Syrie: l’urgence de penser la reconstruction

Alors que le conflit syrien n’en finit plus de détruire des pans entiers du pays, le temps de la reconstruction semble plus que jamais éloigné. Il est pourtant d’une pressante actualité, entre marchés juteux et crimes de guerre qui risquent de rester impunis.

«Nous sommes déjà en retard», martèle Claude Yacoub d’une voix pressée. Cet architecte franco-syrien, aujourd’hui à la tête de l’ONG Ila Souria, parle de la reconstruction de la Syrie. Pardon? Depuis cinq ans, le monde assiste tantôt complice, tantôt impuissant, au conflit le plus destructeur depuis la Seconde Guerre mondiale, né de la répression sanglante du soulèvement populaire du peuple syrien pour renverser le régime autoritaire de Bashar el-Assad. Face à la destruction de quartiers entiers de Homs, d’Alep et de la banlieue de Damas par les bombardements syriens et russes, à un degré d’atrocité toujours plus élevé entre les groupes armés de ce conflit sans fin, il semble presque indécent d’envisager le futur d’un pays en pleine désintégration.

Et pourtant, l’ex-professeur d’architecture à Damas insiste: «Celui qui dit qu’il est trop tôt pour penser à la reconstruction n’a rien compris», dit M. Yacoub, lapidaire, avant de s’expliquer: «Une fois les armes tues, il n’y aura pas de vainqueurs. Des fonds d’investissement vont s’abattre sur la Syrie et aucun ne sera innocent. En prétextant l’urgence, on va faire n’importe quoi. Car tout projet d’une telle ampleur mérite du temps et c’est pour ça qu’on est déjà en retard.»

Les chiffres du désastre
L’ampleur du projet de reconstruction est à la hauteur du niveau des destructions provoquées par cinq ans d’un conflit sans véritable trêve. Sur ce sujet, difficile d’arrêter des chiffres exacts et les chercheurs s’escriment à jongler avec des estimations. C’est à ce décompte macabre que s’attèlent depuis cinq ans la centaine d’experts syriens et internationaux réunis au sein de l’Agenda national pour le futur de la Syrie. Créé au sein de la Commission économique et sociale de l’Asie occidentale des Nations Unies (ESCWA), cette équipe réunie à Beyrouth ne cesse chaque année d’ajouter des zéros aux coûts de la guerre en Syrie: «Les pertes totales provoquées par le conflit s’élèvent à 259,6 milliards de dollars  (250,8 milliards de CHF: ndlr)», livre le dernier rapport de l’ESCWA. Puis, il décline: 2,3 millions de Syriens ont été tués ou blessés. Des centaines de milliers d’autres sont emprisonnés ou ont disparu. 6,5 millions de Syriens sont déplacés au sein du pays, 6,1 millions réfugiés en dehors. La destruction de logements et d’infrastructures s’élève à 90 milliards de dollars. Le PIB s’est contracté de 55%. 80% de la population encore présente sur le territoire vit sous le seuil de pauvreté, 13,5 millions ont besoin d’une aide humanitaire d’urgence pour l’accès aux besoins les plus élémentaires comme l’eau et l’électricité. 2,7 millions d’enfants syriens sont déscolarisés… Le rapport ne quantifie pas les dégâts psychologiques irréparables provoqués par le deuil, la torture et la destruction.

