La maladie mentale au Liban : sentence à perpétuité
Au Liban, une pièce de théâtre thérapeutique liée à un projet de réforme législative vise à changer les regards et le traitement déplorable imposé aux détenus atteints de maladie mentale.
Rythme martial. Roulement de tambours et trompettes. Dans un alignement parfait, les surveillants du bloc A de la prison de Roumieh font un accueil solennel aux hauts dignitaires de l’armée et des forces de sécurité intérieure libanaises venus assister le 11 mai à la première de « Johar… Up in the air », une pièce de théâtre thérapeutique dirigée par Zeina Daccache et interprétée par 38 détenus de Roumieh.
Rythme binaire. Une porte en fer géante s’ouvre, puis une autre, et les voilà qui pénètrent dans la cour intérieure du bâtiment pénitentiaire, flanquée d’une fontaine de stuc et de policiers anti-émeute.
Une, deux, une, deux.
Dans la pénombre des cellules, des paires d’yeux suivent dans un silence d’église le petit troupeau de généraux et de civils qui se dirigent vers la salle d’art-thérapie de la prison centrale du Liban, où plus de 3 500 hommes croupissent dans un bâtiment construit à l’origine pour 1 000 détenus.
Le temps cyclique de la perpétuité
Rythme rock. « When you’re strange. No one remembers your name… » People are strangedes Doors accueille le public. La directrice de théâtre salue un à un les hommes de pouvoir et les fait asseoir au premier rang, sous le regard doux et absent d’un détenu atteint d’un handicap mental.
Les lumières s’éteignent et, soudain, le rythme devient cyclique, à l’instar du temps qui passe pour les prisonniers à perpétuité et ceux atteints de maladie mentale, dont le sort est au cœur de la pièce. Pour eux, le temps est suspendu, « up in the air », leurs vies à la dérive, sans espoir de nouveau départ. Les premiers, car leur peine est pour la vie, les seconds, parce qu’en vertu de l’article 232 du Code pénal libanais, un détenu « fou » doit être incarcéré dans une unité psychiatrique spéciale, jusqu’à ce que le tribunal mette fin à sa détention sur la base de preuves qu’il a « guéri de la folie ».
Entre chaque saynète, les acteurs se rassemblent et miment un geste à répétition pour sublimer leur frustration de la perpétuité : l’un fait les cent pas en parlant seul, l’autre psalmodie, tandis qu’un vieil homme crie en se prenant la tête et qu’un autre lit un texte de loi, les yeux écarquillés.
Pendant un an et demi, Zeina Daccache, fondatrice en 2007 de Catharsis, le Centre libanais de théâtre thérapeutique, a organisé des ateliers de théâtre avec 70 de ces hommes dont les vies sont oubliées derrière les barreaux.
« Où sont les acteurs ? ». C’est avec cette question en tête qu’elle atterrit un jour dans la prison centrale surpeuplée. Fraîchement diplômée d’une école de comédie, elle cherchait à créer une autre forme de théâtre : « Je m’ennuyais du cycle stérile du théâtre, où chacun rejoue des textes célèbres d’auteurs connus, sans connexion à la réalité », explique-t-elle à Middle East Eye.
Théâtre thérapeutique et changement légal
À Roumieh, elle débute en 2007 un atelier de théâtre thérapeutique qui débouchera sur la pièce « Douze Libanais en colère ». Puis elle se rendra dans la prison pour femmes de Baabda, en 2011, dont les détenues deviendront les actrices de la pièce « Shéhérazade à Baabda ».
Chaque fois, le soutien psychologique des prisonniers se mêle à la création théâtrale. En invitant ministres, députés et généraux à ses pièces, Zeina Daccache vise aussi à faire prendre conscience au public que les failles juridiques du système carcéral aggravent le sort déjà peu envieux des détenus.
La pièce « Douze Libanais en colère » a permis la mise en application partielle de la loi sur la réduction des peines pour bon comportement qui, votée en 2002, était « tombée dans l’oubli », selon l’expression d’un auteur de la loi rapportée par Zeina Daccache.
Avec « Johar… Up in the air », Zeina Daccache entend mettre fin à une autre aberration juridique : l’article 232 du Code pénal, daté de 1943 et permettant la détention jusqu’à la « guérison de la folie ». Dans les faits, cela revient à une condamnation à perpétuité.
Rythme légal. Cette loi n’est que le dernier échelon d’une vision anachronique de la maladie mentale au Liban, rappelle à MEE la psychiatre Hala Kerbage : « La maladie mentale est représentée comme incurable et antisociale dans le système légal actuel, qui repose sur une loi de 1983 insistant sur l’institutionnalisation et négligeant le droit des patients. Depuis 2008, plusieurs ONG spécialisées ont travaillé sur une nouvelle loi visant à créer une politique nationale de santé mentale en faveur de la réhabilitation plutôt que de l’enfermement. Le projet de loi a finalement été déposé il y a deux mois. Mais même s’il est voté, il faudra peut-être dix à vingt ans avant qu’il ne soit appliqué », estime-t-elle.
