Décharges de colère à Beyrouth
«Souvent, je dors ici, contre le mur qui donne sur la plage», confesse Ali, le bras tendu vers le mélange de galets, de parpaings brisés et de déchets entout genre qui sépare les façades ocre des taudis d’Ouzai –poche de misère accolée à l’aéroport de Beyrouth– de la ligne bleue de la Méditerranée. Son visage rond et borgne se penche ensuite sur ses pieds sales, tandis que les jeunes du quartier déballent le vide de leurs vies: Quassem revient sur la mort de son père, la carte d’identité qu’il n’a jamais obtenue, les drogues qu’il consomme pour s’évader duchômage et de la pauvreté. On évoque Brahim, dont aucun des deux parents divorcés n’a voulu s’occuper: «Il s’est retrouvé à dormir dans le coffre d’une voiture ou au bord de l’eau. Avoler pour manger. Il est en prison aujourd’hui.» La prison de Roumieh est le seul service public que connaissent les jeunes d’Ouzai. Tous ceux qui sont réunis autour du cabanon d’Ahmad, à fumer un narguilé et boire un soda, y ont passé au moins six mois pour des histoires de drogue ou de vol.
Ali, lui, y est resté dix-huit ans. Pour meurtre. Une sale histoire. Et la suite n’est pas plus belle: «Pire que tout ce que les autres viennent de raconter.» L’un après l’autre, ils se chargent de la narrer, connaissant par cœur la dérive du quadragénaire. Le jour où, selon ses dires, il s’est fait voler unreinet sonœil gauche, et l’impossible recherche d’un emploi quand on a un casier… Ali acquiesce, penaud. AOuzai, la fin de la collecte des ordures depuis plus d’un mois ne change pas grand-chose au quotidien. «Les déchets, on les ramasse parfois pour se faire unpeude sous», dit l’un. «Quand on a faim, enchaîne le frère d’Ali. Une journée à ramasser le plastique et le fer, ça nous fait 10000 livres. [5,90 euros, ndlr] De quoi manger un sandwich chacun.» Apeine de quoi se payer un verre dans le centre de Beyrouth, où l’accumulationdes poubelles, due à la fermeture, le 17 juillet, de la principale décharge àNaameh, a provoqué l’ire des habitants, descendus dans la rue pour demander la démission du ministre de l’Environnement.
«QUI A LÂCHÉ SES CHIENS ?»
Début août, la protestation visait avant tout à trouver une solution durable à la gestion des déchets. Pourquoi ne pas s’essayer au tri ? Avec 52,5 % de déchets organiques et 36,5 % de déchets inertes recyclables (papier, plastique, métal et verre), le Liban pourrait réduire considérablement la part des déchets à enfouir. «Plutôt que les incinérateurs qu’il privilégie à long terme, nous avons proposé au gouvernement de laisser les unions des municipalités gérer la collecte et le tri des déchets à la source, puis d’ouvrir des centres de recyclage dans chaque région. Ce serait moins coûteux et plus écologique», explique Chadi Sadek, membre de l’ONG Terre.
Le gouvernement a fait la sourde oreille. Des décharges sauvages ont commencé à parsemer le territoire. A chaque reculade politique, une manifestation s’est tenue à Beyrouth, dénonçant pêle-mêle la paralysie du gouvernement, la corruption des élites et l’urgence sanitaire : le contrat pour la collecte des déchets a expiré sans qu’un nouveau système soit mis en place, les dirigeants politiques se disputant sur la répartition des bénéfices à venir. Puis le mouvement citoyen «Vous puez» a été lancé. Samedi 22 août, 10 000 Libanais sont descendus à son appel devant le palais du gouvernement, objet de tous les blocages, cible de toutes les plaintes. Au milieu de la foule, le fondateur de Terre, Paul Abi Rached, et le directeur de théâtre engagé Lucien Bourjeily débattaient à grands cris de la stratégie à adopter. «Nous devons nous mettre d’accord sur une demande : soit le règlement de la crise des déchets, soit le changement du système qui a mené à cette crise», s’égosillait Abi Rached, partisan de la première formule.«Mais à ton avis, quelle est la source du problème des déchets ? C’est l’élite corrompue qui nous dirige !» l’a coupé un jeune manifestant dénonçant le clientélisme, les bénéficiaires des contrats pour la collecte étant souvent des entreprises liées à des responsables politiques. La répression policière a mis fin au débat. Soudain, les forces de l’ordre ont chargé, les gaz lacrymogènes ont jailli, suivis du son strident des balles de caoutchouc et des balles réelles tirées en l’air par l’armée. La foule a répondu en jetant des pierres et des slogans rageurs. Le lendemain, la masse assemblée devant le Grand Sérail, siège du gouvernement libanais, était gonflée de dizaines de jeunes qui avaient vu les images de la répression sur les réseaux sociaux et venaient en découdre. A la nuit tombée, la protestation a basculé dans la violence, les pierres des manifestants précédant cette fois les lacrymos des policiers. Qui ont fini par l’emporter.
