Vox: le silence de la raison

A la veille d’élections décisives pour l’avenir de l’Espagne, les idées xénophobes de Vox essaiment à droite. Le parti de gauche Podemos avance en terrain miné pour les freiner.

Dans le bar restaurant «Lo nuestro» (Le nôtre) de Raul Sanchez Perez, l’icône du Christ recouvre presque l’ensemble des murs en crépi blanc. Il a néanmoins laissé une place pour un immense drapeau de l’Espagne, à côté duquel vous dévisage l’ex-dictateur Franco mort en 1975, dont le portrait est surmonté d’une légende à l’humour pour le moins douteux: «Il ne vous a jamais interdit de fumer dans les cinémas, les bus ou les bars, (…) de conduire une moto sans casque, ni les corridas de taureaux (…) A présent, vous êtes foutus!» L’haleine chargée d’alcool, le tenancier souffle: «Regarde cette photo, il faut que le monde sache qu’El Ejido est bien ancré à droite.»

Depuis les élections andalouses de décembre 2018, El Ejido est devenue la ville la plus droitière d’Espagne. Les 89 000 habitants de cette bourgade connue pour la «mer de plastique» de ses serres agricoles sont les seuls à avoir placé le parti d’extrême droite Vox en tête du scrutin électoral, avec 29,5% des voix (lire aussi notre édition de jeudi). Le nouveau parti, créé en 2013 par Santiago Abascal, s’est depuis allié au Parti populaire (PP) et à Ciudadanos, respectivement acteur traditionnel de la droite conservatrice et nouveau parti libéral, pour former une coalition en Andalousie. Pour la première fois depuis 1979 dans l’Espagne d’après la dictature franquiste, 12 sièges de députés régionaux sont occupés par un parti d’extrême droite.

La crise du bipartisme

Les élections autonomes andalouses étaient le premier test électoral ayant suivi la motion de censure déposée par le parlement espagnol contre le gouvernement de Mariano Rajoy (PP) en juin 2018, à la suite de l’affaire de corruption Gürtel qui a éclaboussé son parti. Son successeur Pedro Sanchez, leader du Parti socialiste (PSOE), n’est pas parvenu à former une coalition pour gouverner et les Espagnols sont de nouveau appelés à se rendre aux urnes le 28 avril 2019.

Inaudible avant cette période de confusion, marquée par le référendum d’autodétermination catalan d’octobre 2017 et l’arrestation de plusieurs leaders indépendantistes, Vox s’est mué en faiseur de roi. Si la surprise andalouse venait à se généraliser, son essor pourrait permettre à une coalition droitière inédite d’accéder au gouvernement espagnol. Le Parti socialiste reste favori des sondages et pourrait aussi accéder au pouvoir en s’alliant au parti de gauche Podemos. Mais 20% d’électeurs se disent encore incertains. Et d’ores et déjà, la progression fulgurante de Vox, passé de 18 000 votes en 2015 à 395 978 en 2018 en Andalousie, a déplacé l’ensemble du spectre politique vers la droite.

En se dirigeant vers le café de la place principale d’El Ejido, German, travailleur indépendant dans la construction de 43 ans, s’exalte: «C’est ici que j’ai rencontré pour la première fois le candidat de Vox pour la municipalité, Juan José Bonilla!» German est un partisan récent mais convaincu. Il porte un bracelet Vox aux couleurs de l’Espagne et se déplace avec les 100 propositions électorales du parti sous le bras. «J’étais fatigué du bipartisme, explique-t-il. D’un côté, le parti socialiste est englué dans l’affaire ERE [affaire de corruption qui a entaché le PSOE en Andalousie], de l’autre le PP dans l’affaire Gürtel. Je n’aime pas non plus Ciudadanos, dont le leader ment plus vite que son ombre. A l’inverse, Santiago Abascal dit ce que les gens veulent entendre et ce qui devrait être fait.»