« C’est un poulailler ! »
En prison, la maladie mentale est aussi omniprésente que sa prise en charge est défaillante. À Roumieh, 7,5 % des détenus sont psychotiques, 4,3 % sont bipolaires, 41,4 % sont dépressifs, 34,4 % toxicomanes et 4,9 % souffrent de troubles post-traumatiques selon les statistiques del’Association Justice et Miséricorde (AJEM), seule ONG présente en permanence dans les 22 prisons libanaises.
Dany Khalaf, psychiatre de l’AJEM, résume l’état des lieux : « Je suis le seul psychiatre à intervenir à Roumieh où, sur 3 500 détenus, 300 ont des troubles psychologiques. Chaque semaine, je visite un bloc différent. À Roumieh, ça passe encore, le pire, c’est dans les 21 autres prisons qui n’ont même pas d’unité psychiatrique spéciale », dit-il entre deux consultations.
La prison centrale du Liban dispose en effet de la seule unité psychiatrique de tout le pays, surnommée « la maison bleue ». Ouverte en 1994, elle n’a jamais été mise aux normes et, depuis quelques années, son état est alarmant : « C’est un poulailler ! », s’insurge Raja Abinader, magistrat en charge de la direction des prisons au sein du ministère de la Justice.
« Le sol est couvert de moisissure, la peinture s’écaille… Les normes de sécurité de Roumieh découragent peu à peu les infirmières et les psychologues de s’y rendre et l’endroit est désormais inhumain », affirme le magistrat.
La maison bleue doit prochainement être rénovée grâce à un fond accordé par la coopération italienne et l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime (UNODC) mais, en attendant, les quelque 40 hommes détenus en son sein vivent dans une misère mentale et physique abyssale.
Cependant, selon Me Abinader, modifier la loi ne suffira pas à changer les mentalités de certains magistrats : « Actuellement, le juge est censé envoyer un psychiatre une fois par an pour suivre l’état psychologique des détenus et voir s’ils ont ‘’guéri’’. Or, la maladie mentale ne se guérit pas, elle se stabilise grâce à un traitement. En plus, certains juges refusent d’ordonner cette visite médicale et tiennent des propos rétrogrades sur la maladie mentale. »
« Leur théâtre »
Rythme théâtral. L’intérieur de la maison bleue apparaît sur des écrans au milieu de la pièce « Johar… Up in the air ». On voit un homme préparer un café sur un réchaud à même le sol, un autre manger un sandwich assis par terre. Un autre parle de son histoire avec un prisonnier à perpétuité qui va jouer son rôle. Étant dans l’incapacité de monter sur scène, les détenus de la maison bleue ont fait don de leurs histoires aux détenus du bloc A, qui les scandent devant le public : « Je suis désolé Loi, les sentences que tu soutiens sont injustes avant même d’être délivrées. Comment peux-tu les accepter ? », chante Fawzi, un détenu à la voix de miel et au corps de gladiateur.
En incarnant le rôle de détenus « fous » condamnés jusqu’à leur « guérison », les prisonniers à perpétuité prennent de la distance vis-à-vis de leur propre sort. C’est l’un des outils essentiels du théâtre auto-révélatoire, une forme de théâtre thérapeutique qui vise à la guérison des acteurs tout en créant une œuvre de théâtre à part entière.
« Tu apprends. J’apprends que personne n’a le droit de mettre fin à la vie d’un autre », récite Youssef, condamné pour meurtre et enfermé à Roumieh depuis 25 ans. Le public applaudit.
« Johar… Up in the air » est aussi empreint de théâtre auto-ethnographique, où les récits personnels sont liés à un contexte politique ou socio-culturel pour pousser à la prise de conscience du public. Enfin, la pièce est accompagnée d’une étude sur la santé mentale dans les prisons libanaises et d’une proposition de loi sur les conditions des détenus atteints de maladie mentale.
Outre la volonté de mettre un terme à l’emploi des mots « folie » et « guérison », les juges et avocats qui ont travaillé sur la loi préconisent l’adoption du verdict d’inaptitude à subir son procès pour une personne souffrant de maladie mentale. La pièce est donc aussi un bon exemple du théâtre législatif défini par Augusto Boal.
Toutefois, Zeina Daccache préfère ne pas catégoriser le théâtre de Roumieh. « Je l’appellerais plutôt leur théâtre, car au final, leurs pièces sont représentées dans leur espace, en recourant à leurs compétences, leurs mots, leur audience et leur message. »
Article publié le 18 mai 2016 dans Middle East Eye
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