De la lutte anti-Hadopi espagnole aux Indignados : le coup d’Etat générationnel

 

… Ou comment défense d’un Internet libre, mise au jour d’un massif détournement de fonds par la SACD espagnole et mouvement des Indignés se retrouvent liés.

 

« On estime le détournement à environ 400 millions d’euros. » En Espagne, les dirigeants de la société de gestion des droits d’auteurs (SGAE, sorte de SACD espagnole) sont inculpés pour détournement de fond dans un jugement historique rendu grâce à l’action d’associations d’internautes. Tout est parti d’un avocat barcelonais qui a décidé que l’heure était au grand nettoyage.

« C’est un coup d’Etat générationnel. Les jeunes, vous allez prendre le pouvoir et tous nous mettre à la retraite. » Chez lui, rue Còrsega à Barcelone, Josep Jover évoque le mouvement des Indignés avec la même fougue qu’il revient sur son succès judiciaire contre la société de gestion des auteurs et éditeurs (SGAE). Car tout est lié.

L’avocat qui a fait tomber Eduardo Teddy Bautista et sa clique est aussi le coordinateur de la commission juridique de l’acampada de Barcelone. Pour rejoindre l’antre de cet avocat qui a auparavant travaillé comme médiateur dans les conflits sociaux, on passe devant une vitrine de la Banca Civic sur laquelle on peut lire :

« Qu’ils me disent combien ils gagnent avec ma thune » (« que me digan cuanto ganan con mi pasta »)

 

Contre le canon, le droit

Josep Jover n’a pas attendu la crise qui pousse un jeune Espagnol sur deux à pointer au chômage pour donner raison à l’indignation.

Dès 2004, il a pris la défense d’une petite boutique de jeux vidéo de Barcelone, Padawan, contre la loi du « canon digital » (« redevance numérique »), ancêtre de la loi Sinde (votée en février 2011, cette loi vise à lutter contre la piraterie sur Internet avec la même stratégie répressive que la loi Hadopi en France).

La compensation équitable, ou « canon digital », permettait à la société de gestion des auteurs et éditeurs de toucher de l’argent sur chaque vente dédiée à la copie privée. Une taxation ruineuse pour les professionnels du secteur. « En cinq ans, plus de la moitié des boutiques d’informatique ont fermé en Espagne, résume Josep, car ce « canon » triplait le prix de chaque DVD vierge, et un marché informel s’est développé au détriment des vendeurs qui jouaient le jeu. » C’est devant le tribunal de l’UE que l’avocat a finalement obtenu gain de cause en mai 2010. Une victoire sur tous les fronts. L’instance juridique européenne a défendu la possibilité pour toutes les entreprises et les professionnels d’utiliser du matériel de reproduction numérique s’il sert à d’autres fins que la copie privée.

En outre, le verdict requiert le remboursement du « canon digital » de manière rétroactive. « On parle de 1.200.000 euros que devrait assumer l’Etat si la SGAE n’en est pas capable. »

 

400 millions d’euros détournés

La SGAE. Cet organisme dont le fonctionnement obscur vient d’éclater au grand jour grâce à une action en justice menée par… Josep Jover. Tout est lié on vous dit. Après son succès sur le « canon digital » qui fait désormais jurisprudence en Espagne, il a été contacté par la Guardia civil pour enquêter sur la SGAE et peu à peu, la boîte de Pandore s’est ouverte :

« Nous avons calculé qu’environ 400 millions d’euros avaient été détournés. »

Les délits ont depuis été rendus publics par le tribunal d’instance national. José Luis Rodríguez Neri, directeur de la SDAE, la branche numérique de la SGAE, exerçait une activité parallèle chez Microgénesis, une « entreprise fantôme » qui a reçu plusieurs millions d’euros de la première. Le juge du tribunal d’instance Pablo Ruz l’a condamné à 300.000 euros d’amende, assorti de prison conditionnelle.

