Somaliland, au coeur du pays invisible

Début septembre 2016. Je rejoins Adrienne Surprenant, photographe canadienne aussi jeune que talentueuse, déterminée et allumée, dans une chambre d’hôtel d’Addis-Abeba, la capitale éthiopienne, point de départ de notre projet de reportage au Somaliland qui doit s’étaler sur un mois. Un an après notre dernière rencontre, à Beyrouth, pour réaliser un reportage sur le quotidien des travailleuses domestiques migrantes au Liban, on décide bien sûr d’aller fêter nos retrouvailles aussi absurdes que fascinantes autour d’une bière qui, m’assure-t-elle, est plutôt bonne en Ethiopie. Nous descendons dans la ruelle déjà obscure, éclairée par les ampoules isolées de gargotes nocturnes un brin inquiétantes, quand surgit une femme en plein sprint, ou plutôt, en pleine fuite. Un homme ventru, maladroit, la poursuit, la rattrape, la fait tomber, et commence à la frapper, devant tout le monde, dans le silence le plus sinistre.

Que doit-on faire? Où sommes-nous? Les questions fusent, tandis que deux hommes aident le premier à faire monter la jeune fille ébranlée dans une voiture, dans laquelle ils montent à ses côtés et filent on ne sait où. Nous sommes, je le remarquerai plus tard, dans un quartier de prostitution. C’est la première image que j’ai de ce mois de reportage et, comme avec les gens, je suis borné, je n’ai pas oublié ma première impression. Je devais tout de même le rappeler en introduisant la série de quatre reportages au long cours que nous avons publié sur les migrations mixtes au Somaliland pour le magazine suisse Sept.

Est-ce que tout tient dans cette course effrénée, nocturne, improbable et injuste? Que fuit-on dans la Corne de l’Afrique? C’est à cette question que nous nous sommes intéressés au Somaliland. La sécheresse, la pauvreté, les conflits à répétition, la violence de genre, tous ces maux, souvent combinés, sont autant de raisons de fuir, d’un pays à l’autre, parfois même jusqu’à l’Europe, quitte à finir noyé dans la mer Méditerranée, quitte à trébucher avant la ligne d’arrivée. Pendant un mois, nous avons raconté cette fuite en avant, auprès d’hommes et de femmes qui ne manquaient pas de rire de l’absurdité de cette course, souvent fatale, avec le même rire à gorge déployée que vous pouvez apercevoir sur la photo d’introduction, prise par Adrienne Surprenant. Sur le site du magazine Sept, les reportages sont disponibles à prix libre. En voici les premières lignes.


I – Terre de réfugiés de guerre

Balancés d’un conflit à l’autre, des milliers de Somaliens, d’Ethiopiens  et de Yéménites finissent par s’échouer au Somaliland, pays en devenir dont les habitants sont eux-mêmes de récents déplacés de guerre.  Là, ils survivent dans une paix teintée de dénuement. 

Sahra Abdullay se devait de sauver ses six enfants encore en vie. A Mogadiscio, la milice islamiste Al-Shabbaab gonflait ses troupes en recrutant des mineurs pour en faire de la chair à attentat-suicide. Et en avoir perdu deux lui semblait un tribut suffisant à leur djihad insensé. En 2013, son fils aîné avait été kidnappé par les shebabs. Il était pourtant parvenu à leur échapper et à se cacher chez sa sœur. Mais, les islamistes somaliens l’ont retrouvé et abattu d’une balle dans la tête. Sa sœur aussi, qui portait en elle un germe de vie sur le point d’éclore. Avoir traversé 1’500 km pour trouver refuge dans le camp de déplacés de Nasahablod, au Somaliland, n’a pourtant pas suffi à apaiser la crainte qui ronge la matriarche quand elle songe à l’avenir de ses enfants. Chaque matin, elle les regarde quitter la hutte familiale, un taudis dressé sur des palis de bois et recouvert de tôle, de bouts de bâches et de tissus divers, pour aller cirer les chaussures des habitants d’Hargeisa. «J’ai honte. Pour eux. Et pour moi aussi. J’étais enseignante à Mogadiscio, ça me fait mal de devoir frapper aux portes pour proposer de faire le nettoyage», confesse la quinquagénaire d’une voix contrite.

Dans ce camp informel situé sur les hauteurs d’Hargeisa, capitale de l’Etat non reconnu du Somaliland, tout le monde a fui au moins une guerre, parfois plus. La vie s’organise sans eau ni électricité, dans des cahutes plantées sur un sol aride où ne poussent que des cactus coiffés de sacs plastiques. La seule commodité à proximité est le cimetière municipal, situé en contrebas de la colline. Un camp, 300 familles, une goutte d’eau parmi les milliers de réfugiés, demandeurs d’asile et migrants irréguliers qui se mélangent dans cet abri précaire qu’est devenu pour eux le Somaliland, un pays qui n’existe pas, mais où règne la paix.

