Disparus du Liban : cachez ces charniers que je ne saurais voir

Au Liban, le sort des 17 000 disparus estimés de la guerre civile reste un secret d’État. Entre prise d’ADN et enquête sur les fosses communes, la société civile a décidé de le briser.

Hamza accueille l’équipe du Comité International de la Croix-Rouge (CICR) dans son salon étroit, sourit de ses dents noircies en les regardant se frayer un chemin entre ses trois gosses pour s’asseoir sur des sofas délavés. Ses visiteurs sont venus prélever un échantillon de son ADN, en tant que frère d’un disparu durant la guerre civile libanaise (1975-1990).

Abbass, l’aîné de la fratrie, n’est jamais revenu d’un trajet entre Beyrouth et le Sud Liban en 1984, en plein cœur du conflit. « Il n’était pas religieux, mais il s’était laissé enrôlé par un chef de milice du coin », ressasse le cadet, amer.

« Nous ne pouvons plus attendre »

Hamza habite à Ghobeiry, la banlieue sud de Beyrouth. Son appartement aux façades décaties est entouré de drapeaux des partis chiites Amal et Hezbollah qui, dans les années 1980, étaient des milices engagées contre l’invasion israélienne du Sud Liban et les partis chrétiens. Dans ce conflit pernicieux, aux alliances aussi fragiles que changeantes, Amal combattait aussi contre les Palestiniens et s’est opposé au Hezbollah à Ghobeiry.

Aujourd’hui, plus de 25 ans après la fin de la guerre, les ex-leaders de milice sont devenus qui ministre, qui député. Couverts par la loi d’amnistie votée au sortir de la guerre, ils ont conservé la mainmise sur le pays. Plutôt que d’enquêter sur les 17 000 disparus estimés du conflit, l’État libanais a voté une loi en 1995 permettant à leurs proches de les déclarer comme mort. Une façon d’éviter toute éventuelle responsabilité dans ces disparitions, d’après de nombreux proches et acteurs de la société civile.

Depuis le bureau du CICR de Beyrouth, Carina Svenfelt, responsable du programme des disparus, avoue que le nuage opaque qui continue de flotter autour des disparus au Liban est inédit : « Tout ce que le CICR fait au Liban n’est pas conventionnel. Ailleurs, nous accompagnons le travail d’une commission indépendante chargée d’enquêter sur le sort des disparus et de superviser l’exhumation des fosses communes. Mais ici, le projet de loi prévoyant la création de cette commission est dans les tiroirs du Parlement depuis 2012 », se désole-t-elle.

Les autorités du pays du Cèdre font planer le spectre d’un possible retour de la guerre civile pour justifier leur refus de rouvrir les dossiers du passé. Mais l’absence de vote sur le projet de loi des disparus tient aussi à la gabegie politique : depuis 2009, les députés libanais ont prolongé leur mandat à deux reprises sans élections et, depuis deux ans, ils ont été incapables d’élire un nouveau chef d’État.

Chose rare, le CICR a pris l’initiative pour troubler l’apathie politique : « En 2012, nous avons débuté la collecte de « données pré-disparition » auprès de 2 350 familles de disparus, c’est-à-dire tous les détails physiques qui pourraient aider à les identifier. 1 670 autres entretiens sont prévus et la liste est ouverte. Depuis juin, nous prélevons un « échantillon de référence biologique », afin d‘aider à l’identification future des disparus. Là encore, nous agissons malgré l’absence d’aval politique sur la question. Notre prise de position n’est pas politique mais humaniste : les familles des disparus meurent peu à peu sans avoir connu la vérité sur le sort de leurs proches. Nous ne pouvons plus attendre. »

Jeté dans un puits

Hamza écoute patiemment les membres du CICR lui expliquer la procédure. L’extrait d’ADN sera conservé en deux exemplaires, l’un au siège du CICR à Genève, l’autre chez les Forces de sécurité intérieures (FSI), la police libanaise, à Beyrouth. Cet échantillon, conservé de manière codée pour en garantir l’anonymat, correspondra peut-être à celui prélevé dans l’une des nombreuses fosses communes du Liban, le jour où elles seront exhumées.

C’est ainsi que des experts britanniques ont pu identifier en 2009 le corps du journaliste britannique Alec Collett, enlevé en 1985 à Beyrouth. À l’époque, Amnesty International remarquait que la seule fosse commune exhumée par l’État libanais à côté du ministère de la Défense, en 2005, avait permis l’identification de 24 corps de soldats libanais. Un comité spécial avait alors été créé pour récolter les preuves ADN de ces militaires, tombés face à l’armée syrienne.

Surprise pour l’équipe de la Croix-Rouge, le père de famille refuse de donner un extrait de sa salive : « J’ai confiance envers le CICR, mais pas envers les FSI. Ils n’ont jamais rien fait pour régler le sort des disparus, je ne leur donnerai pas mon ADN », assène-t-il.