En parallèle au calcul des pertes humaines, économiques et financières, ces experts formulent le cadre normatif pour rebâtir le pays dans l’optique d’un retour à la paix: «Dès le début du conflit, nous avons voulu créer une plateforme d’experts syriens, pro et anti-régime, afin de tomber d’accord sur un document déclinant les politiques à envisager pour remettre la Syrie sur les rails», explique l’un des membres, sous couvert d’anonymat. Dans cette feuille de route, le processus de reconstruction se déploie en trois temps: la réconciliation et la cohésion sociale, la gouvernance politique et la démocratisation et, enfin, la reconstruction économique. Coordinateur de la Coalition internationale de l’habitat, Joseph Schlela explique: «Alors que certains pays partis pris du conflit s’avancent déjà sur la reconstruction, il importe de l’inscrire dans le cadre de la justice transitionnelle.» Ahmed Mansour, chercheur légal au sein de la Coalition, ajoute: «Les cartographes sont les premiers arrivés dans un conflit, avant même les soldats. Il n’est donc pas trop tôt pour alerter sur les risques liés à la reconstruction, qui pourrait devenir un nouveau conflit. Car si les normes existent, nous avons vu de manière répétée que les Etats cherchent toujours à les éviter en période de post-conflit.»

À l’instar de Claude Yacoub, le rapport de l’ESCWA met en garde contre l’empressement qui pourrait suivre le retour de la paix: «Les décideurs doivent résister à toute réaction instinctive dans la planification de la reconstruction. Celle-ci doit être menée sur un terrain rationnel, de manière à éviter les erreurs du passé, comme la négligence de l’impact environnemental, le mépris de la planification urbaine et la marginalisation de certains groupes.»

Le contre-exemple de Beyrouth 
Depuis la baie vitrée des bureaux de l’ESCWA, on peut apercevoir les bâtiments flambants neufs du centre-ville de Beyrouth, la plupart hébergeant des boutiques de luxe à la clientèle éparse ou des bureaux vacants en quête désespérée de locataires. En termes d’erreur du passé, la reconstruction de Beyrouth après 15 ans de guerre (19751990) tient du modèle à éviter: d’un côté, des fonds saoudiens ont permis la reconstruction du centre-ville, qualifié de «génocide architectural» par l’historien Georges Corm, par l’intermédiaire du premier ministre sunnite de l’époque Rafic Hariri. De l’autre, l’Iran a financé la reconstruction de la banlieue Sud de la ville, par l’intermédiaire du parti chiite Hezbollah. Le Liban post-conflit en est sorti fragmenté. Jusqu’à aujourd’hui, des conflits en suspens éclatent de temps à autre, du fait de cette reconstruction utilisée à des fins politiques.

Ce Liban morcelé, dont certaines facettes rappellent Dubaï et d’autres les bidonvilles de Mumbai, sera un acteur inévitable de la reconstruction de la Syrie. Depuis les bureaux d’une société de conseil célèbre pour son rôle dans la reconstruction de la capitale libanaise, un directeur de projet l’affirme: «Il y a un désir fort de travailler en Syrie. C’est une opportunité formidable pour le Liban, tandis que la situation du marché dans les pays du Golfe est en chute libre.» En navette permanente entre Beyrouth et Djeddah, il va plus loin: «La reconstruction de la Syrie est le dernier espoir pour la région, marquée par la chute des prix du pétrole et le coût des guerres en cours. Nous avons besoin d’un plan Marshall pour la Syrie, qui relancera l’économie de tout le Moyen-Orient», en envisageant déjà des études d’ingénieur civil pour son fils aîné afin qu’il participe au futur chantier.

Pour aboutir à la fin du conflit
Pour entériner les espoirs des Libanais, le Forum sur l’aide à la Syrie pour l’urgence et la reconstruction (SAFER) s’est tenu, les 1 et 2 juin 2016, à l’hôtel Movenpick de Beyrouth. Détail gênant révélé par le groupe d’architectes et d’artistes libanais The Dictaphone group dans sa campagne This sea is mine (Cette mer est à moi): le Movenpick et les autres complexes hôteliers privés construits le long de la côte, pendant et après la guerre, accumulent les infractions légales. Dépassement du coefficient d’exploitation autorisé, influence des milices armées pour obtenir des permis de construire, vote d’un décret exceptionnel en pleine guerre pour permettre la construction… C’est dans la salle de conférence de cet hôtel de luxe au passé trouble que des décideurs libanais sont venus défendre le rôle que devrait jouer le Liban dans le futur de la Syrie. «Nous avons gardé un lien avec nombre d’entrepreneurs syriens, sachant que c’est le meilleur moyen, à terme, de revenir sur le marché syrien», explique notamment Makram Sader, secrétaire général de l’Association des banques libanaises. «Nous espérons revenir avec ces entrepreneurs quand le temps de la reconstruction viendra», ajoute-t-il. «Nous avons l’expérience préalable de la reconstruction du Liban, avec des institutions financières internationales comme le FMI ou l’Agence française de développement. Nous sommes prêts.»

