ressemble plus à un énorme village qu’à une capitale. Plusieurs aspects font que la ville n’a rien de comparable avec Nairobi, Dakar ou Abidjan: de l’absence de lampadaires et de routes asphaltées à l’omniprésence de bicoques et de huttes de paille. La meilleure manière de déambuler dans un village, c’est de passer par ses ruelles, et de s’orienter au gré des rencontres.

Et ces derniers temps, on ressent une sorte de clameur silencieuse à chaque coin de rue. Chaque jour, les habitants de Niamey ont vu défiler un cortège militaire, croisé un soldat en partance pour le Mali sur sa moto, la valise sur le porte-bagage, ou vu filer des pick-up remplis d’hommes armés et habillés en vert et marron sur les rares routes asphaltées. A quoi pensent-ils ? Sont-ils fiers ou inquiets?

Crédit photo : Emmanuel Haddad

Il y a de quoi être fier, tant ces pick-up sont rutilants, ces hommes costauds, le dos droit, les armes bien astiquées, les habits propres. Qu’ils sont loin de nos maris en guenilles qui vendent les poulets au marché! Ils déteignent du paysage, ces beaux soldats qui vont à la mort le sourire aux lèvres. Et pourtant, leur passage interrompt des scènes de combat quotidiennes, des luttes impitoyables et silencieuses qui sont souvent perdues, mais perdurent assez longtemps pour que quiconque regarde puisse saluer le courage et la ténacité de ces autres guerriers, les petits soldats urbains. On croise le talibé, écuelle en main, planté toute la journée sous un soleil de plomb au feu rouge pour gagner de quoi la remplir; les femmes qui préparent les beignets et l’igname pour tout le quartier à même le sol ensablé…

Et puis il y a Digué. Un énorme camion transportant des combattants nigériens et tchadiens stationne devant un garage dans la rue des artisans touaregs. Le garage est tenu par un Libanais, qui regarde de ses yeux soudain brillants les gaillards descendre de l’arrière du camion, pénétrer dans son hangar et repartir les bras chargés de vivres qui serviront à ravitailler les troupes déjà présentes au Mali. «Hier, un autre camion est venu prendre du carburant. C’est avec ce garage que l’armée a passé un contrat pour l’approvisionnement des troupes. Ils auront besoin de tous ces vivres quand ils seront dans la brousse au Mali», commente Digué tandis que les soldats défilent avec des cartons recouverts de l’inscription «miettes de thon».

Digué a perdu un bras, mais pas à la guerre. Il tend une écuelle bicolore et fait la manche comme tant d’autres enfants de rue de Niamey. Mais il n’est pas aveugle. «Tiens, c’est l’ambassadeur du Tchad.» «Comment tu sais?» «Regarde sa plaque, et puis, je l’ai déjà vu», sourit-il en montrant un homme en costume à l’arrière d’une Mercedes noire, oiseau rare dans le quartier. Digué n’est ni informateur, ni infirmier, ni soldat pour le Niger. Il n’aura pas de médaille ni de solde extravagant payé par l’ONU.

En le voyant arriver au niveau des énormes biceps des soldats tchadiens propres et affûtés, je me demande si la guerre qu’il mène dans le grand village de Niamey n’est pas déjà assez dure à gagner pour aller en mener une autre dans le désert malien.

Je le quitte, entouré de talibés, sachant qu’il sera au même endroit demain et les jours qui suivent. Ici, l’armée, comme la migration, est aussi un moyen d’échapper à l’enlisement. En le saluant de loin, les mots du journaliste Fabrizio Gatti, qui raconte son périple sur la route des migrants clandestins à travers le désert du Sahara dans «Bilal sur la route des clandestins», me remontent en mémoire: «Bouger ou succomber. Et ici succomber ne signifie pas nécessairement mourir. Il y a pire que la mort: il y a une vie de privations. D’aumônes.» Scènes de guerre au Sahel. Quelle guerre?

 

Crédit photo : Emmanuel Haddad

Chronique publiée sur le journal suisse indépendant Le Courrier, samedi 16 février.

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