L’Etat islamique, mal nécessaire?

Au nord du pays, les djihadistes de l’Etat islamique font désormais la loi. Mais leur prise de pouvoir est surtout la conséquence de la répression des sunnites irakiens. Analyse.

Avocat et militant des droits de l’homme à Kirkouk, à 240 km au nord de Bagdad, Mahdi Saleh porte une chemise à carreau et un pantalon à pince, loin de l’uniforme djihadiste des adeptes de l’Etat islamique en Irak et au Levant (EIIL), rebaptisé Etat islamique (EI) le 29 juin dernier, vingt jours après la prise de Mossoul par ses combattants. Pourtant, à l’instar de l’Etat islamique, l’activiste sunnite réclame aujourd’hui la chute du gouvernement de Nouri al-Maliki et soutient l’insurrection armée contre Bagdad. Dans un parler méticuleux, il revient point par point sur l’escalade de la violence subie par les sunnites, 20% de la population irakienne, les ayant jetés dans les bras d’un groupe djihadiste dont ils ne partagent pourtant pas les objectifs.

Relâcher les prisonniers 

«Le 25 février 2011, un mouvement de manifestations pacifiques et de grèves a éclaté dans les villes de Mossoul, Ramadi, Tikrit, Kirkouk et Bagdad. Le gouvernement les a réprimées en les qualifiant de terroristes manipulés par l’étranger. Mais nous avons tout de même pu faire entendre nos demandes: relâcher les prisonniers innocents, retirer l’armée des villes, annuler la loi antiterroriste et revenir sur l’exclusion des baasistes de l’administration irakienne», se souvient Mahdi Saleh.

Décidée par Paul Bremer, administrateur américain de l’Irak après la chute de Saddam Hussein en 2003, la «débaasification» (le Baas était l’ancien parti de Saddam Hussein, ndlr) de l’armée et de l’administration irakienne a marginalisé des milliers de familles sunnites. Le déséquilibre créé en faveur des chiites n’a fait que se renforcer depuis 2006, année du premier mandat du premier ministre Nouri al-Maliki, qui a depuis aussi pris en main le Ministère de l’intérieur et celui de la défense. Le leader du parti chiite Dawa n’a répondu à aucune doléance du mouvement de protestation sunnite, entamé dans la foulée du Printemps arabe.

Répression du pouvoir

Depuis un restaurant situé aux abords de Kirkouk, Mahdi Saleh claque sa langue contre son palais, assoiffé par un jeûne du ramadan qui tombe en plein été. Mais ses souvenirs continuent d’affluer: «Pour poursuivre la protestation, nous avions installé des camps dans plusieurs villes, avec l’autorisation des autorités. Or, sous prétexte que nous cachions des armes sous les tentes, le gouvernement a donné l’ordre de les raser. Après avoir assiégé la ville de Hawijah, l’armée a tué plus de 50 manifestants le 23 avril 2013. Le mois de décembre suivant, ils ont fait la même chose à Falloudja.» Une répression qui a servi de rampe de lancement aux djihadistes, selon Hassan Hassan, chercheur associé à l’Institut Delma: «Nouri al-Maliki a manqué une occasion en or de travailler avec les religieux et les tribus sunnites pour freiner la montée de l’extrémisme.»

Ralliement de tribus

Plus grave encore, les tribus sunnites qui avaient combattu al-Qaïda sous la houlette de l’armée américaine de 2006 à 2009, se sont ralliées à l’EIIL après le massacre de décembre 2013 à Al-Anbar. «Ils ont accepté l’EIIL car ils n’avaient pas d’alternatives. Le gouvernement a poussé à la militarisation de leur lutte politique et le seul groupe qui avait une force armée suffisante pour résister à l’autoritarisme belliqueux de Bagdad, c’était Daash (acronyme arabe de l’EIIL, ndlr)», explique Maria Fantappie, spécialiste de l’Irak à l’International Crisis Group.

Loin du califat islamique

Derrière l’Etat islamique se rangent donc des acteurs, des ex-baasistes aux tribus locales, dont les requêtes sont essentiellement politiques et sociales, à mille lieues de la création d’un califat islamique. Le ralliement se fait même parfois dans la contrainte: «A Salaheddine, certaines tribus sunnites ne veulent pas porter allégeance à l’Etat islamique, mais l’armée irakienne ne les soutient pas», affirme Maria Fantappie. Chercheur associé au Middle East Forum et à l’Université d’Oxford, Aymenn Jawad al-Tamimi ajoute qu’«il y a même un degré de peur envers l’Etat islamique. Les réseaux sociaux en faveur de l’insurrection sont souvent réticents à ne serait-ce que mentionner son nom». D’autres, explique le chercheur, «rejoignent l’EI car ils y voient le seul moyen de faire plier les forces gouvernementales, tout en se persuadant qu’ils pourront résister à toute tentative de soumission par l’EI».

Mauvais choix d’al-Maliki

En attribuant à tous les insurgés sunnites la même étiquette de terroristes, Nouri al-Maliki entérine donc une alliance entre l’EI, les ex-baasistes et les tribus locales, qui n’est encore qu’un accord éphémère basé sur l’opportunisme. Suite aux élections législatives d’avril dernier, l’actuel premier ministre brigue un troisième mandat en se posant en rempart ultime contre la menace djihadiste: «Il fait du chantage auprès des Américains en agitant la menace sécuritaire. Les Etats-Unis se retrouvent dans une situation inconfortable, ayant quitté l’Irak sur l’engagement que le pays était capable d’assurer sa propre sécurité», analyse Maria Fantappie.

Pourtant, la solution au chaos qui se dessine en Irak est politique avant d’être militaire, estime Lina Khatib, directrice du centre de recherche Carnegie Endowment basé à Beyrouth: «Si la communauté internationale voulait agir, au lieu d’envoyer des drones, elle devrait travailler à détacher les tribus sunnites de leur alliance avec l’Etat islamique. Car sans le soutien de ces groupes locaux, le mouvement djihadiste ne ompte qu’entre 10000 et 20000 combattants qui se retrouveraient vite isolés.»

Article publié le 22 juin dans Le Courrier et La Liberté.

Réagissez, débattons :



Laisser un commentaire