« Que se passe-t-il en Irak? » Vous avez quatre heures.
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J’étouffe. Pas toi ? Il fait plus que chaud, il fait un temps de fachos, c’est intenable, insoutenable, interdit, je rugis, je me plains. Je m’assagis. J’en fais trop. Ma chemise est collée à mon torse comme un moustique à ma peau, comme la rétine d’un chercheur d’or à un oripeau coincé sous l’eau. De l’eau, j’en bois trop, des litres, mais il fait toujours grand soif. Inassouvie, l’envie de boire et de boire encore jusqu’à plus soif. Il faut passer quelques jours entre Erbil et Mossoul pour ressentir encore cette métaphore du désir sexuel, de l’appétit charnel, qui me pousse à gonfler mon ventre de liquide jusqu’à l’éclatement, pressé d’aller pisser pour pouvoir recommencer. Je l’ai déjà ressentie au Sahel, mon corps brisé par le coup de tatane du grand Ra en plein dans la nuque, tandis que, marchant à grand peine, je me promettais chaque jour d’acheter un chapeau et des lunettes de soleil, ce que, jamais, Ô grand Jah mais, je ne fis. AH !
La route est belle, bitumée, bordée de bouts de ferraille qui font la chenille, ces canailles, sous le cagnard, prêts à attendre trois jours sans boire pour remplir le moteur de 30 litres d’essence, l’or noir, le flouse, la goutte d’espoir dans la sécheresse immatérielle d’un pays au bord de l’éclosion et déjà à bout de nerfs, proche de l’implosion.
Je regarde ces chauffeurs à l’arrêt, leur serviette mouillée sur la nuque pour esquiver les coups de canne du grand Ra et masquer les larmes de rage auprès de leurs voisins peshmerga, pas question de pécher par excès de féminité au pays de la résistance armée. Je les admire pour leur brave patience et, en même temps, ils me font pitié. Ils se sont fait couillonner les pauvres, comme tant d’autres avant eux et d’autres les suivront bientôt sur la longue route asphaltée de l’arnaque civilisationnelle. Le Kurdistan est un futur grand. Alors il s’est acheté des habits d’homme fringuant. Avec de l’argent Turc, évidemment. Des grands immeubles poussent depuis les profondeurs de sa terre bientôt indépendante, si Dieu est assez grand pour le vouloir, entourés de barbelés et de grilles de sécurité. On y accède en voiture, puis on les quitte en voiture, pour se rendre au Mall en voiture, avant d’aller au restaurant en voiture, et de se faufiler à la bourre dans son bureau en voiture, pour faire semblant de travailler le cul sur son siège avant de le faire rebondir sur celui du passager quand, éreinté, on se fait raccompagner en voiture dans son compound moisi un mois après la cérémonie d’inauguration. Les momies sont en pleine décomposition. Les grands immeubles sont démarqués par une lettre et un chiffre. Même comme ça on ne les distingue pas. Je ne sais plus lire. Je ne veux pas lire ce genre de novlangue. Je m’enfuis dans le souk, je bouffe du pain chaud collé dans le puit de feu par un grand moustachu qui m’en fourre six dans la main contre un billet de vingt, centimes, et me dit de me barrer avant que de mourir en vain pour un regard trop prononcé dans sa rétine. Je n’ai pas de moustache et ça se sent. Je m’abstiens de répondre et je fonds dans l’immensément grand.
Au Kurdistan, ma vie a pris un nouveau tournant. J’ai fait le yoyo pendant deux semaines sans me surprendre, jamais, de revenir toujours au même point de départ. Le cagnard. J’ai essayé de le fuir, le loustique, mais il me gagnait toujours avec ses combines maléfiques. Je quittais la ville, filais sur la grand route au milieu de la banquette arrière, collé entre un gros kurde moustachu et une journaliste française toute menue, inspiré par l’air conditionné, mais pas assez. Pas assez d’air, mais trop de conditions. Telle est la devise du pays. On étouffe dans le bureau d’un con, disons-le comme ça vient, en pleine mission de nous foutre la journée en l’air avec des questions sans queue ni tête, dont les réponses n’atteignent jamais la sienne, qu’il n’est pas payé pour utiliser mais pour placer sous la semelle de son chef, qui lui, a d’autres chats à fouetter. On attend donc une heure et demie au check-point avant de repartir comme on est entré. Innocents et ingrats de notre liberté si facilement retrouvée. On s’enfonce dans l’immensité. Puis on retourne à notre point de départ, l’incertitude, avec une goutte de sueur dans la nuque comme fil d’Ariane.
Je suis à un tournant. Ou plutôt, j’ai la tête qui tourne. Je longe la route bordée de hautes herbes blondes, la récolte sera bonne mais ma tête est trop féconde d’idées abstraites pour réaliser que tout est là, dans les tiges qui nous entourent ça et là, futures miches de pain qui nous rendront un peu plus humains, dans cette région plus portée vers la roquette à longue portée que les mains calleuses du boulanger. Trop occupés par nos grandes idées, nous sommes venus voir un futur grand pays, après tout. Je me concentre sur l’inutile et oublie l’essentiel. Demander. Vous voulez des frontières nouvelles ? Ne pas demander : comment vous préparer vos galettes de pain ? Demander ? Vous avez combien de roquettes, elles sont grosses et bien fermes ? Ne pas demander : pourquoi vous excisez vos femmes avant, parfois, de les tuer pour regonfler votre honneur qui, pour moi, tient déjà tout entier dans vos belles moustaches ? Indifférent, inculte, ignorant de la réalité du pays que je piétine en suant pour la première fois, tout m’apparaît très brillant, sûrement le soleil et ses rayons piquants, très militaire, sûrement ces pick-up remplis d’hommes armés comme des carapaces de scarabées recouverts de fourmis en train d’essayer de les terrasser.
