Jour de sortie pour les travailleuses domestiques du Liban

Ce reportage a été réalisé de bout en bout avec la photojournaliste Adrienne Surprenant. C’est avant tout une histoire visuelle, que j’ai tenté de mettre en mots. C’est elle qui, fraîchement débarquée du Canada, est arrivée avec dans la tête des images de cartes de Beyrouth montrant les déplacements limités des travailleuses domestiques migrantes du Liban. Et l’envie de recomposer leurs trajets quotidiens à travers la photographie. Une manière différente, plus intime, moins militante, de retracer leurs vies d’exil, d’injustice et de labeur. Pendant un mois, nous avons suivi le quotidien de six d’entre-elles. Nous avons été de surprises en découvertes et, désormais, plusieurs sont des amies. Les photographies d’Adrienne sont disponibles sur son site. Du moins quelques unes. Pour ceux qui veulent en voir plus, vous pouvez jeter un oeil à son site.

Philippines, camerounaises, ivoiriennes… elles sont plus de 250 000 travailleuses domestiques migrantes à trimer à huis-clos, six jours sur sept dans les intérieurs libanais. Exclues du code du travail, dépendantes du bon vouloir de leur employeur, elles reprennent pourtant chaque dimanche possession de leur temps, de leur corps et, peu à peu, de leurs droits.

Mirasol étouffe un bâillement, soulève le couvercle d’une marmite remplie de riz, en verse une louche généreuse à côté du poulet adobo et va servir le tout à l’une des clientes du Restaurant Amy, qui se plaint de la tournure qu’a prise sa vie à Beyrouth. « Je voulais être pharmacienne aux Philippines et me voilà bonne à tout faire au Liban ! Je n’ai pas vu mes trois enfants depuis cinq ans parce que leur père est un bon à rien, sauf à tout dépenser aux jeux. Il n’y a que mon salaire d’ici qui puisse leur payer l’école… Mais les hommes libanais ne valent pas mieux ! », soupire-t-elle, provoquant l’hilarité générale parmi la dizaine de clientes, toutes des domestiques philippines venues profiter de leur dimanche pour se soulager du stress accumulé pendant la semaine.

Pour les quelque 250 000 employées domestiques originaires d’Asie du Sud-Est et d’Afrique qui travaillent au pays du Cèdre, le dimanche est le jour de congé, le seul où elles quittent la maison de leur employeur dans laquelle leur vie est confinée toute la semaine. Ce n’est pourtant pas un droit garanti par le code du travail libanais, dont l’article 7 exclut « les domestiques dans les domiciles des particuliers ». Elles sont sous le joug du système dit kafala (« parrainage »), dépendantes d’un employeur qui se porte garant d’elles et jouit en retour d’une autorité totale sur leurs faits et gestes. Le jour de sortie hebdomadaire n’est donc qu’un répit, acquis à force de campagnes de sensibilisation menées par des ONG internationales et des associations locales, après chaque nouveau cas d’abus sexuel ou de « suicide » d’employée domestique. C’est aussi l’occasion d’insuffler un zeste de créativité à des vies faites de sacrifice.

Défilé de mode et recyclage

Son poulet avalé, la « mère courage » philippine file à la messe qui est donnée à l’Église Saint-Gabriel située à deux pas, à l’entrée de Hamra. Le dimanche, ce quartier de Beyrouth Ouest a de faux airs de Manille. Les Libanais sont partis se ressourcer dans leurs maisons de montagne, libérant l’espace urbain pour leurs employées de maison. Gourdes amères, patates douces, liserons d’eau… tous les ingrédients culinaires des Philippines sont en vente à l’entrée de l’école Saint-Gabriel. C’est ici que, depuis plus d’une décennie, la communauté du pays aux 7107 îles profite de la pause dominicale pour communier, organiser des fêtes d’anniversaire, créer des événements culturels ou simplement partager du temps libre. Au fond de la cour, une dizaine de femmes montées sur des talons hauts prennent la pose au rythme d’une musique techno.

Le regard rivé sur les jupes de ces mannequins, faites en papier journal ou en sacs poubelles, Amy Kassem déguste une boulette de riz maison en remplissant des papiers administratifs. Cette quinquagénaire radieuse a confié le restaurant portant son nom à Mirasol pour préparer le défilé « Trash to Fashion » (« Déchets à la mode ») : « L’idée de ce défilé est de montrer aux Libanais que les Philippines savent faire autre chose que le ménage. Les participantes confectionnent elles-mêmes des vêtements à partir du recyclage des déchets. On prouve ainsi qu’il est possible d’être créatif avec les poubelles, dans un pays en pleine crise des déchets », livre-t-elle fièrement. Un clochard libanais s’approche de sa table et plusieurs femmes lui remplissent une assiette de plats philippins. Étrange renversement des rôles, que seul le répit dominical rend possible. À 54 ans, Amy est l’un des piliers de la communauté philippine du Liban.

