Les indignés entre réforme et révolution

Après son succès initial, le mouvement cherche à se construire une pérennité et une méthode.

Où partent les indignés espagnols cet été ? Fatigués de camper sur le bitume, certains vont substituer le slogan « Toma la plaza » par « Toma la playa ». Nouvelle campagne aux accents écolos, les cibles de cette indignation estivale sont des symboles de l’urbanisation du littoral comme le Palmar de Cadiz (un complexe touristique à 500m de la mer) ou l’hôtel Algarrobico à Almeria (un hôtel de 22 étages situé dans un parc naturel).

D’autres préfèrent s’adonner à la randonnée pédestre. Depuis le 26 juillet, un groupe d’indignés a quitté Madrid pour Bruxelles. Arrivée prévue le 8 octobre après une pause le 17 septembre à Paris, jour où les indignés new-yorkais devraient envahir Wall Street. Derrière ces nouvelles formes de mobilisation, une même volonté de poursuivre le mouvement autrement avant la rentrée marquée par une manifestation internationale annoncée le 15 octobre. Et après ? Si le mouvement survit à la rupture estivale, peut-on prévoir son évolution à long terme ?

« Les indignés inaugurent un nouveau cycle politique tant pour la société que pour les structures représentatives, dans le sillage des nouveaux mouvements globaux », annonce Angel Calle Collado dans une tribune publiée sur le quotidien espagnol Público. Mais selon ce professeur de sociologie engagé dans le mouvement « Toma la plaza » à Cordoba, le mouvement émergent n’échappera pas à certains dilemmes : « Comment construire des coordinations fluides entre les divers éléments qui composent le mouvement ? Comment gérer les pressions internes et externes sans user l’horizontalité et la porosité du 15M? Comment incorporer des dynamiques concrètes pour maintenir la tension militante? Quelles relations entretenir avec les « vielles formes » d’organisation politique ? », se demande-t-il.

A circonstances inédites, nouveaux critères d’analyse

Le mouvement des indignés a trois têtes et d’autres pourraient pousser. A l’entité « Democracia Real Ya » s’ajoute l’activisme de « Toma la plaza » et des luttes contre les expulsions de logement. Et depuis qu’ils ont levé les acampadas des places publiques, les indignés nourrissent les assemblées de quartier des grandes villes espagnoles.

Ce qui fait dire à Luis Blanco, leader de l’Intersyndicale Alternative de Catalogne (IAC) que le mouvement tangue entre réforme et révolution: « On a d’un côté la volonté de transformation sociale avec des slogans comme  » Ce n’est pas une crise, c’est le système  » ( » No es una crisis, es el sistema « ), et de l’autre des propositions concrètes plutôt réformatrices comme l’impôt sur les transactions financières ou la  » dacion en pago  » (une réforme législative qui permettrait aux ménages de rembourser la totalité de leur hypothèque avec la vente de leur logement. A l’heure actuelle, les banques exigent des ménages qu’ils continuent à rembourser leurs dettes même après avoir vendu leur logement, ndlr) », dit le syndicaliste.

Combien de temps peut-on concilier les deux ? « On ne sait pas sur quoi va déboucher le 15M, mais il est fondamental qu’il maintienne sa méthodologie d’action, basée sur la décision collective et horizontale. Sur ce plan, l’apprentissage est permanent. Les militants plus expérimentés n’ont pas à imposer de grille de lecture. » Thomas Coutrot, vice-président d’Attac France, insiste aussi sur la nécessité de conserver l’essence du mouvement coûte que coûte : « Il ne faut pas retomber dans les ornières des formes politiques traditionnelle, où la parole est confisquée par quelques-uns, prévient-il. Mais il faudra trouver une traduction institutionnelle. On ne peut pas rester dans un mouvement de rue uniquement contestataire pour changer les institutions. »

