Odeur et tremblements

Jad conduit la vieille voiture cabossée de son père sur les sentiers accidentés de son village de Baawerta, dans les hauteurs de Naameh. Soudain, une odeur pestilentielle s’infiltre par les fenêtres ouvertes du véhicule. Il se gare au pied d’un océan de sable d’où sortent des cheminées éparses qui recrachent du méthane: «C’est la décharge où sont enfouis les déchets de Beyrouth. Voilà dix-sept ans qu’on respire ses gaz toxiques. En ville, ça fait dix jours et les gens n’en peuvent déjà plus!» dit cet étudiant en commerce, qui rêve d’émigration.

En 1998, à la suite de la fermeture soudaine du dépotoir saturé de Bourj Hammoud, municipalité voisine de Beyrouth, un plan d’urgence est adopté par le gouvernement libanais pour gérer les déchets solides de la capitale et de quelque 300 municipalités du Mont-Liban. Il prévoit l’ouverture d’une décharge de 120 000 m² à Naameh pour dix ans, où jusqu’à 2 millions de tonnes de déchets peuvent être enfouies. La société Averda, à travers ses deux entreprises Sukleen et Sukomi, remporte le contrat. Mais dès 2001, la décharge est pleine. Elle sera agrandie à quatre reprises, jusqu’à accueillir 18 millions de tonnes de déchets ménagers! Le contrat avec Averda a été renouvelé à autant de reprises, sans jamais faire l’objet d’appel d’offres public.

Y'en a qui savent pas viser - Crédit: Emmanuel Haddad

Y’en a qui savent pas viser – Crédit: Emmanuel Haddad

Depuis le 17 juillet 2015, la décharge est fermée pour de bon. C’est du moins ce qu’espère Ajwad Ayache, l’homme qui a lutté pour sa fermeture: «Nous avions déjà organisé une mobilisation dans les villages alentours de la décharge fin 2013, avant une énième extension du contrat de Sukleen. J’ai été arrêté et la police a forcé notre barrage pour rouvrir la décharge. Mais pas au-delà du 17 juillet: nous avions leur promesse. Or le gouvernement n’a pas développé d’alternative, pensant peut-être, qu’une fois de plus, nous allions accepter le renouvellement du contrat de Sukleen. Mais ici, les habitants meurent tous du cancer, cette décharge nous tue! A 7 h du matin le 17 juillet, nous avons donc bloqué l’accès et, cette fois, nous ne bougerons pas!» prévient le natif de Baawerta.

Soupçon de corruption
Ce même matin, les employés de Sukleen n’ont pas ramassé les 3000 tonnes de déchets quotidiens produits à Beyrouth ni dans les 300 municipalités alentour. Au bout de dix jours, des montagnes d’ordures ensevelissaient des voitures, coupaient des routes et provoquaient la colère des 1,5 million d’habitants de la capitale.

Comment expliquer cette soudaine paralysie? «A l’échelle nationale, on n’a jamais voulu résoudre le problème des déchets», estime Fifi Kallab, fondatrice de l’ONG Byblos Ecologia. «Pourquoi? Parce que chacun a pris sa part du gâteau. A l’origine, le marché des déchets de Beyrouth a été attribué à Averda, car son directeur, Maysarah Sukkar, était un ancien collègue de Rafic Hariri [le premier ministre de l’époque] en Arabie saoudite. Il a gagné le contrat sans appel d’offres et personne n’a rien dit.» Pourtant, en 1994, lorsqu’Averda obtient son premier contrat au Liban, la société vient juste d’être créée, ne dispose d’aucune expérience et son chiffre d’affaires ne dépasse pas 20 000 dollars. Ce qui ne l’a pas empêché de gagner gros. «Personne n’a contesté non plus quand Averda a triplé le coût de son contrat au bout d’un an», ajoute Fifi Kallab. Estimé entre 150 et 170 dollars la tonne, le coût de la gestion des déchets par Sukleen dépasse de loin celui des autres régions libanaises et des pays environnants. Une somme qui pèse lourd sur le budget des mairies.