Les idées de VOX récupérées par la droite

Lisant à l’aide de son doigt épais, German énumère les propositions de Vox: «Renvoyer les migrants irréguliers dans leur pays d’origine? Ça me semble censé. Pourquoi devraient-ils sauter des barbelés et attaquer les policiers espagnols, qui ne peuvent pas se défendre?» dit-il, poursuivant: «Empêcher l’effet ‘d’appel d’air: que le migrant entré de manière irrégulière soit interdit à vie d’être légalisé et de recevoir tout type d’aide’. Bon, à la rigueur, c’est peut-être un peu drastique», nuance-t-il. La liste est une longue litanie contre l’avortement, la théorie du genre, l’immigration, les mosquées, les impôts, les communautés autonomes ou encore l’espace Schengen.

«L’appel d’air» supposé attirer les migrants venus d’Afrique du Nord dans des embarcations de fortune pour rejoindre les côtes andalouses s’évente jusqu’au restaurant Eden, situé non loin de la place, où le PP tient un meeting de campagne avec un invité de marque: José Maria Aznar, ex-leader du parti et président du gouvernement espagnol de 1996 à 2004. Plus d’un demi-millier de supporters aux cheveux grisonnants s’entassent pour entendre la voix de celui qui reste considéré comme le maître des conservateurs, bien que 11 des 14 ministres de son deuxième gouvernement aient fini en prison ou sont encore en procès pour corruption.

«La pierre angulaire d’une politique migratoire courageuse, c’est la lutte contre ‘l’appel d’air’. Les migrants pensent qu’une fois en Espagne, tout est réglé. Or il ne peut pas en venir plus», déclare Francisco Gorgora, maire d’El Ejido et candidat PP aux municipales du 26 mai, en guise de mise en bouche. José Maria Aznar poursuit en s’attaquant au camp adverse. Après avoir qualifié Pedro Sanchez de «don nadie» (monsieur personne), il accuse les indépendantistes catalans de «trahison» pour un «coup d’Etat» qu’ils auraient fomenté en organisant un référendum d’autodétermination le 1er octobre 2017.

Emotions et contradictions

«L’appel d’air» des migrants, «la trahison» des Catalans, autant d’éléments du langage musclé de Vox. Tout en adoptant son ton martial, Aznar a tenu à différencier son parti de Vox, sans jamais nommer ce dernier: «Le PP n’a de leçons de patriotisme à recevoir de personne! Mais nous ne pouvons pas faire de promesses insoutenables ni jouer avec les émotions.»

German l’avoue, il croit en Santiago Abascal – même si ce dernier a été député du PP, qu’il honnit – parce que lui «a l’œil qui brille». Juan José Bonilla, le candidat local, l’émeut pour son histoire tragique. En 2000, cet agriculteur et avocat a perdu son père, tué par un migrant. Une semaine après ce drame, le meurtre d’une jeune habitante par un Marocain a provoqué une chasse à l’homme contre les migrants d’El Ejido. Devant le local de campagne flambant neuf de Vox, Bonilla ne se cache pas: «Il est temps de faire un nettoyage des délinquants à El Ejido. Tous ne sont pas étrangers, mais la plupart si», dit-il au Courrier.

Raul, lui, se remet peu à peu de ses émotions, après trois mois passés au sein de Vox: «J’aime Franco, je suis de droite, mais chez Vox, ils sont trop radicaux! Ils veulent expulser tous les migrants d’El Ejido. Or il suffit que ces derniers fassent une grève d’une semaine pour que les secteurs de l’agriculture et de l’hôtellerie perdent des millions d’euros!» dit celui qui emploie deux Roumaines et une Marocaine derrière son comptoir.

El Ejido compte 94 nationalités. Pour faire tourner l’agriculture en serre qui garantit sa richesse, ses habitants n’hésitent pas à employer une main- d’œuvre à bas coût venue du Maroc et d’Afrique noire. «Les employeurs préfèrent prendre un Africain prêt à travailler pour 3 ou 4 euros de l’heure plutôt qu’un Marocain, qui demandera plus», assure Younès, jeune Marocain venu tenter sa chance à El Ejido.

Article publié le 25 avril 2019 dans le journal suisse Le Courrier

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