Et ses dimanches sont bien remplis. Défilés de mode, compétitions sportives ou événements caritatifs : cette mère de quatre enfants est de toutes les initiatives dominicales, dont elle supervise l’organisation ou la recherche de fonds. Avoir été mariée à un Libanais lui a permis de contourner le système kafala qui restreint le quotidien de ses compatriotes. Être divorcée depuis neuf ans lui offre la liberté de renouer avec sa passion pour les affaires, quand son mari ne lui voyait d’autre carrière que celle de ménagère et mère au foyer. Son restaurant-épicerie philippin et les événements qu’elle parraine le dimanche lui confèrent un prestige social au sein de la communauté. Ils permettent aussi d’écorner peu à peu l’image réductrice que les Libanais ont des Philippines.

Parcours du combattant

Mirasol a les yeux qui se ferment. Pour préparer les plats marinés qui égayent le repas du dimanche, l’employée, âgée de 35 ans, s’est levée à 2 h 30 du matin. C’est son lot quotidien depuis deux ans : elle s’extirpe en pleine nuit de la pièce exiguë où elle dort, à l’étage, et débute une longue journée qui ne s’achève qu’au départ des derniers clients, la nuit tombée. Pourtant, elle ne reviendrait pour rien au monde vers son ancien employeur, qui ne l’a jamais laissé sortir en deux années de contrat. Encore moins aux Philippines, où elle s’éreintait dans l’agriculture pour un salaire de misère. Venir au Liban lui a coûté trop d’efforts pour baisser les bras : « Depuis 2007, notre pays nous interdit d’émigrer au Liban à cause des mauvaises conditions de travail. Mon trajet jusqu’ici a été un parcours du combattant : j’ai pris le bateau, puis l’avion jusqu’en Malaisie, où j’ai attendu un visa pendant trois semaines avant d’aller à Abu Dhabi puis d’atteindre le Liban, un mois après mon départ », raconte-t-elle. Avec Amy, Mirasol est aux fourneaux le dimanche, mais elle peut sortir les soirs de la semaine et accueillir des amies à toute heure dans la petite échoppe.

Day off : Bella

Bella, travailleuse domestique, mère de famille endettée, punk dans l’âme – Crédit photo: Adrienne Surprenant/Hans Lucas

Comme la serveuse du Pronto, le bar-karaoké situé en face, où les Philippines ont parfois des aventures éphémères avec des travailleurs syriens ou égyptiens. « Le soir, je vais parfois au Pronto pour boire un soda, chanter et voir mon amie. Mais je ne m’éloigne jamais d’ici ; je ne connais pas Beyrouth et j’ai peur de me faire agresser ! », grimace-t-elle. Sans maîtriser la langue et la géographie de la ville, tout semble dès lors inconnu et dangereux. Les pensées de Mirasol restent tournées vers son pays, où elle envoie chaque mois plus du tiers de son salaire de 350 dollars à ses trois enfants, Myra, 19 ans, Marie Kamille, 18 ans et Rex, 11 ans. C’est pour assurer leur avenir qu’elle se lève chaque dimanche, pas pour celui de son mari, qui a dilapidé ses premiers envois d’argent dans des jeux de hasard et la compagnie d’autres femmes. Amy met à profit son réseau pour soutenir les travailleuses philippines dans le besoin. « J’aide celles qui s’échappent de chez leur employeur à retrouver un travail, si elles le souhaitent, explique-t-elle, avant d’avertir : C’est un pari risqué. Elles devront travailler sans papiers et payer un loyer. Elles auront donc moins d’argent à envoyer au pays et risqueront de se faire arrêter à n’importe quel moment et enfermer dans l’infâme prison d’Adlieh ».

Vies confisquées et lutte syndicale

« C’est toujours deux bagues et il y en a toujours une incrustée de diamants », rit Rose à gorge déployée, au fond du bus qui la ramène chez elle après une journée de travail. Cette quadragénaire camerounaise au visage jovial évoque le stratagème de certains employeurs pour se débarrasser de leur domestique avant la fin d’un contrat : « Ils la dénoncent à la police pour un prétendu vol. Comme ça ils évitent de payer ses derniers mois de salaire et son billet de retour au pays, censés être à leur charge », dit-elle, l’air goguenard. Puis elle devient sérieuse. « J’ai été plusieurs fois dans la prison d’Adlieh. C’est un endroit insalubre, sous un pont, où l’on enferme les travailleuses qui s’enfuient de chez leur patron après avoir été maltraitées. Ou celles que l’on arrête pour des infractions. Comme le vol de deux bagues ! ». Cofondatrice, en janvier 2015, du syndicat des travailleuses domestiques migrantes, Rose dédie ses dimanches aux réunions syndicales et à donner des coups de pouce aux travailleuses en galère.