Teddy Bautista, directeur de la SGAE, aurait « autorisé, consenti, et aussi impulsé » la fraude selon l’acte du juge rendu public dans la nuit du 5 juillet. Il risque jusqu’à dix ans de prison et tous (à Bautista et Neri, il faut ajouter María Antonia García Pombo, femme de Neri, Rafael Ramos, directeur de Microgénesis, condamné à une amende de 150.000 euros. Ils sont tous accusés de délit d’appropriation abusive, d’administration frauduleuse, de délit d’entreprise dans le cas de Neri et Bautista, et de soulèvement de fonds pour Ramos) se voient interdire la sortie du territoire espagnol. Le 6 juillet, Bautista a été relevé de ses fonctions. Désormais, c’est une personnalité « extérieure et indépendante » qui assurera la direction de la SGAE, assisté d’un conseil d’administration de cinq membres.

Un lobby citoyen sévit en Espagne

Un coup de massue vient d’être asséné aux défenseurs d’un Internet soumis à la gourmandise des maisons de disque et des multinationales, et c’est un ancien chanteur de pop qui l’a donné. Non, Josep Jover ne chante pas. C’est Teddy Bautista qui poussait la chansonnette sous l’ère de Franco, avant de s’engager dans la SGAE, et c’est lui qui a dès le début tiré dans les pattes des défenseurs de l’Internet libre. « Lui et la SGAE ont été le moteur des initiatives législatives comme le « canon digital » et le châtiment implacable aux vendeurs de copie pirate », se souvient un éditorialiste d’El Pais qui a justement titré son portrait de l’inculpé « La double vie de Teddy Bautista ».

Derrière cet acte de justice, on retrouve non seulement Josep Jover, mais aussi toute la société civile espagnole, engagée dans la défense des droits numériques et politiques. Dès 2004, tous les défenseurs des libertés numériques étaient derrière Padawan. « On retrouvait les associations de défense d’Internet déjà existantes comme l’Association des utilisateurs d’internet (Asociación de Usuarios de Internet); les groupes créés pour lutter contre le « canon digital », comme l’Association espagnole des PME de l’informatique et des nouvelles technologies (APEMIT) que j’ai créée, souligne Josep Jover. Enfin, tous les utilisateurs et professionnels qui se sentaient marginalisés par cette loi: ingénieurs, informaticiens, boutiques de jeux vidéo… »

Or c’est ce même regroupement de citoyens, ce «lobby» –«parce que contre le lobby des sociétés de gestions, il manquait un contre-lobby», précise l’avocat derrière sa barbe grisonnante– qui sont à l’origine du bras de fer juridique contre la SGAE. « Nous avons lancé une première dénonciation en 2007, puis en février de cette année. Bautista avait alors menacé de nous poursuivre pour diffamation. »

Ce lobby créé contre les lobbies, on le retrouve derrière l’opposition à la loi Sinde, derrière le mouvement #nolesvotes et derrière « Democracia Real Ya ». Ces derniers sont la sève du mouvement des Indignés qui a débordé la politique traditionnelle par son organisation spontanée, horizontale et non partisane.

« A partir de la loi Sinde, le regroupement d’associations et de groupes a éclaté. Une branche s’est lancé dans l’action politique, ça a débouché sur les indignés. L’autre a continué à travailler au niveau technologie et internet. Ce qui a débouché sur l’inculpation de Teddy Bautista. »

Et sur une attaque en règle contre ce qu’il considère sur son compte Twitter comme «le dernier syndicat vertical franquiste». Twitter, qu’il continue d’alimenter en attendant le verdict final du tribunal d’instance, histoire de nourrir le coup d’Etat générationnel en cours.

Cet article a été publié le 07 juillet 2011 sur Slate.fr

photo de Une : (cc)Mataparda/flickr ; illustrations dans le texte : (cc)elkokoparilla/flickr

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