Breakfast at Yemeni’s

Économistes de la banque centrale, militants des droits humains, chefs de tribu…, dans un salon beyrouthin, le petit-déjeuner se prend avec du café de Mocha et les récits intimistes du conflit. Un moyen de redonner la parole aux Yéménites face à une couverture médiatique superficielle de cette guerre à l’étranger.

Quand le journaliste yéménite Yahya Abduraqeeb al-Jubaihi a été condamné à mort par les Houthis le 13 avril dernier, Tawfik Alganad a vu sa propre vie défiler en un instant: «Le métier que ce journaliste exerçait et pour lequel il a été accusé de collaboration avec un État ennemi, c’est moi qui aurait dû le faire à l’origine», révèle l’historien à un parterre de journalistes et de travailleurs humanitaires, réunis en ce matin du 28 avril dans le salon d’un appartement beyrouthin.

Jusqu’à présent, l’humeur était plutôt détendue. Farea al-Muslimi, chercheur yéménite filiforme et débordant d’énergie, venait d’annoncer que le petit-déjeuner yéménite était prêt. Depuis début 2017, ce militant des droits humains basé au Liban a eu l’idée d’accueillir une série de réunions informelles, afin de briser le silence médiatique autour du conflit qui mine son pays. De passage par le Liban, avant d’aller témoigner des violations des droits de l’Homme à Genève ou négocier la paix en Jordanie, les personnalités les plus influentes du Yémen s’arrêtent chez le co-fondateur du Centre d’études stratégiques Sana’a 1, pour témoigner de ce qu’ils vivent au quotidien.

«Famine de proportion biblique»
Sur la table de séjour, une cafetière remplie de café de Mocha avait subi les premiers assauts des invités, avant que l’attention ne se dirige vers le plat de kabsa, ce riz parfumé à la viande, ou, pour les plus gourmands, vers le bol de miel directement issu des abeilles du village de Farea. Amr el-Awlaki, militant pacifiste et vice-ministre de l’environnement, venait de préciser en riant qu’il ne commencerait pas son exposé avant de s’être resservi en viande d’agneau. Les mélopées enivrantes de Qanbûs, le luth monoxyle du Yémen, recouvraient le bruit des klaxons permanents. L’espace d’un instant, l’hospitalité et la bonhomie des Yéménites étaient parvenues à faire oublier le drame qui s’abat sur leur pays. Depuis mars 2015, le Yémen est dépecé par un conflit qui oppose la coalition arabe dirigée par l’Arabie saoudite à la milice houthi, alliée à l’ex-président Ali Abdallah Saleh et soutenue par l’Iran. Plus de 7 700 personnes ont été tuées et 50 000 blessées; 18 millions de Yéménites ont besoin d’une aide humanitaire d’urgence. Pas un intervenant se rendant chez Farea n’est épargné. Tawfik a vu son appartement bombardé; sa fille en est encore traumatisée. Amr el-Awlaki, lui, n’est autre que le frère d’Anwar al-Awlaki, cheikh islamiste abattu par un drone américain en 2011. En janvier dernier, sa nièce de huit ans a fait partie de la vingtaine de victimes civiles d’un raid américain décidé par Donald Trump.

Arrivé de Sanaa la veille après un long périple, Tawfik n’a pu taire plus longtemps la réalité qu’il venait de quitter: «J’ai un autre ami journaliste qui est enfermé depuis 2015 par les Houthis et victime de torture. C’est l’un des 18 journalistes actuellement détenus au Yémen. 17 le sont par les alliés du président Abdallah Saleh, un par Al Qaeda.» L’historien marque une pause, visiblement ému, puis reprend d’une voix éraillée: «Mohammad al-Absi, un autre ami journaliste, brillant et courageux, avait réalisé une enquête sur la corruption dans le secteur pétrolier. Il est mort en février, empoisonné au monoxyde de carbone. Devant son tombeau, tous les journalistes yéménites se sont imaginés à sa place», dit-il en ravalant ses larmes. Journalistes et militants des droits humains sont menacés par la disparition forcée aux mains des Houthis, d’une part, et par les bombes de la coalition, de l’autre.