Pour elle, la prison des migrantes ne s’arrête pas aux cellules sans fenêtre d’Adlieh : « Quand une Camerounaise me demande mon avis, je lui dit que, si elle vient au Liban, elle doit se préparer à passer trois ans en prison, avec un salaire à la clé pour aider sa famille ». Pour beaucoup, la vie au pays du Cèdre ressemble à s’y méprendre à celle d’un taulard. Depuis trois ans qu’elle travaille ici, la cousine de Rose n’est sortie de chez ses employeurs que pour promener leurs chiens. « À ton arrivée, on te confisque ta vie, confie Rose. Tu peux vite n’être plus rien d’autre que quelque chose derrière un tablier. Quelque chose d’invisible. » Pas elle. Sa patronne, plus libérale que d’autres, l’a laissée devenir travailleuse indépendante après treize ans de bons et loyaux services. Un statut rare et convoité chez les migrantes. Depuis, elle met à profit son autonomie pour défendre les droits des moins chanceuses qu’elle. La lutte de fond du syndicat, que le ministère du Travail n’a pas daigné reconnaître, est d’obtenir la ratification de la Convention 189 de l’Organisation internationale du travail, qui garantit des droits opposables aux travailleuses domestiques. Comme celui à un jour de congé. Rose peine à comprendre la privation de cette journée de liberté, de la part de patrons qui ont tout à y gagner : « Une copine camerounaise était frustrée car elle ne pouvait pas sortir et elle le faisait sentir. Au point que sa patronne m’a contactée. Je lui ai dit de la laisser venir chez moi un dimanche. J’ai préparé un poisson braisé, on a parlé bassa [dialecte camerounais, ndlr] et elle est revenue motivée au travail le lundi. Depuis, chaque dimanche, elle sort avec ses amies camerounaises. »

« Je veux voir des gens et entendre du bruit »

Pour Rose, il ne tient qu’à chaque travailleuse de scier ses propres barreaux. « J’ai obtenu mon indépendance après des années passées à demander une augmentation. Il y a aussi des situations de bonne entente entre la travailleuse et sa famille d’accueil. Quand je rentre au pays et que je n’entends parler du Liban qu’à travers les cas de travailleuses battues ou abusées sexuellement, je trouve ça réducteur. Personnellement, je n’aurais jamais pu aider mes parents et éduquer mes deux enfants restés au pays sans être venue ici à 29 ans », nuancet-elle, seize ans plus tard. Puis, en clignant de l’œil : « Mais la famille ne sait pas que, pour envoyer cet argent, on vend parfois son âme au diable ».

Delphine a l’âme si tourmentée qu’elle a des problèmes de tension. Pour cette Ivoirienne de 45 ans, dont vingttrois à travailler au Liban, impossible de cacher le stress accumulé au long de la semaine : « L’angoisse me fait grossir. Ces derniers temps, je ne reconnais plus mon corps », dit-elle en regardant ses formes d’un air gêné. Elle vient de débarquer en nage au Centre communautaire des migrants (MCC), où sa fille Sarah chahute avec les autres enfants de migrantes, sous le regard attendri de Rose qui les a gardés l’après-midi. « Bientôt, elle va intégrer une école protestante où elle sera prise en charge gratuitement, comme son grand frère Ochinga. » Delphine court derrière sa fille de 5 ans qui dévale les escaliers, direction sa nounou malgache. Puis elle rentrera dormir chez sa patronne. « Elle n’a jamais voulu voir mes enfants chez elle, explique la mère célibataire. Quand j’ai eu Ochinga, impossible de l’allaiter ni de le garder. Enceinte de Sarah, j’ai dû travailler jusqu’à ce que je perde mes eaux. “Tu es venue pour travailler, pas pour faire des enfants”, me disait-elle. Alors je dois vivre séparée d’eux pendant la semaine. »

Le dimanche est le seul jour où la famille est réunie. Les deux pères de ses enfants ont pris la fuite à leur naissance, laissant Delphine ajouter au poids d’un travail éreintant celui de leur éducation, le tout avec un salaire de 500 dollars. Alors elle stresse, et son corps enfle. Mais une fois par semaine, elle range ses problèmes au placard : « J’emmène Sarah à la messe évangéliste. J’aime bien car tu chantes, il y a du rythme. C’est quand je suis seule que je me préoccupe de l’avenir de mes enfants. Moi, le dimanche, je veux voir des gens et entendre du bruit ».

Article publié dans Altermondes en avril 2016.

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