Exhumer la mémoire

Après quatre décennies de démocratie, les crimes du régime fasciste demeurent impunis. Dans une Espagne parsemée de fosses communes, les familles se mobilisent pour exhumer les restes des victimes.

En cette matinée d’avril à Malaga, la ballade de bord de mer est envahie par les joggeurs; des corps lascifs entretiennent leur bronzage sur la plage contiguë, où le bruit des vagues est recouvert par le cri joyeux et innocent d’enfants querelleurs. Là, à l’entrée d’un tunnel où passait jadis un train, une pancarte détonne: «Lieu de mémoire démocratique d’Andalousie. Route Malaga-Almeria. En souvenir et hommage aux milliers de victimes des troupes espagnoles mutinées et de leurs alliés étrangers, qui vécurent en février 1937 l’un des exodes civils les plus importants de notre histoire contemporaine.»

C’est tout. Pas un mot de plus sur ce que les habitants de cette ville andalouse nomment «la débandade», dont Francisco Zugasti, cofondateur de l’Association pour la récupération de la mémoire historique de Malaga (ARMH) en 2003, rejoue la scène: «Il faut imaginer que la montagne était alors accolée à la rive, où femmes, enfants et vieillards de Malaga et des villages alentours fuyaient par milliers et étaient fauchés depuis la mer par les tirs des navires espagnols (fascistes insurgés, ndlr) longeant la côte et depuis le ciel par les avions italiens et espagnols.»
En ce 8 février 1937, entre 3000 et 5000 civils sont assassinés, leurs corps enterrés dans des fosses communes éparpillées le long de la route, où ils demeurent jusqu’à aujourd’hui.

Le choix de l’amnésie

La «débandade» de Malaga est l’un des nombreux épisodes de répression sanglante de la guerre civile espagnole, déclenchée par un soulèvement d’une partie de l’armée contre la seconde République en juillet 1936 et suivie d’une dictature liberticide qui s’est poursuivie jusqu’à la mort de Franco en 1975. Depuis, la transition démocratique a choisi de tourner la page, en votant une loi d’amnistie en octobre 1977, surnommée «pacte de l’oubli».

L’amnésie imposée par les autorités a trop bien marché, regrette Francisco: «Quand nous avons créé l’ARMH en novembre 2003, personne ne faisait référence à la mémoire historique ni à Malaga ni nulle part en Espagne. Le mouvement est né des familles des victimes. Même les partis et syndicats de gauche ne faisaient rien, voire empêchaient les démarches des familles, qui mettaient soi-disant en danger l’une des clés de la transition: la loi d’amnistie.»

La querelle des monuments

Tout a commencé sous un «Corte Inglés». Lors de l’érection de ce centre commercial au centre-ville de Malaga en 1975, aux dernières heures de la dictature, des restes humains avaient été aperçus. Au début des années 2000, un parking doit être construit à côté, ce qui met la puce à l’oreille à Cecilio Gordillo, fondateur de la plateforme «Todos los nombres» («Tous les noms») qui a permis d’identifier 97 580 victimes du franquisme en Andalousie, en Extrémadure et en Afrique du Nord. Ce dernier contacte Francisco, qui parvient à imposer des fouilles: «Des restes humains sont bien apparus, mais c’étaient ceux d’un vieux cimetière musulman. C’est alors que José Dorado, fils de fusillé, nous a contactés pour nous dire qu’il fallait plutôt aller voir du côté du cimetière de San Rafael», se souvient-il.

Le cimetière de San Rafael est devenu la plus grande fosse commune exhumée à ce jour en Espagne, avec 4471 corps documentés et 2840 exhumés. Aujourd’hui, plantée au milieu d’un terrain vague destiné à être transformé en parc, une pyramide de marbre de plusieurs mètres de haut commémore la mémoire des victimes, dont les noms recouvrent les parois. Au-dessus de la liste, un incipit: «On peut mourir pour des idées, mais jamais tuer pour elles.»

A Malaga, ce monument est une goutte d’eau dans un océan de stèles à la mémoire des franquistes, rappelle Raquel Zugasti, historienne qui a participé à l’élaboration de la carte des fosses communes des victimes du franquisme dans la région: «La province compte cent trois villages, nous avons identifié des fosses communes dans cinquante-quatre d’entre eux et documenté plus de 7000 victimes du franquisme. Pourtant, dans les cimetières municipaux de nombre de ces villages, des plaques de marbres érigées en hommage aux franquistes portent le message: «Tombés pour Dieu et pour l’Espagne, assassinés lâchement par la canaille marxiste.»