D’ailleurs, « l’autre monde possible » des altermondialistes de 2001 n’est-il pas le même que celui qu’appellent les indignés de leurs vœux dix ans plus tard ? « Il y a certainement une filiation d’idées dans le constat commun de la crise de la démocratie et de la confiscation par l’élite politique et économique qui décrète que le seul horizon politique en vigueur est celui des marchés, admet Thomas Coutrot. La forme de mobilisation spontanée, horizontale et l’absence de porte-parole sont inspirés du mouvement altermondialiste. Mais les indignés vont plus loin. » Les indignés se différencient dans les circonstances de leur naissance. En 2001, quand Attac parle d’altermondialisme pour la première fois, la crise économique ne touche que l’Argentine, pas l’Europe. Dans le rapport à la violence aussi. Là où les altermondialistes étaient partagés entre une branche plus pacifiste que l’autre, les indignés font tout pour éviter le rapport de force. Dans l’humour et l’originalité des initiatives : les indignés « ne sont pas anti-système, c’est le système qui est contre eux. » Et surtout dans l’éclectisme idéologique et générationnel du mouvement.

Alors quand on demande à David, spécialiste en marketing et engagé dans la commission communication de l’acampada de Barcelone, s’il qualifie plus le mouvement de réformateur ou de révolutionnaire, il répond forcément à côté : « Je préfère parler d’évolution. L’idée est d’aller au-delà de ce que nous connaissons et de créer quelque chose de nouveau parce qu’il a été démontré que ce qui a été fait jusqu’ici ne marche pas. »

Une récupération, quelle récupération?

L’activiste de 32 ans souligne autant l’échec du système que des entités censées représenter une alternative. En Espagne et en Grèce où le mouvement a le plus d’écho, les gouvernements socialistes ont été critiqués tant pour leurs politiques d’austérité que pour la corruption de leurs dirigeants. Le premier ministre socialiste espagnol vient d’appeler à des élections anticipées le 20 novembre (jour de la mort de Franco et du créateur de la Phalange José Antonio Primo de Rivera, ndlr) où selon le Centre d’Investigations Sociologiques (CIS), le parti populaire de Rajoy remporterait 43,1% des voix contre 36% pour les socialistes. Dans ces conditions, ne pourraient-ils pas carrément créer un parti pour relancer la gauche, à l’heure où 79% des citoyens soutiennent les propositions des indignés selon une étude de Metroscopia pour El Pais ?

« Je pense possible que demain, il se créé un certain type de parti politique, répond Ignacio Escolar, journaliste fondateur du quotidien Público. Mais à court terme, cela me paraît peu envisageable car les personnes impliqués dans les assemblées et dans le mouvement « Democracia Real Ya » ne sont pas dans cette démarche. Ils voient plus leur rôle comme celui d’un groupe de pression citoyen sur les partis pour peser sur l’agenda politique. Mais sans penser à devenir leader de cette masse citoyenne. »

Même opinion du côté de Joseph Stiglitz, le prix Nobel d’économie de passage au premier Forum Social des indignés lundi 25 juillet : « Il est important qu’ils maintiennent le mouvement politique mais qu’en parallèle, ils donnent une place au plan analytique », a-t-il affirmé sur Público, avant d’ajouter que cela ne devait pas «nécessairement» passer par la création d’un parti politique : « Tout dépend de comment réagit la scène politique. »

Le dilemme que les indignés se posent quant à leur relation aux « vieilles formes » politiques et syndicales ne dépend donc pas que d’eux. On attend de voir comment le système politique va réagir face à cette nouvelle voix qui refuse tout type de catégorisation. Là-dessus, les citoyens espagnols y croient moins. Selon le baromètre du Cabinet d’Etudes Sociales et de l’Opinion Publique (GESOp), 68,5% d’entre-eux sont persuadés que les partis ne feront pas le moindre cas des indignés. Pourtant, « les partis ne peuvent pas se permettre de ne pas leur prêter attention », prévient une journaliste d’El Pais. « A court terme, le 15M peut faire augmenter le vote blanc, mais il n’aura pas d’influence réelle sur les élections, estime Luis Blanco. Après, en fonction de la manière dont le probable gouvernement Rajoy se positionne, ça peut changer. Et les partis de la gauche parlementaire pourraient opter pour le soutenir plus… D’ailleurs, ça commence déjà… »