Marwa Al-Sabouni a imaginé le futur du quartier de Baba Amr, totalement détruit par le régime syrien – Crédit : Marwa el-Sabouni

Depuis les locaux beyrouthins de l’ONG Common Space Initiative (CSI), Omar Abdulaziz Hallaj tient un autre discours: «Jusqu’à présent, la reconstruction a été sur-romancée. Avec l’idée qu’il y aurait un moment zéro où les hostilités cesseraient dans tout le pays et où tout le monde irait se ruer dans le pays pour reconstruire», dit ce consultant en urbanisme, responsable du projet Syria Initiative au sein de CSI. «C’était encore plausible, il y a deux ans. Puis le processus de paix de Genève s’est effondré. L’idée n’est plus d’attendre la fin du conflit pour démarrer la reconstruction, mais de travailler dès maintenant à la reconstruction pour aboutir à la fin du conflit», ajoute-t-il. Dans un pays où 78% des jeunes sont au chômage, où l’inflation des prix et les nombreux sièges imposés par le régime empêchent l’accès aux aliments de base et à l’énergie, le conflit est désormais entretenu par la pauvreté, avec pour employeurs les nombreux groupes armés parsemés sur le territoire syrien.

La Syrie est désormais divisée en quatre zones aux frontières instables tracées selon des lignes ethniques ou confessionnelles, analyse le chercheur Anthony Cordesman 1: une partie contrôlée par l’organisation de l’État islamique, une autre aux mains de groupes armés islamistes opposés au régime, une autre contrôlée par les Kurdes de Syrie et la dernière conservée par le régime de Bashar el-Assad. Envisager la reconstruction sans prendre en compte la fragmentation du territoire est inutile, estime Omar Abdulaziz Hallaj: «La reconstruction devra faire face à cette réalité en pensant la décentralisation, avec de nouveaux acteurs sur le terrain, qui n’accepteront de baisser les armes qu’en échange de garanties. Aujourd’hui, toutes les ressources qui faisaient la richesse de l’État syrien, du pétrole au gaz en passant par le phosphate, sont hors du contrôle du régime.»

Alors reconstruire, oui, mais où, pour qui et comment? Les villes syriennes d’avant guerre accueillaient plusieurs différentes confessions religieuses dans un entrelacs joyeux de clochers et de minarets sunnites, chiites et alaouites. Après la destruction du centre-ville de Homs, la capitale de la révolution en 2011, Marwa el-Sabouni, architecte locale, constate: «La vieille ville et ses alentours sont perdus (…) Par-dessus tout, les gens se sont perdus euxmêmes. L’amour et l’harmonie qui existaient entre les communautés et les religions ont été brisés», écrit-elle dans son ouvrage The Battle for home2 (La lutte pour un foyer ), écrit à Homs en pleine guerre. Un morcellement programmé, selon le rapport « Nettoyage ethnique silencieux en Syrie » de l’association Naame Sham: «La destruction planifiée et la reconstruction de certaines zones en Syrie semble avoir eu l’intention de punir des communautés supportant la révolution ou les rebelles armés, la majorité étant sunnites. Elle vise aussi à «nettoyer» ces zones de tous les «éléments non-désirables» et de les empêcher de revenir chez eux à l’avenir, en les remplaçant par des Syriens alaouites et des chiites étrangers qui soutiennent le régime.»