Une semaine plus tard, Hamza revient sur son refus pour MEE : « Après la disparition d’Abbass, nous avons cherché jusqu’en Syrie et en Israël pour le retrouver. Finalement, nous avons appris qu’il avait été tué et que son corps avait été jeté dans un puits, dans la région de Beit Jezzine. Mais avec les reconstructions de l’après-guerre, il est devenu impossible de savoir où il se trouve. Nous avons tiré un trait sur les chances de l’identifier et de l’enterrer dignement. Où qu’il soit, que Dieu le garde », conclut-il.

Charniers coulés dans le béton

En l’absence de loi pour protéger les fosses communes, nombre sont les charniers de la guerre qui ont été découverts et détruits au hasard d’un site de construction au Liban. L’ONGAct for the Disappeared, créée pour soutenir les associations des familles de disparus qui luttent depuis plus de trois décennies pour déterrer la vérité, a établi qu’à 31 reprises, des restes humains ont été découverts depuis la fin de la guerre au Liban. Entre 125 et 145 corps y ont été retrouvés. Mais hormis les rares occasions où des documents ont été trouvés avec les corps, leur identité n’a jamais été établie.

L’existence de fosses communes a été reconnue dès l’an 2000 par une commission gouvernementale chargée d’enquêter sur les disparus. La commission en a mentionné trois, situées dans le cimetière de Mar Mitr, celui des Martyrs à Horsh Beirut et le cimetière des Anglais à Tehouita, tous trois dans la capitale libanaise. Mais l’État n’a jamais enclenché les démarches nécessaires à leur exhumation, ni à la recherche d’autres charniers potentiels.

Co-fondatrice d’Act for the Disappeared, Justine Di Mayo en tire une conclusion réaliste : « Nous avons décidé de collecter nous-mêmes des informations pour identifier les fosses communes et les protéger, aux côtés d’anthropologues et de médecins légistes. Si on attend la création d’une commission d’enquête, il sera peut-être trop tard, car elles auront été détruites par des sites de construction. »

Outil de pression 

À l’instar du CICR, l’ONG a donc décidé de privilégier l’action de terrain sur le lobbying auprès des autorités : « En enquêtant sur les découvertes de restes humains, on s’est rendu compte qu’elles n’étaient encadrées par aucune procédure et suivies d’aucune enquête. Nous cherchons donc à obtenir une décision judiciaire pour la protection de ces sites et, en même temps, nous développons des recommandations sur la manière de gérer les restes humains par ceux qui les découvrent », détaille Justine Di Mayo.

L’objectif de l’ONG est de souligner l’importance des fosses communes dans le dossier des disparus au Liban. « Parler des fosses communes revient à dire que la plupart des disparus sont morts. C’est encore un tabou et nous tenons à le lever. Car même si leurs proches sont morts, les familles des disparus subissent une torture psychologique quotidienne en l’absence d’information sur leur sort. »

Après la visite de Hamza, l’équipe du CICR se rend dans le quartier de Jnah. La famille de Youssef, Palestinien disparu en 1985 à l’âge de 25 ans alors qu’il sortait pour acheter des croissants, est prête à donner son ADN. « Nous gardons encore l’espoir de connaître la vérité un jour. Youssef a deux enfants qui sont aujourd’hui mariés et portent avec eux le poids de l’incertitude sur son sort », explique son frère Hasssan.

Face à lui, son père de 85 ans ronge le bout du long fil de sa vie, qui s’éteindra peut-être dans l’ignorance sur le sort de son fils. « Nous avons demandé à tout le monde ce qu’il était advenu de lui. Libanais, Palestiniens, Syriens, ce sont tous des menteurs. La plupart du temps, on a fini par payer de grosses sommes d’argent pour se faire mener en bateau », soupire Hassan en regardant son père silencieux.

Rares sont ceux au Liban qui continuent de croire que le dossier des disparus sera réglé par les autorités actuelles. Mais au lieu de baisser les bras, la nouvelle génération entend agir autrement.

Ghassan, fils de Wadad Halawani, fondatrice du Comité des familles de disparus et pionnière du combat pour le droit à savoir suite à la disparition de son mari en 1982, travaille avec un collectif à la numérisation de 30 ans d’archives acquises par le Comité. L’objectif est de permettre à la nouvelle génération de se réapproprier le discours sur la mémoire de la guerre, confisqué par les ex-miliciens au détriment de leurs victimes.

À l’instar du CICR et d’Act for the Disappeared, Ghassan considère que l’heure est aux actes plus qu’à la parole : « Face à l’inertie des décideurs, il faut cumuler le plus de preuves possibles sur le dossier des disparus, afin de les acculer à prendre enfin leurs responsabilités », estime-t-il. « En ce sens, les extraits d’ADN récoltés par le CICR sont pour nous un nouvel outil de pression. »

Article publié dans Middle East Eye le 30 août 2016

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