Un parti aurait en effet bien du mal à se dire ouvertement contre le mouvement des indignés aujourd’hui, même si son slogan principal est « no nos representan » (« ils ne nous représentent pas »). Résultat, « que ce soit les partis de gauche ou de droite, tous essaient d’inclure les idées du 15M, précise Ignacio Escolar. Le candidat socialiste Rubalcalba en a reprises beaucoup, même si ce n’est pour l’instant qu’un discours de façade. Mais ça signifie que les idées du 15M se sont diffusées dans la société. Et pour les partis à la gauche de la gauche comme Izquierda Unida (IU) ou les Verts, l’attention va beaucoup plus loin car ils sont conscients que 90% ou 100% de leur électorat sont des sympathisants des indignés. »

« Si le mouvement meurt, un autre prendra sa place »

Une chose est sûre pour le journaliste espagnol, les indignés ont déjà fait bouger les lignes. « Le mouvement des indignés a réussi à amener sur la place publique des thèmes dont jusque-là personne ne s’intéressait vraiment: la question de l’absence d’alternance politique, celle de la réforme de loi électorale, le drame de l’endettement à vie des familles sous le coup de l’hypothèque. »

Les mouvements sociaux espagnols aussi sont à jamais bousculés. « Le 14 mai, la veille du 15M, les syndicats avaient réunis 50.000 personnes, soit cinq fois plus que le lendemain. Désormais, le rapport des forces est inversé : le 19 juin, 200.000 personnes sont descendues dans les rues de Barcelone à l’appel des indignés. Deux jours plus tard, la mobilisation de la Confédération Européenne des Syndicats a rameuté 500 personnes… », sourit le syndicaliste, bien content d’être plus proche des indignés que des syndicats majoritaires qui ont participé à cette marche ridicule. Il évoque les dissensions internes au sein des deux grands syndicats (UGT et CC OO), incapables de se mettre d’accord sur la relation à établir avec le mouvement citoyen.

Quel que soit l’avenir du 15M, «la plus grande erreur de tous ceux qui cherchent à l’enterrer est de croire que ces protestations peuvent disparaître avant que les causes qui ont provoqué leur naissance aient été résolues », écrit Ignacio Escolar sur son blog politique, le plus lu en castillan. « Même si le 15M finissait par perdre le soutien populaire dont il jouit, un autre mouvement viendrait prendre sa place. »

Quant à savoir si le mouvement peut s’internationaliser, difficile à dire sur quoi va déboucher la marche populaire qui s’achèvera à Bruxelles le 8 octobre, date à laquelle ils livreront aux eurodéputés leurs revendications « globales ». Le fait que des Allemands d’Aquisgrán (à la frontière avec la Belgique) se joignent à la fête, ainsi que des Français partis de Toulouse et de Paris, n’augure pas encore la naissance d’un mouvement européen structuré. L’appel des indignés américains à inonder Wall Street de « tentes, cuisines et barricades » le 17 septembre n’annonce pas non plus la promesse d’un soulèvement mondial. Mais pour Thomas Coutrot, la protestation espagnole a bien une saveur européenne, car « les racines des mouvements espagnol et grec sont présentes dans toutes l’Europe. La crise de la dette va s’étendre et atteindre d’autres pays qui appliquent le même type de restrictions budgétaires. »

Entre les Cassandres du 15M et celles des finances européennes, les paris sont ouverts.

Cet article a été publié sur Slate.fr le 7 août 2011

photos : ©Emmanuel Haddad

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