Couvre-feu à Niamey
Passé dix-neuf heures, seuls les phares des taxis éclairent les visages des habitants de Niamey. Le Niger, qui fournit un tiers de l’uranium nécessaire à faire briller les ampoules françaises, est plongé dans une obscurité qui empêche son développement. Reportage au fil des nuits.
Une paire d’yeux brillants trace deux rais de lumière dans la nuit de Niamey. Les traits lumineux sont cahotants, ils se balancent au rythme des chocs des amortisseurs du véhicule qui les projette contre les dépressions de la route en latérite. à mesure que les yeux mécaniques se rapprochent, un paysage se dessine dans la nuit: des cahutes de paille à gauche, construite devant une maison en banco, un enfant assis au milieu de la route, qui se lève au dernier moment et court vers sa mère avant de finir sous les roues de la voiture. Alors le conducteur peut poursuivre son chemin, la scène disparaître et Niamey retomber dans l’obscurité.
L’obscurité. C’est la première chose qui frappe en pénétrant dans la capitale du Niger. Au cours des manoeuvres d’atterrissage de l’avion, les yeux endormis du voyageur ne sont pas éblouis par un océan de lumière quand il colle son front contre le hublot, au sortir des nuages. Le peu d’ampoules allumées dans la ville semblent ne composer qu’une piste d’atterrissage. L’Etat sahélien a beau partager 821 kilomètres de frontière avec le Mali en guerre, le couvre-feu apparent ne résulte pas d’une décision sécuritaire mais d’une absence de moyens énergétiques.
Exaspérantes interruptions
Les coupures d’électricité sont une vieille rengaine nigérienne. Chaque année, plusieurs articles de journaux relatent ces interruptions, imprévisibles et à répétition, qui exaspèrent tant les Nigériens urbains, attirés par les affiches publicitaires de la compagnie de téléphonie française Orange leur annonçant les merveilles de l’internet 3G. Les coupures sérieuses débutent toujours à la même période, après la saison froide, vers le mois d’avril. Là, les plus chanceux allument leur climatiseur, les autres leur ventilateur et tous tentent d’oublier les 48 degrés à l’ombre. Jusqu’à la coupure. Une fatalité. Car le Niger importe 80% de son électricité de chez le géant voisin, le Nigéria, et ne dispose que de peu de ressources en cas de panne à Abuja. Une centrale au diesel qui produit 12 mégawatt par heure (MWh) depuis Goudel, un quartier de Niamey, une autre au charbon au nord du pays, qui offre 37 MWh. Au total, 75 MWh, selon le bilan énergétique du Niger en 2003. En comparaison, la France, l’ancienne puissance coloniale, huitième producteur d’électricité au monde, produit 541,4 térawatts par heure (TWh) en 2012, soit 564 millions MWh. Aujourd’hui, le Niger est loin d’avoir rattrapé la France. Trois projets de centrales thermiques sont en cours pour ajouter entre 400 et 1200 MWh au réseau électrique nigérien. «Mais ce ne sont que des paroles pour l’instant», avertit Moustapha Kadi, président du Collectif des organisations pour la défense du droit à l’énergie (Coddae). «Le projet de centrale hydroélectrique a déjà un an de retard. Quant au projet de centrale thermique au charbon, qui doit être implantée dans la région de Tahoua, seule l’étude d’impact a été validée pour l’instant.» La saison chaude qui s’approche sera une fois encore égrenée de coupures électriques dans les villes. Des villes sans éclairage public, ou presque, ce qui rend la circulation nocturne très dangereuse, pour peu que le phare avant d’une moto soit défaillant ou qu’un bambin s’écarte des jupes de sa mère pour aller jouer au milieu de la route.
