Soldats malgré eux
A l’instar des Traoré, de nombreuses familles issues des quartiers populaires portent en France la lutte contre les exactions policières. Une violence d’Etat qui s’ancre dans une culture coloniale bien vivante.
Les violences policières, pour les proches des victimes présumées, c’est comme un fusil à deux coups, explique Farid el-Yamni, frère de Wissam, un chauffeur de poids lourd mort à 30 ans après son interpellation par la police dans la nuit du Nouvel An 2011 à Clermont-Ferrand. D’abord, il y a le choc de la perte. «Moi j’étais K.-O. technique pendant deux semaines.» Ensuite vient le déni de justice. «On se fait tuer, mais on nous criminalise, on nous enlève la justice, les médias. La victime devient le coupable, et vice-versa.»
Farid n’a vu que deux personnes capables de se relever aussitôt après avoir reçu le premier coup, afin de se battre face au second. «Assa (Traoré, ndlr) et Amal ont la même caractéristique: dès le lendemain, elles se sont mobilisées. Ça m’a choqué, cette capacité à changer de vie du jour au lendemain.»
Filmer pour se défendre
Amal Bentounsi, sœur d’Amine Bentounsi et fondatrice du collectif Urgence notre police assassine, a obtenu la condamnation en appel en 2017 du policier ayant tué d’une balle dans le dos son frère Amine cinq ans plus tôt. En mars 2020, le collectif a lancé l’application «Urgence violences policières» permettant de filmer et d’enregistrer les images des forces de l’ordre pour les utiliser en cas de poursuites judiciaires. L’application est dans le collimateur d’un projet de loi déposé par le député Eric Ciotti fin mai visant à interdire la diffusion d’images de policiers, sous peine d’un an de prison.
Assa Traoré, elle, lutte depuis quatre ans pour obtenir la vérité sur la mort de son frère Adama, décédé le jour de ses 24 ans en juillet 2016, deux heures après son interpellation par trois gendarmes. Les 2 et 13 juin, cette mère de trois enfants qui se dit «soldat malgré elle» a été l’emblème de rassemblements ayant réuni plusieurs dizaines de milliers de personnes dans plusieurs grandes villes de France pour dire non au racisme et aux violences policières.
Farid, lui, a pris plus de temps. «Je faisais confiance au système, je croyais que des policiers ne pourraient pas accepter que leurs collègues commettent un tel acte, que la justice ne pourrait pas laisser passer ça. Il y a eu un mort, des traces de coups, des témoins, des manifestations de soutien avec le maire, des députés… Mais je ne connaissais pas la police et la justice.»
Après avoir subi la technique décriée du «pliage» lors de son interpellation, Wissam est retrouvé le lendemain par ses proches sur un lit d’hôpital, dans le coma, le visage défiguré par les hématomes. Il meurt neuf jours plus tard. Pourtant, l’expertise médico-légale conclura des années plus tard qu’il est mort d’un «cocktail explosif» de drogues et la mise en examen des policiers sera abandonnée.
Farid accuse la police d’avoir antidaté des photos de son frère, la police des polices d’avoir formaté l’ordinateur utilisé pour le faire et la justice de refuser d’écouter des témoins-clés. Pour le prouver, le trentenaire et sa sœur Marwa ont dû se battre, payer des contre-expertises et demander des compléments d’enquête.
Violences de l’intime
Preuves falsifiées, disparition de scellés, expertises mensongères… Toutes les familles de victimes dénoncent les mêmes entraves lors de l’enquête qui suit la mort de leur proche. De quoi détruire la confiance de Farid. «Quand vous voyez votre mère pleurer tous les jours, la justice vous lâcher, c’est dur de ne pas mal tourner. Heureusement, j’ai été bien entouré. Ce n’était pas comme aujourd’hui, on était peu mais terriblement déterminés. Il y avait quelque chose de l’ordre de la foi.»
Sociologue et auteur de La Domination policière, Mathieu Rigouste décrit: «Auprès des familles, il y a des associations et des militants de longue date. Mais si hier, les militants portaient la lutte, aujourd’hui, ce sont en premier lieu les sœurs, les frères et les femmes des victimes. Leurs comités font un travail invisible au quotidien dans les quartiers, au-delà de ce que montrent les médias.» Si les familles sont en première ligne, c’est notamment, explique-t-il, parce que «les violences policières touchent à l’ordre de l’intime, du quotidien».