Lors du premier petit-déjeuner yéménite organisé à Beyrouth, Radhya al-Mutawakel, membre de l’organisation des droits de l’Homme Mwatana, basée à Sanaa, résumait sa situation ainsi: «Nous sommes saufs par exception.» En parallèle, les journalistes étrangers n’ont plus accès au terrain, car le gouvernement du président Hadi, soutenu par Ryad, refuse désormais de leur délivrer des visas. Ils se contentent donc de se faire la chambre d’écho des rares personnes ayant un accès sur le terrain. Ainsi, de retour du Yémen, le diplomate norvégien Jan Egeland a alerté début mai sur le risque de «famine de proportion biblique» qui s’annonçait dans le pays. Au même moment, Médecins sans frontières (MSF) déclarait avoir traité 780 cas de choléra dans cinq provinces depuis le 30 mars.

Seuls les miliciens sont payés
«Le conflit est souvent couvert à un niveau superficiel depuis l’étranger. Ces petit-déjeuner sont un moyen de redonner la parole aux Yéménites, non seulement pour parler de la guerre actuelle, mais plus généralement de leur vie quotidienne et de la profondeur de leur culture», dit Kristine Beckerle, chercheuse à Human Rights Watch et l’une des rares personnes à se rendre fréquemment au Yémen, une tasse de Mocha à la main. Ainsi, le 4 mai au matin, le cheikh Abdulkareem Al-Makdishi a détaillé au petit-déjeuner comment il avait obtenu plusieurs cessez-le-feu ainsi que des libérations de prisonniers, sans verser la moindre goutte de sang: «Le système tribal au Yémen, c’est comme l’American Express, lance l’homme ventru et débonnaire. Plus vous gagnez leur confiance, plus vous aurez de crédit. La communauté internationale n’a pas su utiliser les tribus, qui sont la clé de la guerre et de la paix au Yémen.»

Après avoir raconté comment il a évité, armé de sa seule dague, une vendetta entre familles, il poursuit: «En 2012, Al Qaeda s’est emparé de la ville de Rada’a, dans le Sud du Yémen. Les tribus locales ont appelé les chefs tribaux de tout le pays, qui se sont entretenus avec le leader d’Al Qaeda, lui enjoignant de quitter la ville, au risque de subir l’assaut de toutes les tribus réunies. En échange, nous lui avons proposé de libérer son frère, détenu en prison. Nous avons campé autour de la ville pendant deux jours, alors que l’armée s’apprêtait à intervenir. Finalement, Al Qaeda s’est retiré, sans qu’il y ait de coups de feu», sourit le chef de la tribu des Makdishi.

Depuis la guerre civile de 1994, le Yémen ne cesse de finir un conflit pour en débuter un autre. A tel point que, selon Amr al-Awlaki: «Il y a assez d’armes sur le territoire yéménite pour déclencher un troisième conflit mondial!» Une journaliste espagnole interroge le cheikh sur le rôle de l’Iran dans la fourniture d’armes aux rebelles houthis. «Il y a plus d’armes vendues par les forces loyalistes aux Houthis que par les Iraniens», répondit-il, provoquant l’incrédulité de l’auditoire. Amr al-Awlaki confirme: «J’ai assisté en personne à la vente d’armes par les hommes de l’ex-président Saleh à leurs adversaires», dit le fondateur du forum Change4Yemen. Complexe et cynique, parfois jusqu’à l’absurde, le conflit actuel provoque des ravages humanitaires dont l’ampleur est à l’inverse simple à saisir. Mansour Rajeh, économiste et employé à la Banque centrale du Yémen à Sanaa, résume la crise en deux chiffres: «Avant le conflit, 90% de la nourriture au Yémen était importée. Et 70% de ses revenus provenaient de l’exportation de pétrole. Désormais, les entreprises étrangères se sont retirées, donc le pays ne produit plus que du gaz pour cuisiner. Les réserves de la Banque centrale sont vides et le pays ne peut plus importer de nourriture.» Plus qu’un châtiment divin, la «famine biblique» évoquée par Jan Egeland est avant tout une suite de causes à effets humains et évitables, dont les premières victimes sont les civils les plus vulnérables: «Hier, je suivais le cas d’un citoyen de Hodeida qui a dû se séparer de ses deux enfants, l’un de 5 ans, l’autre de quelques mois, car il n’avait pas d’argent pour les nourrir. Membre de l’armée, il n’a pas reçu son salaire depuis 6 mois», soupire Tawfik Alganad. «Désormais, achève Mansour Rajeh, les seuls à recevoir leur salaire en temps et en heure au Yémen sont les miliciens.»

  • Pour aller plus loin:

1. Centre d’études stratégiques Sana’a:

http://sanaacenter.org/

2. Mwatana: http://mwatana.org/en

Article publié dans le magazine mensuel suisse La Cité en juin 2017.

                      
                

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