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II – La fin du mo(n)de nomade ?

Peuple de pasteurs nomades, les Somalilandais sont parmi les premières victimes du réchauffement climatique qui décime leur bétail et les force à rejoindre les villes. Les solutions existent, mais quand l’aide arrive, il est souvent déjà trop tard.

Il a fallu une foi aveugle à Abraham pour se plier à la volonté de Dieu et accepter de lui sacrifier son fils. Sa conviction l’a récompensé. L’archange Gabriel l’a interrompu au dernier moment pour remplacer la gorge de son rejeton par celle d’un bélier sur le mont Moriah. Dimanche 10 septembre 2016, en ce jour de l’Aïd el-Adha où les musulmans célèbrent le geste d’Abraham en sacrifiant un mouton, il a fallu de l’abnégation à Igal Abdullah pour avaler la distance qui sépare son hameau de Foronimi de la ville d’Hargeisa. Un long périple afin de vendre les sept moutons que la sécheresse lui a épargnés. Arrivé à l’aube au marché de bétail de la capitale du Somaliland, ce pasteur au grand corps fin et noueux ignore encore si son effort sera récompensé. Mais plus que la croyance, c’est la faim qui l’a poussé sur les routes. Cela fait plusieurs années que le ciel punit les bergers nomades du Somaliland, sans qu’ils n’aient encore compris ce que Dieu attend d’eux pour mettre un terme à leurs souffrances. Chaque année, le Gu, la pluie saisonnière de mai à juin, se fait plus discret et le Karen, les averses d’août à mi-septembre, est également moins généreux. L’an dernier, la sécheresse a été impitoyable. Le fléau qui s’est abattu sur le troupeau d’Igal a été plus meurtrier que jamais : «Sur mes 110 têtes de bétail, seuls ces moutons ont survécu», explique-t-il avec fatalisme. A ses grands pieds martyrisés par la route, sept moutons de Somalie à tête noire, restes de sa richesse passée.

Depuis deux ans, il ne pleut plus dans l’Etat autoproclamé du Somaliland. Selon le ministère de l’Agriculture, 50% des récoltes ont été perdues la première année de la sécheresse, 98% la deuxième. Le mal qui s’abat sur la Corne de l’Afrique est une hydre à deux têtes, plus dure à combattre que les épizooties qui déciment fréquemment le bétail. D’un côté, le réchauffement climatique a fait de l’année 2014 la plus chaude jamais enregistrée. Un record battu depuis par 2015. De l’autre, El Niño, un phénomène climatique cyclique qui provient du réchauffement des eaux de surface de l’océan Pacifique, a provoqué un dérèglement climatique dans les régions tropicales. Les deux monstres s’alimentent mutuellement : le réchauffement de la mer accroît le risque qu’El Niño déploie ses effets avec plus de virulence, lequel réchauffe en retour le climat. Les climatologues anticipent le désastre depuis longtemps. En 2014, le rapport du Groupe d’expert intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec) alertait : «Le changement climatique va amplifier les risques existants et en créer de nouveaux pour les systèmes humains et naturels. Les risques sont répartis de manière inégale et sont en général plus grands pour les personnes et les communautés désavantagées.» Et de préciser : «Le changement climatique va augmenter les déplacements forcés.» Une prophétie qui s’est concrétisée pour les nomades du Somaliland, poussés désormais à la sédentarisation forcée dans les villes une fois leur cheptel décimé. Pas moins de 80% des bovins, 60% des ovins et caprins et 20% des chameaux ont péri dans les zones affectées, selon le gouvernement somalilandais.

Au Somaliland, on échoue sous une tente, déplacé(e) à vie, passée à fuir un conflit après l’autre – Crédit: Adrienne Surprenant

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III – Briser l’omerta sur les viols collectifs

Dans une nation considérée comme un îlot de stabilité encerclé de pays en guerre, une violence insidieuse persiste en toute impunité contre le corps silencieux des femmes. Peu à peu, les victimes parlent et réclament justice.