Tri contre décharges
Selon Bassam Sabbagh, chef du service de l’environnement urbain au Ministère de l’environnement, le blocage est avant tout politique: «Nous avons proposé une loi de gestion des déchets, mais elle est dans les tiroirs depuis trois ans. Pourquoi? L’eau, l’électricité, les transports publics, la gestion des eaux usées, les problèmes sont partout au Liban. Y a-t-il des conflits d’intérêts dans chaque domaine? C’est surtout un problème de décision politique. Dès qu’un camp politique prône une solution, le camp adverse va spontanément la bloquer. Résultat, rien ne marche», dit-il, fataliste.

La solution pour les déchets, TERRE, ONG membre du mouvement écologiste libanais, l’a déjà mise sur la table à maintes reprises: «La planification du tri et du traitement des déchets au sein des unions de municipalités est aussi efficace que rentable», avance Chadi Sadek, responsable du recyclage au sein de l’association. Avec 52,5% de déchets organiques et 36,5% de déchets inertes recyclables (papier, plastique, métal et verre), le Liban pourrait réduire considérablement la part des déchets à enfouir, si ses habitants triaient à la source. Aujourd’hui, seuls 15% des déchets sont transformés en compost et 8% recyclés, tandis que les décharges sauvages pullulent. Après dix jours sans ramassage, Sukleen a recommencé à collecter les ordures de Beyrouth. Mais les activistes du collectif «Vous puez!» (lire ci-dessous), un mouvement social né de la crise des déchets, ont constaté que nombre de camions déversaient les ordures en pleine nature. Face à l’indignation citoyenne, de plus en plus de municipalités incitent leurs habitants à trier à la source.

Politiques poubelles - Crédit photo: Emmanuel Haddad

Politiques poubelles – Crédit photo: Emmanuel Haddad

En parallèle, le gouvernement a lancé un appel d’offres pour confier les déchets libanais à six entreprises privées. Si la procédure est enfin transparente, elle laisse aux entreprises la responsabilité de choisir le lieu de la future décharge dans chacune des six régions. Un casse-tête dans un petit pays où l’espace fait défaut. «Le plan originel du Ministère de l’environnement était de confier la collecte des déchets aux municipalités. Mais le Conseil des ministres l’a modifié, soupire Bassam Sabbagh. C’est toujours comme ça, au dernier moment, tout peut être bouleversé pour des raisons politiques.»

«Vous puez!»: le «dégage!» des Libanais

«On aurait dû être le premier pays du Moyen-Orient à se rebeller, avant la Tunisie et l’Egypte, vu qu’on nous traite comme des animaux!» s’insurge Zeina, coquette employée dans la cosmétique, assise entre une ambulance et une rangée de barbelés dans le centre-ville de Beyrouth. Il est 20 h samedi 22 août et, depuis une heure, plus de 10 000 manifestants réunis à l’appel du collectif «Vous puez!» subissent les tirs de balles en caoutchouc, les jets des canons à eau, les gaz lacrymogènes de la police et même des tirs à balles réelles de l’armée libanaise. Né sur les réseaux sociaux pour dénoncer l’entassement des déchets beyrouthins, «Vous puez!» s’est mué en mouvement de masse au fur et à mesure des manifestations, en insistant sur son caractère non partisan et non confessionnel. Samedi, l’ambiance pacifique et festive du rassemblement s’est évanouie lorsque les forces de l’ordre ont chargé la foule réunie devant le Grand Sérail, le palais du gouvernement. Septante-cinq manifestants ont été blessés, dont quinze hospitalisés. Le procureur d’Etat, Samir Hammoud, a demandé l’ouverture d’une enquête pour déterminer le type d’armes utilisées contre les manifestants, lesquels appellent à la démission du Ministèr de l’intérieur, Nouhad Machnouk, et du premier ministre, Tammam Salam.