A la tombée de la nuit, les habitants de Niamey se concentrent donc sous les rares ampoules qui percent l’obscurité, accompagnés de nuées de moustiques. Une bicoque qui sert l’encas du soir, celle qui suit la prière de 20 heures, est annoncée par un néon blanc, placé au-dessus d’une rangée de marmites qui abritent le riz et sa sauce feuille. Le néon suivant éclaire un alignement de brochettes à la viande mijotant dans de l’huile, sur une grande poêle chauffée au charbon. Autour des cercles de lumière composés par les ampoules orphelines, la convivialité redouble, comme si la peur du noir rendait les Nigériens plus solidaires. Mais tous les fast-food nocturnes n’ont pas d’électricité pour vanter leurs délices. Certains doivent se contenter des flammes qui s’échappent du charbon sous la marmite et de l’odeur des mets pour s’annoncer aux clients potentiels. D’autres commerces éclairent leur marchandise à la lampe de poche. De loin, les marchands ambulants ressemblent à des lucioles géantes. Plus on se rapproche d’eux, mieux on devine leur brouette contenant des cigarettes, des médicaments importés du Nigéria, d’Inde ou de Chine, des prises électriques, etc. Le tout éclairé par une lampe… fabriquée en Chine.
Le Niger est l’un des pays au monde où la consommation d’électricité est la plus faible. Pour donner un ordre d’idée, elle était de 465 gigawatts par heure (GWh) en 2003, contre 57400 GWh en Suisse en 2007. Des chiffres qui affligent Moustapha Kadi. Mais
le vice-président de l’ON G Droit à l’énergie, dont le Coddae est l’antenne au Niger, ne se prive pas de les compléter par d’autres statistiques encore plus alarmantes: «Le taux d’accès à l’électricité au niveau national ne dépasse pas les 10%. Dans les zones rurales, il est ambitieux d’avancer le chiffre de 2%», lâche-t-il. Or, 83,3% de la population au Niger vit dans ces zones rurales, selon la Banque mondiale. «Tous ces habitants vivent dans le noir, la chaleur et l’insécurité, dit le militant du droit à l’énergie. à Tahoua, dans mon village d’origine, on se couche à 20 heures et on trouve ça normal, alors qu’ici à 20 heures, je commence à travailler et mes enfants à lire leurs cahiers scolaires.» Un des nombreux exemples utilisés par le quinquagénaire pour illustrer à quel point accès à l’électricité et développement sont liés. Il est difficile d’imaginer un quotidien sans électricité pour quelqu’un qui a grandi les yeux scotchés devant le téléviseur et les oreilles collées à un téléphone. Moustapha le devine et sort un exemple de son cru: «Certains villageois doivent parcourir quinze kilomètres pour aller charger leur portable. Ils mettent de l’argent en commun pour louer une moto
et payer le commerçant, qui leur demande une fortune pour recharger leur batterie.»
Après ce genre d’anecdotes, il est difficile de se faire à l’idée que le Niger est le quatrième pays producteur d’uranium au monde, que cet uranium alimente un tiers des réacteurs nucléaires en France, où 80% de l’électricité provient de l’énergie nucléaire. Pour Moustapha Kadi, c’est surtout dur à avaler: «Il faut que les Français prennent conscience que la France a beaucoup exploité ses anciennes colonies et qu’il faut y mettre fin.» Car l’exploitation de l’uranium du nord du Niger par des compagnies étrangères se poursuit. Le potentiel uranifère du Niger est stratégique dans un monde où le pétrole se fait rare. Dès les premières heures de son intervention au Mali, la France a envoyé des forces spéciales pour protéger le site minier d’Areva situé à Arlit, au nord du pays. Les centrales fournissent à la France 404,9 TWh. Un tiers de cette énergie d’origine nucléaire est créée à partir de l’uranium nigérien (soit 1 786 666 fois plus que la production annuelle d’électricité au Niger, ndlr).
Ecart entre la loi et la réalité
A la société à capital public français Areva, qui détient un quasi monopole sur les ressources uranifères du Niger, se joignent peu à peu des compagnies nucléaires chinoises, canadiennes et autres, pour extraire le précieux minerai. Mais à l’heure actuelle, les Nigériens
n’ont pas vu la moindre ampoule locale éclairée grâce à l’extraction du yellow cake enfoui sous leurs pieds. Pourtant, l’article 147 de la Constitution de la VIIe République du Niger est clair: «L’État s’attèle à développer son potentiel énergétique en vue d’atteindre la souveraineté énergétique, l’accès à l’énergie et à bâtir un secteur industriel, minier, pétrolier et gazier dynamique et compétitif, orienté vers la satisfaction des besoins nationaux et des exigences du développement.» Cet écart entre la loi constitutionnelle et la réalité tient en trois points, selon M. Kadi: «Le manque de responsables politiques conscients de l’ampleur du problème. L’absence de révision des contrats qui nous lient aux sociétés minières, car après tout, ce n’est pas la Bible ou le Coran! Et le fait que chaque fois qu’un de nos dirigeants se soulève contre les intérêts d’Areva, il est chassé du pouvoir. C’est arrivé avec Hamani Diori (premier président nigérien, ndlr), puis avec Tandja (président de 1999 à 2010, ndlr)», avance-t-il sans sourciller.