Au commencement, il y a la peur. Ce poison qui monte à la gorge d’Enjovo*, emmitouflée dans son tchador, et l’enserre dans une membrane de silence : «Si je fais un procès, le problème va s’étendre aux familles et ça va aggraver davantage la situation», soupire la jeune femme de 24 ans, trop effrayée à l’idée d’ébruiter son malheur. L’an dernier, à la tombée du jour, Enjovo a été violée par quatre hommes dans la ville de Burao, alors qu’elle allait acheter des provisions pour son poupon, né d’un amour éphémère avec un Ethiopien. Quand ses cris finissent par ameuter le voisinage, il est trop tard, le forfait est consommé, les malfaiteurs évaporés. La police ne les a jamais retrouvés et, si elle y parvient un jour, Enjovo a déjà pris sa décision. «Plutôt que de les poursuivre en justice, je leur pardonnerai. Je préfère oublier ce qui s’est passé», se résigne-t-elle en replaçant le marmot qu’elle élève seule sur ses genoux. Oublier et se terrer dans le centre d’accueil de l’organisation Action de femmes pour la promotion et le progrès (Waapo) où elle vit depuis un an, c’est la seule défense qui reste à son organisme doublement meurtri, d’abord par le reniement de sa famille pour avoir eu un enfant hors mariage, puis par ce viol collectif en pleine rue. Au Somaliland, chaque nouveau mois de l’année apporte son lot de femmes abusées par un ou plusieurs hommes, et chaque fois, l’avocate Deika Hassan Ahmed les incite à emprunter la voie ardue, mais nécessaire, de la justice pénale. «Ce mois-ci, je travaille déjà sur quatre cas différents. Les victimes ont entre douze et quatorze ans», énumère en cette mi-septembre 2016 la spécialiste des violences de genre au sein de l’ONG Réhabilitation complète et communautaire au Somaliland (CCBRS). Dans cet Etat autoproclamé, qui place ses espoirs de développement futur sur la reconnaissance de son indépendance par la communauté internationale, il n’est pas rare d’entendre les hommes claironner que leur société est la quintessence de la sécurité et de la liberté de mouvement. Ici, pas d’attentats ni d’enlèvements comme en Somalie, pas de répression brutale comme en Ethiopie ni de guerre comme au Yémen. «Le problème avec ces comparaisons, c’est que, vu la situation lugubre des droits de l’homme dans la région, elles mettent la barre extrêmement bas. Objectivement, le respect des droits de l’homme au Somaliland est limité et fragile», observe le rapport Otages de la paix d’Human Rights Watch en 2009. Un constat encore plus cruel en ce qui concerne le droit des femmes au sein de ce pays ancré dans des valeurs religieuses et coutumières, où la femme n’est pas un sujet de droit, tout au plus une commodité.

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IV – Fous de gemmes

Jusqu’ici, le Somaliland avait deux richesses : son bétail et sa paix. Mais quand des études géologiques ont révélé la présence massive de pierres précieuses sous son sable chaud, des aventuriers, chevronnés ou désespérés, en ont fait leur nouvelle frontière.

Quelque chose dans les gestes exaltés et nerveux du corps frêle de Hadj fait penser aux tornades de sable qui soulèvent la poussière des plaines du Somaliland et en déterrent, parfois, des minerais précieux. Dans le lobby de l’hôtel d’Hargeisa où il a posé ses bagages et ne compte repartir qu’après avoir amassé des millions, il fait de grands mouvements de ses bras tout en veines saillantes, dispersant la fumée de sa cigarette. Tout autour de lui, une nuée de Somalilandais s’est rassemblée pour écouter ce chercheur de trésors avec intérêt, avidité ou malice. Le trentenaire lyonnais, originaire d’Oran, déblatère dans un arabe mêlé de français d’interminables tirades sur la qualité des diamants et des opales que ses clients attendent à Paris et à Hô Chi Minh-Ville. Les négociants locaux en gemmes, d’un ton mielleux, promettent de revenir le lendemain avec des échantillons de première qualité. Ils amadouent l’acheteur qui, à force de gesticuler, les a convaincus de l’importance de sa venue dans ce pays en devenir qui, 25 ans après la proclamation de son indépendance, attend toujours sa reconnaissance internationale.

Le voilà enfin seul avec ses rêves de grandeur, qui flottent dans l’air dilaté par la chaleur, comme des mirages dans le désert : «Je suis venu au Somaliland pour deux types d’activités : éthique et business. Côté éthique, je vais ouvrir une station d’épuration d’eau avec une compagnie lyonnaise, financée par l’Unicef (le Fonds des Nations unies pour l’enfance). Je bosse aussi sur un projet d’aquaponie pour créer de l’emploi. Côté business, je vais monter une société d’exportation de gemmes. Ici, il y a tout : de l’or, des diamants, des saphirs, de l’opale, de l’émeraude, et …» Baissant soudain la voix, il ajoute en faisant défiler les photos sur son téléphone : « … des antiquités. Des statuettes. Des amulettes. Les pharaons noirs, ils sont passés par ici. Mais personne ne vient chercher ces trésors, car les gens assimilent le Somaliland à la violence des shebabs de Mogadiscio. Et ça, c’est bon pour mon business.» L’homme sourit, croisant et décroisant ses jambes maigres, l’air pénétré.

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