Douche gratuite au pays des coupures d'eau - Crédit: Emmanuel Haddad

Douche gratuite au pays des coupures d’eau – Crédit: Emmanuel Haddad

A 19 h, au milieu de la foule, le militant écologiste Paul Abi Rached et le directeur de théâtre engagé Lucien Bourjeily
débattaient à grands cris sur la stratégie du mouvement dont ils sont devenus des figures centrales. «Nous devons nous mettre d’accord sur une demande. Soit le règlement de la crise des déchets, soit le changement du système qui a mené à cette crise», s’égosille Abi Rached, partisan de la première formule. «Mais à ton avis, quelle est la source du problème des déchets? C’est l’élite corrompue qui nous dirige!» s’écrie un jeune, partisan de la table rase. Autour, les slogans repris à tue-tête confirment l’évolution du rassemblement. Aux originels «Vous Puez!» et «14 et 8 mars [les deux camps politiques libanais] ont fait du pays leur épicerie» se sont ajoutés les cris de ralliement «Le peuple veut la chute du régime» et «Révolution!» La violente répression coupe court au débat. L’odeur des gaz lacrymogènes, les visages de femmes et d’enfants en pleurs, puis le son strident de balles réelles tirées en l’air par l’armée provoquent la radicalisation de la foule, qui répond à coups de jets de pierre. Malgré le chaos, les organisateurs tâchent de maintenir le mot d’ordre non partisan. Vers 23 h, des manifestants agitant le drapeau d’un parti politique sont priés de le ranger.

La bataille rangée se poursuivra jusqu’au retrait soudain des forces de l’ordre. «C’est Walid Joumblatt qui a demandé au ministre de l’Intérieur de cesser la répression», informe Chadi Sadek, de l’ONG TERRE, alors que la foule est revenue devant le Grand Sérail. Pourtant, si le chef du Parti social progressiste demande la démission de Nouhad Machnouk, en écho au mouvement «Vous Puez», il n’en soutient pas la revendication de mettre fin au système confessionnel. Le visage de cet ex-seigneur de guerre druze reconverti en député figur aux côtés des autres politiciens libanais sur la pancarte d’un manifestant où on lit: «Certaines poubelles ne devraient pas être recyclées». «La dernière fois qu’on a vu un tel mouvement, c’était en 1974 pendant la révolution du pain», s’émeut Rania Rifai. «Les Libanais sont désillusionnés par les failles du système confessionnel instauré à la fin de la guerre», ajoute cette cinéaste.

Dimanche, le premier ministre, Tammam Salam, s’est dit «aux côtés du peuple» devant la presse, allant jusqu’à dénoncer «les déchets politiques qui bloquent les dossiers des déchets ou de l’électricité qui sont en tête des priorités des citoyens». A 18h, la foule s’est à nouveau rassemblée en masse joyeuse devant le Grand Sérail. Puis, à la nuit tombée, le palais du gouvernement a été littéralement pris d’assaut. Le mur de barbelés protégeant la bâtisse ottomane a été piétiné par des centaines de manifestants prêts à en découdre. Armés de pierres, ils se sont infiltrés jusque sous les fenêtres des décideurs, avant d’être repoussés à coups de gaz lacrymogène jusqu’au centre-ville. Aux dires de plusieurs témoins, la plupart de ces jeunes sont des partisans du parti chiite Amal, contrôlés par Nabih Berri, l’indétrônable président du parlement. «A chaque mouvement social, ils créent des problèmes», soupire un manifestant, devant un groupe de jeunes criant «chiites, chiites!» en fonçant sur la police. Reste à savoir si «Vous puez!» saura éviter le jeu confessionnel et proposer une alternative aux Libanais en quête de changement.

C'est drôle une vraie manif'! - crédit photo: Emmanuel Haddad

C’est drôle une vraie manif’! – crédit photo: Emmanuel Haddad

Article publié dans le journal suisse Le Courrier mard 25 août 2015.

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