Les Kurdes sont dans tout leur Etat

L’indépendance est un vieux rêve kurde. Depuis la prise de Mossoul par les djihadistes et la crise à Bagdad, c’est devenu un programme politique.

«Nous sommes déjà indépendants dans les faits. Le référendum ne sera que la concrétisation technique de cette réalité.» Pour le porte-parole du groupe parlementaire du Parti démocratique du Kurdistan (PDK), Mohammad Ali Yassin Taha, cela ne fait plus un pli: les Kurdes s’apprêtent à faire sécession de l’Irak déchiré par ce qui ressemble de plus en plus à une guerre civile. Et le scrutin populaire en projet ne constituera qu’une formalité. Il y a tout juste une semaine, c’est Massoud Barzani, le président du Gouvernement régional kurde (KRG) lui-même, qui a demandé aux membres du parlement régional de «créer rapidement une commission électorale indépendante et de commencer les préparatifs pour la tenue d’un référendum pour déterminer notre futur». Massoud Barzani espère ainsi achever l’oeuvre de son père, Mustafa, figure historique de la lutte pour l’indépendance kurde, dont il a repris l’indémodable keffieh rouge et blanc.

Vers un plébiscite
«Demandez à n’importe quel Kurde s’il est pour l’indépendance, 99% vous diront oui», prédit Tariq Jawhar, porte-parole du Parlement kurde. Le 5 février 2005, une consultation officieuse organisée parallèlement aux premières élections législatives organisées dans l’Irak post-Saddam Hussein s’était soldée par un plébiscite du même ordre (98,8%). Et de fait, tous les Kurdes interrogés sur place soutiennent aujourd’hui l’initiative de Massoud Barzani: «La partition de l’Irak existe déjà. Les chiites sont incapables de vivre avec les sunnites, et les Kurdes ne veulent pas participer à leur conflit sectaire », philosophe un trentenaire kurde rencontré à Kalak, non loin d’Erbil.

Ce n’est donc pas un hasard si l’appel du président du Gouvernement régional kurde en faveur d’un référendum sur l’indépendance intervient maintenant. Massoud Barzani tire profit de la faillite du Gouvernement irakien du premier ministre Nouri al-Maliki face au soulèvement armé des djihadistes de l’Etat islamique. Le président du KRG a vu dans la fuite de l’armée irakienne à Mossoul devant Abou Bakr al-Baghdadi, autoproclamé «calife» de tous les musulmans, une occasion unique de remettre au goût du jour le vieux rêve d’indépendance kurde. Un rêve qui remonte au traité de Sèvres de 1920. Le droit à l’autodétermination des Kurdes reconnu alors avait cependant été réduit en cendres par le traité de Lausanne de 1923, signé après la reconquête d’une partie de l’ex-Empire ottoman par la Turquie de Moustapha Kemal.

Une visée stratégique
La proclamation de Massoud Barzani est en phase avec l’espoir d’un peuple, opprimé pendant un siècle par Bagdad et victime d’un génocide dans les années 1980. Mais elle a aussi une visée stratégique. «Il est trop tôt pour parler d’indépendance», nuance Rizgar Ali Hamajan, chef de l’Union patriotique du Kurdistan (UPK) à Erbil. «Mais les propos de M. Barzani permettent de préparer le monde diplomatique à l’idée d’indépendance, comme l’exportation du pétrole kurde a permis de la faire accepter au niveau économique.» Rizgar Ali Hamajan rappelle que «pendant dix ans, les Kurdes sont passés par la voie légale pour obtenir la reconnaissance de leurs droits, notamment l’organisation d’un référendum dans les territoires disputés entre Bagdad et Erbil (voir ci-dessous), ou la rédaction d’une loi sur le pétrole. Bagdad n’a respecté aucun point de la Constitution. Désormais, nous n’accepterons pas moins qu’un Etat confédéral.»

Azad Jundyani, membre du bureau politique de l’UPK, abonde: «Nous dansons sur deux jambes. La première aide l’Irak contre les terroristes (les djihadistes, ndlr) et négocie la formation d’un gouvernement d’union nationale; la seconde prépare l’indépendance kurde», annonce-t-il depuis Souleimaniye. Seul problème, l’allié américain préfère la première jambe: «Nous continuons de croire que l’Irak est plus fort s’il est uni», a réagi Josh Earnest, le porte-parole de la présidence américaine, aux déclarations de Massoud Barzani. L’argent d’abord! Mais l’exigence d’unité ne passe plus à Erbil, qui mène déjà une politique d’Etat indépendant, notamment en exportant son pétrole depuis janvier 2014, via le port turc de Ceyhan: «Nous avons dû trouver une solution alternative, car depuis le début de l’année, le Gouvernement irakien ne distribue plus les salaires des fonctionnaires kurdes, ni les 17% de la rente pétrolière qui reviennent au Kurdistan selon la Constitution irakienne», dénonce Sherko Jawdat, chef du comité parlementaire kurde sur le pétrole et les ressources naturelles. «Les Américains nous disent de passer par Bagdad pour vendre notre pétrole. D’accord, mais seulement quand Bagdad nous distribuera notre argent inscrit au budget!»

Cette photo n'a rien à voir avec l'article. Crédit : Emmanuel Haddad

Cette photo n’a rien à voir avec l’article. Crédit : Emmanuel Haddad

De l’or noir en territoire disputé

«Les forces peshmerga sont dans les zones disputées pour protéger leurs habitants et ne seront pas poussées au retrait», a averti Massoud Barzani devant les parlementaires kurdes jeudi dernier. Un clin d’oeil au premier ministre irakien Nouri al-Maliki, qui déclarait la veille que l’armée irakienne allait retourner dans les zones où les peshmerga se sont déployés, notamment la ville de Kirkouk, pour combler le vide des forces armées irakiennes, ayant fui devant les assauts de l’Etat islamique et de ses alliés.

Selon la Constitution irakienne de 2005, un référendum aurait dû être organisé au plus tard en 2007 dans les provinces de Kirkouk, Diyala et Ninive, dont une partie est disputée entre Bagdad et Erbil. Leurs habitants devaient se prononcer sur leur rattachement au territoire kurde, mais Bagdad n’a pas tenu parole. Dans l’esprit des Kurdes, la reprise de ces territoires des mains des terroristes par les peshmerga a clos la dispute. «Nous sommes à Kirkouk, c’est un état de fait», résume Azad Jundyani, membre du bureau politique de l’UPK.

Le conflit territorial a des racines identitaires, le régime de Saddam Hussein ayant expulsé par la force les populations kurdes de ces zones dans les années 1970. Mais il cache aussi l’enjeu du pétrole. Kirkouk produit 20% de l’or noir irakien. Mettre la main sur cette cagnotte serait un moyen idéal pour le Kurdistan de nourrir son projet d’indépendance: «On a déjà commencé à relier l’oléoduc de Kirkouk à l’oléoduc turc du KRG, pour exporter son pétrole sans passer par Bagdad», précise Sherko Jawdat. Mais s’ils parviennent à imposer leur reprise de Kirkouk aux yeux de Bagdad, les Kurdes devront encore convaincre les communautés turkmène et arabe de la ville, avec qui les relations restent tendues. Un enjeu crucial pour l’avenir économique d’un futur Etat kurde. Car à l’heure actuelle, le Kurdistan importe 80% de son alimentation et, faute de raffinerie de taille suffisante, subit une pénurie d’essence massive depuis la fermeture de celle de Baiji, la plus grande d’Irak, en proie à des affrontements entre les djihadistes et l’armée irakienne.

Cet article a été publié jeudi 10 juillet sur Le Courrier et La Liberté.

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