Pour Awaa Gueye, la violence subie est épidermique: elle tient à la couleur de la peau de son frère, Babacar, tué en décembre 2015 de cinq balles dans le dos, un an après son arrivée clandestine du Sénégal. «Je n’ai pas peur de parler de racisme d’Etat: s’il était Blanc, ils n’auraient pas fait ça. Les journaux ont immédiatement repris la version des policiers, qualifiant mon frère de «forcené». Mais moi je connais son vrai visage. Il était gentil et aimé, mais ils l’ont tué comme un chien.»
Impunité systémique
L’enquête de la police des polices a conclu que le tireur était en position de légitime défense. Il a été muté et continue de travailler. L’arme utilisée a «disparu» lors du tri du scellé. L’affaire a été classée sans suite. Mais pour survivre, Awaa a besoin d’une suite.
Aujourd’hui, les cris isolés des familles contre les violences policières et leur déni sont repris jusque dans les plus hautes instances de l’Etat. Le 8 juin, le Défenseur des droits a affirmé dans son rapport annuel avoir «demandé l’engagement de poursuites disciplinaires dans 36 dossiers». «Or aucune de ses demandes, pourtant rares et circonstanciées au regard du nombre de dossiers traités sur la même période (3987 réclamations, soit 1%), n’a été suivie d’effet.»
En 2019, la Cour européenne des droits de l’homme avait déjà condamné la France pour «lacunes» et «retards» dans une enquête pour violence policière. Elles sont menées le plus souvent par l’IGPN, la police des polices, qui a fait part dans son rapport annuel de 868 enquêtes pour «violences volontaires» en 2019, une hausse de 41% par rapport à 2018. Le rapport, qui comptabilise dix-neuf morts et 117 blessés graves lors d’interventions policières en 2019, a supprimé la mention des «injures à caractère raciste ou discriminatoire», présentes les deux années précédentes. S’appuyant sur soixante-cinq enquêtes de l’IGPN, le journaliste David Dufresne évoque dans Médiapart «des permanences dans les méthodes visant à blanchir les policiers».
«Experts en escroquerie»
Depuis la mort de George Floyd aux Etats-Unis, une digue s’est brisée en France, selon Farid. «Il y a huit ans, quand je disais la police tue, on me répondait que je racontais n’importe quoi. Maintenant on me dit: ce n’est pas comme aux Etats-Unis. Bientôt ce sera: oui, effectivement. La nouvelle génération n’est pas dupe.»
La précédente ne l’était pas plus. Historien des mouvements sociaux dans les quartiers populaires, Karim Taharount explique que «depuis les années 1980, beaucoup des militants et des collectifs qui animent les mouvements sociaux des quartiers populaires ont commencé à s’engager à travers une affaire de ‘violence policière’ avant de s’investir aussi sur d’autres thématiques (logement, éducation, travail, etc.).» C’est par exemple le cas du Comité Thomas Claudio, créé en 1990 à Vaulx-en-Velin après la mort de ce jeune homme percuté à bord d’une moto par une voiture de police. Ce comité s’est ensuite transformé en une association, Agora, qui a participé à la création en 1993 du Mouvement de l’immigration et des banlieues, (MIB)», dont le slogan phare, «pas de justice pas de paix», retentit aujourd’hui dans les manifestations.
La justice, Farid el-Yamni ne l’a pas encore obtenue. Mais grâce à une contre-expertise médicale, il est parvenu à relancer l’enquête. De son côté, Awaa Gueye place ses espoirs dans la reconstitution des faits qu’elle a réussi à obtenir après quatre années de bataille judiciaire. Un marathon coûteux pour des familles souvent précaires. «Une expertise coûte 3500 euros», rappelle Farid. Mais pour tenir, elles peuvent compter les unes sur les autres. Le 9 juin, Awaa a rejoint Farid et le comité Vérité pour Wissam devant la Cour d’appel de Riom (Puy-de-Dôme) pour exiger des compléments d’enquête. Généreuse dans son engagement auprès des autres familles, Awaa sait qu’elle peut compter sur elles lors de la marche blanche qu’elle organise chaque année pour son frère à Rennes. Ensemble, elles se soutiennent et apprennent les unes des autres.
Mais au final, ironise Farid, les familles ont surtout beaucoup appris de la justice: «Ils nous mentent, mais on apprend. On est devenus experts en escroquerie!»
Article coécrit avec Virginie Le Borgne publié dans le journal suisse Le Courrier le 18 juin 2020
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