Faire barrage à Vox

A l’instar des nécropoles de Malaga, l’Espagne contemporaine évolue dans deux directions opposées dans la façon de faire face à son histoire violente. D’un côté, les familles des victimes ont créé des associations au début des années 2000 pour exhumer les fosses communes où reposent quelque 150 000 corps sans sépulture. Leur effort a été reconnu en 2007 par la Loi de mémoire historique, qui doit permettre de cartographier et d’exhumer les fosses communes de la guerre civile et de la dictature, et de dédommager les victimes et leurs familles, mais dont les résultats sont faibles. De l’autre, aucun responsable des crimes commis n’a été poursuivi; pire, les rues et les places des villes espagnoles continuent de porter leurs noms, et le monument aux morts national, «El Valle de los Caidos» («La vallée de ceux qui sont tombés»), abrite encore la dépouille de Franco.

«L’Espagne est un pays où non seulement la liberté a été volée pendant quarante ans, mais aussi où la mémoire a été amputée et l’histoire falsifiée», déclare au Courrier Carlos Hernandez. Auteur du livre Les camps de concentration de Franco, une enquête qui identifie 300 camps de travail forcé sous la dictature franquiste au lieu des 118 chiffrés jusqu’ici, il estime «indispensable de rétablir la vérité sur la dictature, en particulier pour faire face à la montée actuelle de l’extrême droite». Le parti Vox, membre depuis janvier de la majorité de droite dirigeant l’Andalousie, vient de remporter vingt-quatre sièges au parlement espagnol, avec entre autres ambitions de supprimer la loi sur la mémoire historique.

Destruction de preuves

A deux pas d’une longue plage de sable envahie de touristes, la terre du cimetière San José de Cadiz, à l’ouest de Malaga, est retournée par une équipe d’archéologues dirigée par José Maria Gener Basallote, qui nous fait visiter: «De ce côté, nous avons trouvé quarante-cinq cercueils de fœtus, parmi lesquels certains étaient vides, ce qui est un indice de cas de «bébé volé»», dit-il, à propos des milliers de nouveaux-nés déclarés morts à leurs mères républicaines et placés dans des familles proches du régime. Une pratique menée sous l’influence du psychiatre Vallejo-Nagera, dont la théorie eugéniste cherchait à identifier un «gêne rouge» dégénéré.

«De ce côté, c’est une fosse commune qui abrite quelque trois cents corps de victimes de la répression perpétrée entre 1936 et 1942 à Cadiz», poursuit-il. «La spécificité ici, c’est qu’il semble qu’il y ait eu intentionnalité de détruire la fosse commune en 1979, en pleine transition.» Des piliers de béton plongés dans les entrailles de la terre ont détruit la moitié du charnier. « Nous pensons qu’ils voulaient cimenter l’ensemble de la fosse et faire disparaître les preuves», explique Martin Vila, conseiller municipal de Cadiz, gouvernée depuis 2015 par une alliance entre Podemos et Izquierda Unida. «Quand nous sommes arrivés au pouvoir, cela faisait dix ans que les familles des victimes demandaient l’exhumation de la fosse commune à la maire, membre du Parti populaire. Notre travail a déjà permis de rendre les dépouilles de deux victimes, Adonisio Exchevarala et Alfonso Lopez Queda, à leurs ­familles.»

Petits-fils et petites-filles

«La vie est injuste. Non, pas la vie; nous, les humains, sommes injustes», souffle Maria Martin de sa voix éteinte au début du documentaire El Silencio de Otros (Le silence des autres) réalisé par Almudena Carracedo et Robert Bahar. Maria mourra avant d’avoir pu offrir une sépulture à sa mère, enterrée sous une route de son village où «les habitants étaient tous avec Franco». Mais au fil du documentaire, qui retrace le combat juridique de plusieurs victimes qui ont osé porter plainte contre leurs bourreaux, sa fille prend peu à peu sa place dans la lutte pour la vérité. Pas découragés par la décision de la Cour suprême espagnole en 2012 de ne pas ouvrir d’enquête sur les crimes du franquisme, c’est devant la juge argentine Maria Servini, au nom du principe de la compétence universelle pour les crimes contre l’humanité, que ces victimes de torture ou proches de disparus forcés ont obtenu l’inculpation de plusieurs responsables du régime, dont l’Espagne a pour l’instant refusé l’extradition pour être jugés en Argentine.

Après la victoire du Parti socialiste dirigé par Pedro Sánchez aux élections du 28 avril, Martin Vila espère un sursaut: «Pedro Sánchez insiste sur la nécessité de déplacer la dépouille de Franco du ‘Valle de los Caidos’1. C’est important, mais la priorité est de financer les municipalités et les associations pour poursuivre l’exhumation des fosses communes», dit-il.

A l’instar de la fille de Maria Martin, de plus en plus de descendants de victimes exigent l’application de ce droit, précise José Maria Gener Basallote: «C’est la grande surprise de ce processus. Les fils ont vécu la répression franquiste et ont préféré se taire pour éviter la vengeance. Les dirigeants pensaient que les petits-fils se désintéresseraient de cette histoire, or ce sont eux qui insistent pour exhumer les corps de leurs aïeuls à Cadiz. Pour eux, c’est une question de droits ­humains.»

Article publié le 20 mai 2019 dans le journal suisse Le Courrier

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