Ces derniers temps, l’Etat nigérien s’en est pris ouvertement à Areva pour le retard pris par la société française pour l’ouverture de sa nouvelle mine d’uranium à Imouraren, déjà présentée comme la plus grande mine d’uranium à ciel ouvert d’Afrique. Mais la compensation budgétaire de 35 millions d’euros promise par Areva à l’état nigérien, en janvier 2012, devrait calmer les ardeurs du gouvernement de Mahamadou Issoufou. Avec l’exploitation de la mine d’Imouraren, repoussée à 2015, le Niger compte devenir le deuxième producteur d’uranium au monde. Mais rien ne dit que les habitants de Niamey y verront plus clair une fois passée la prière de 19 heures. Evènement majeur de la vie quotidienne de cette société à plus de 95% musulmane, la prière se passe souvent dans le noir, une fois la nuit tombée. En cherchant son chemin sur les routes de latérite de la capitale de 1,3 million d’habitants, il n’est pas rare d’entendre des murmures aveugles qui, au fur et à mesure, s’avèrent être des croyants en train de psalmodier des versets du Coran dans le noir total, ou sous une faible lumière. Lire le Coran dans ces conditions tient du miracle. Un autre exemple anodin de l’utilité de l’électricité pour les nombreux citoyens du monde qui ne conçoivent pas de vivre sans. La lecture. Après le coucher du soleil, il est rare de trouver des lieux publics où l’on puisse lire à Niamey.
Si l’électricité est un luxe réservé à un petit nombre au Niger, toutes les activités qui en découlent, de la lecture à l’absorption d’informations télévisées, sont de facto refusées à 90% de la population. D’autres éléments disparaissent aussitôt du quotidien, comme le micro-onde ou le frigidaire. Et dans un pays fréquemment touché par des crises alimentaires, l’absence de lieu permettant de conserver les aliments peut s’avérer tragique. «On peut penser qu’il y a d’autres priorités que l’accès à l’énergie au Niger, un pays frappé par des situations récurrentes de famines, de sécheresses et d’inondations. Mais l’électricité est un besoin vital, estime Moustapha Kadi. Sans électricité, pas d’industries. Les inégalités d’accès sont à l’origine des différences de développement entre un Nigérien et un Français. Ce dernier peut surfer sur Internet, prendre le TGV et le métro; autant de services refusés au Nigérien lambda», ajoute-t-il. Raison de plus, pour ce militant, de prendre au mot un autre extrait de la Constitution, l’article 148, qui précise: «Les ressources naturelles et du sous-sol sont la propriété du peuple nigérien.»
Avec le soutien financier de la fondation Areva, la Coddae a installé un réseau électrique dans les quartiers reculés de la ville d’Arlit, la cité minière où Areva extrait l’uranium nigérien avant de l’envoyer en France pour être enrichi. «Pour moi, il ne s’agit pas de demander de l’argent à la France. Je considère que cet argent revient d’office aux Nigériens et qu’il doit servir à leur développement.» La nuit tombe. à l’extérieur des locaux de la Coddae qui jouxtent la centrale de Goudel, des ombres pénètrent ça et là dans le champ visuel. Ce sont les Nigériens qui osent perturber le couvre-feu imposé par l’absence d’éclairage public. Leurs silhouettes furtives se dessinent grâce aux phares des taxis, puis disparaissent aussitôt. La nuit sans lumière donne à leur existence quelque chose de vulnérable, d’éphémère. Comme si leur vie pesait moins que celle des citoyens bien éclairés sous les lampadaires. Comme si, en l’absence d’électricité, ils devenaient peu à peu invisibles aux yeux du reste du monde. Jusqu’au passage du prochain taxi.
Reportage publié sur le bimensuel suisse indépendant La Cité le 8 mars 2013.