«Qui a lâché ses chiens parmi les manifestants ?» interrogeait lundi la une de l’Orient-le Jour. Dans la ligne de mire du quotidien francophone : les jeunes à majorité chiite en tête de pont de l’assaut contre le Grand Sérail. Pas de doute pour le journal, comme pour les organisateurs de la manif : ces«infiltrés» ont été envoyés pour saboter le mouvement social par le parti chiite Amal, dirigé par l’indéboulonnable président du Parlement, Nabih Berri. «Dès qu’il y a une manifestation, ils viennent poser des problèmes»,se désolait un jeune manifestant dimanche soir, devant des jeunes criant«chiites, chiites, chiites» avant de foncer tête baissée vers la ligne bleue des forces de l’ordre.
Derrière le slogan «Le peuple veut la chute du régime», deux populations se découvrent dans les rues de Beyrouth. Des habitants éduqués face à des chômeurs déscolarisés, des laïcs face à de purs produits du système confessionnel libanais. Chacun à leur manière, ils aspirent à autre chose qu’au régime créé après la guerre civile par l’accord de Taëf en 1989, désormais à bout de souffle : le gouvernement, divisé entre ses deux camps rivaux, ne peut prendre aucune décision et la classe politique n’a pas réussi à élire un président de la République depuis plus d’un an. Les tensions politiques sont, de plus, exacerbées par la guerre en Syrie.
Ali est chiite, mais il ne fait pas partie d’Amal. Venu gueuler et lancer des cailloux dimanche, il était de retour le lendemain dans ce centre-ville où il n’avait jusque-là jamais mis les pieds. «On en a marre, on veut un avenir»,lance Quassem, également présent ici pour la première fois. Lui qui disait ne pas avoir d’objectif dans la vie en a peut-être trouvé un. Autour, une vingtaine de jeunes chiites chantent, dansent et provoquent les forces de l’ordre avec humour. Au milieu du groupe, Marwa, jeune employée d’un centre culturel, argumente : «Ce n’est pas vous d’un côté et nous de l’autre. Nous sommes tous ensemble pour la même raison : mettre fin à ce système injuste qui nous opprime !» leur lance-t-elle. «Même s’ils sont avec Amal, doit-on les exclure pour autant ? Après tout, ce sont eux les premières victimes du système confessionnel que la rue dénonce enfin», fait-elle ensuite valoir.
«TIENS, LA VOILÀ LA LIBERTÉ !»
«Vous puez» a programmé sa prochaine manifestation pour ce samedi. Ce qui n’a pas empêché les Libanais de tous bords et de toutes confessions d’occuper le centre-ville chaque soir de la semaine, avec l’accord tacite du collectif. Lundi soir, ils dénonçaient l’érection du «mur de la honte», censé protéger le Grand Sérail et aussitôt recouvert de graffiti contestataires. Le lendemain, le mur ayant été retiré, des manifestants recommencent à provoquer la police, postée derrière une frise de barbelés. Entre les deux, une barrière humaine s’interpose pour éviter les affrontements. Sans succès : les forces spéciales, couvertes par des soldats à bord de véhicules blindés, se déchaînent contre les manifestants, arrêtant aussi ceux qui s’étaient interposés. Au total, 60 personnes passent la nuit au poste. Quatre restent introuvables.
Attendant devant le commissariat où sont retenus 11 d’entre eux, Farah est déçue. «Le discours sur les « infiltrés » a donné le feu vert aux forces de l’ordre pour avoir recours à la violence», juge-t-elle. Son ami Ziad finit par sortir. Le dos et les bras couverts d’hématomes, le nez amoché, le jeune étudiant raconte : «Dans la voiture, ils me criaient : « C’est la liberté que tu veux ? Tiens, la voilà la liberté ! » en me rouant de coups.» Farah ne se décourage pas pour autant : «Face à l’Etat qui cherche à nous diviser, il faut rester solidaires. Nous avons réussi à créer un nouvel espace public à Beyrouth. C’est l’occasion unique de discuter avec les jeunes membres d’Amal et du Hezbollah pour les convaincre, eux aussi, de tourner le dos à leurs chefs.»
Mardi, au départ d’une nouvelle marche, Fadel, un jeune chiite venu parce qu’il n’a pas de boulot, discute avec Dalal, une jeune chrétienne. A leurs côtés, Khodr enfile un tee-shirt barré du mot «Discipline» face à une bande de gamins aux airs provocateurs. «Ils viennent de quartiers très pauvres et ils ont la rage. On essaye d’être les intermédiaires entre eux et les autres manifestants», explique cet activiste du Forum socialiste. Aucune violence n’a lieu ce soir-là, grâce au service d’ordre improvisé. «Il faut relativiser la violence des soi-disant infiltrés, soutient Vincent Geisser, sociologue spécialiste du monde arabe, présent à la marche. A l’inverse, les leaders libanais se sont montrés très unis pour garder leurs sièges, n’hésitant pas à semer la division et à faire un usage disproportionné de la force. Face à eux, c’est comme si les citoyens libanais avaient affaire à dix Ben Ali !»
Article publié dans le journal Libération samedi 29 août 2015.
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