Le Kurdistan, c’est quoi ? Une nouvelle région du monde, une nouvelle guerre, un nouveau futur Etat si Dieu est grand, un nouveau mot à apprendre à placer sur une carte pendant deux semaines d’affrontements, une ribambelle d’hommes patients et courageux, souriants sous la chaleur ardente, un tournant qui finit en queue de poisson sous un ventilateur, la goutte à l’œil et la larme au Kurde.
Autour, c’est le néant. Les pauvres hères se hâtent sur les routes du désert irakien pour rejoindre le havre de sécurité kurde. Les visages sont courroucés, tenaillés par la peur de ne pas avoir d’avenir dans l’heure qui suit, les ventres sont creux, les nuques abattues par un coup de tatane du grand Ra. « Il ne fallait pas naître ici. C’est bien dommage. Revenez demain. Attendez un peu. Beaucoup. A la folie ! Pas du tout. » Voilà ce qu’on obtient en réponse à la question « On peut entrer ? », de la bouche d’un peshmerga, lorsqu’on est musulman de Mossoul et qu’on a pas de famille au Kurdistan.
Le havre de paix est jalousement surveillé, protégé, barbelé, patrouillé. Que vont-ils devenir ? Quel avenir leur est promis ? Ils n’ont pas d’avenir, juste de l’espoir, ces enfants qui ouvrent leurs grands yeux sous la toile tendue au-dessus de la remorque de leur voiture, leur nouvelle maison. Ils attendent dans la chaleur étouffante sur le sable de la plaine de Ninive, à l’entrée du barrage de militaires kurdes qui ont reçu l’ordre de ne pas les laisser entrer sur le territoire de la nation en devenir. Ils sont maigres comme des clous, beaux comme des rois, plantés comme des cons, ils sont tombés bien bas. Les éléments s’y mettent et ajoutent à l’atmosphère d’apocalypse. Tandis que les chrétiens passent le barrage à la seule vue de la croix de Jésus qui pend sous leur rétroviseur, les familles musulmanes de Mossoul entassées sous les bâches distribuées par les Nations Unies sont attaquées par des tourbillons de poussière. La lumière éclatante est soudain brouillée par des grains de sable réunis sur la tête des déplacés, qui s’enfuient en courant contre le mauvais œil.
Tout a commencé quand quelques illuminés ont décidé que la terre n’appartenait qu’aux vrais croyants. Il faut prier, ne pas fumer, se cacher le visage, fermer sa grande gueule quand l’émir se balade dans les parages, adepte du pouvoir absolu et des punitions sans retenue. Ou plutôt. Tout a commencé quand le gouvernement irakien a réprimé une communauté confessionnelle pour en favoriser une autre, créant du ressentiment et de la frustration, le compost de la révolution contre le pouvoir en place. Ou plutôt. Tout a commencé quand l’armée étrangère a décidé, après sa victoire contre le dictateur moustachu en place, d’exclure toute son administration, condamnant à la misère et à l’exclusion des centaines de milliers de familles qui, jusqu’ici, soufflaient le chaud et le froid sur un pays où il suffit d’un changement de climat pour que toute la machinerie confessionnelle et politique implose dans une tempête apocalyptique. Ou plutôt. Tout a commencé quand le dictateur moustachu a décidé de provoquer la communauté internationale en envahissant le petit Koweït voisin, après avoir terrassé le grand Iran d’un coup de soulier dans la gueule et de quelques dizaines d’attaques à l’arme chimique, fournie par les généreuses sociétés d’Occident. Ou plutôt. Tout a commencé quand un homme, jusqu’ici retraité peinard en France, s’est mis en tête de prendre le pouvoir en Iran, imposant une loi islamique en lieu et place de la loi capitaliste jusqu’ici prônée par le shah placé par les Etats-Unis, qui se sont retrouvés bien énervés par la nouvelle, et prêts à soutenir aveuglément le dictateur moustachu voisin pour faire tomber ce grand Ayatollah barbu et assez fourbu pour menacer leurs intérêts dans la région. Ou plutôt. Tout a commencé quand… Je suis né dans un monde étrangement conçu, où la région qui a donné naissance à la civilisation a décidé de se mettre sur la gueule pour les décennies à suivre, sans que je n’y comprenne rien, ni que j’y puisse rien faire. En me rendant dans ces contrées, je n’ai pu que constater la chaleur de la température, la pauvreté des créatures, la pourriture des structures, l’espoir d’un autre futur que celui promis par les hommes aux yeux de fer qui regardent leurs concitoyens par la lorgnette du bouton de lancement de la roquette.
« Je n’ai pas bien compris la question, vous pouvez répéter ? » « Que se passe-t-il en Irak ? » « Je sais, monsieur, moi, moi, je sais, monsieeeuuuur ! » « Vas-y p’tit con, réponds ». « Tout ce qu’on m’avait dit jusqu’ici sur l’Irak était tronqué, imparfait, tendancieux, amalgamé, intéressé, superstitieux. Il faut se rendre sur place pour se faire remettre à sa place par la réalité. » « Deux heures de colle. »
Réagissez, débattons :