L’une des illustrations de Marwa Al-Sabouni sur la ville de Homs – Crédit : Marwa el-Sabouni

Les activistes syriens, libanais et iraniens de cette association en veulent pour preuve le décret présidentiel n°66. Signé en septembre 2012, il vise à rénover des zones de logements informels situées autour de Damas qui, au moment du décret, venaient d’être rasées par l’armée syrienne. Au point que Human Rights Watch (HRW) déclare dans son rapport Razed to the ground que «les responsables de ces destructions injustifiées de propriétés civiles ou de cette punition collective ont commis des crimes de guerre». HRW a récolté des témoignages d’habitants affirmant n’avoir reçu aucune compensation pour la perte de leur maison, en violation flagrante de la loi. Les survivants se sont donc réinstallés dans d’autres quartiers informels. Pour Valérie Clerc, urbaniste et membre d’Ila Souria, «le diagnostic de ces quartiers après le conflit pourrait également intégrer de nouveaux droits découlant de la nécessité de s’installer dans des zones hors normes dans une situation d’exception, de pénurie et d’urgence».

Mais à l’inverse, le risque plane que la reconstruction ait lieu hors du cadre de la justice transitionnelle, sans considération pour les droits des populations déplacées de force. Le 23 septembre 2014, le conseil de la ville de Homs a approuvé la résolution n°19 décidant de «considérer des parties des quartiers de Baba Amr et al-Abbasiyya comme des aires massivement non-régularisées et de les régulariser de manière à protéger les droits des occupants actuels et de ceux qui ont mis la main sur les propriétés en accord avec les lois et régulations». Après la reprise de l’ex-capitale de la révolution par le régime, les anciens habitants de ces quartiers à majorité sunnite risquent donc d’être remplacés par les nouveaux occupants alaouites. Marwa el-Sabouni écrit à propos de ces déracinés: «Quand tu perds ton foyer sans savoir quand et par qui tu pourras le récupérer, si tant est que tu le puisses, c’est alors que tu perds ton ombre sur le monde, la preuve de ta présence ici.»

Villes transitoires 
Pour ces déplacés, difficile d’espérer grand chose de l’Agenda national pour le futur de la Syrie, ou de l’arrivée d’hypothétiques capitaux étrangers. «Quand la plupart des personnes déplacées veulent juste fermer leurs yeux et les ouvrir à nouveau sur leur vieille maison, la planification, le financement et la construction deviennent insignifiants. Le véritable défi tient à comment ne pas offenser des gens qui sont au bord de l’explosion», écrit Marwa el-Sabouni. Omar Abdulaziz Hallaj estime donc que le gros du travail de reconstruction consistera à donner des outils de résilience à ces déplacés, afin qu’ils puissent construire eux-mêmes leur nouveau foyer: «Il faut assumer que la reconstruction sera informelle, et déséquilibrée. Il y aura quelques grands projets prestigieux, qui concentreront beaucoup de capital. Le reste consistera en une reconstruction chaotique, avec des réinstallations dans des quartiers informels autours des centres-villes.»

D’ores et déjà, l’ONG Ila Souria soutient cette reconstruction par le bas, explique M. Yacoub: «Nous venons de faire une formation à Gaziantep avec des architectes syriens, qui ont travaillé sur la question des villes transitoires post-catastrophe et des camps de transit. On parle déjà de reconstruire des quartiers durables à Idlib, en utilisant la terre et la chaux disponible sur place. On sait que le gros de la reconstruction va être fait dans l’urgence, sans écouter les besoins des gens sur place. Tant pis. À notre niveau de colibris, on l’envisage durable et participative.»

  1. Chercheur au Center for Strategic & International Studies (CSIS) à Washington, il est auteur de «Construire une nouvelle Syrie: gérer les vrais effets de la guerre contre l’État islamique», article paru le 4 septembre 2015 sur le site du CSIS.
  2. The Battle for Home: The Memoir of a Syrian Architect, Marwa al-Sabouni, Thames & Hudson, 2016.

Pour aller plus loin:

Article publié dans le magazine suisse La Cité en juillet 2016.

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