Entre le tyran et le djihad, la résistance

Bachar el-Assad a été réélu le 3 juin avec 88,7% des voix, pour un nouveau mandat de 7 ans. En-dehors des pays voisins, impliqués malgré eux dans la tragédie d’un peuple qui s’est soulevé le 11 mars 2013 contre un régime accusé de népotisme, de corruption et de liberticide dans la vague des printemps tunisien et égyptien, qui sait ? Qui suit ? Qui se soucis ? Les faits sont là. Les preuves aussi. Des images dignes de camps de concentration de la seconde guerre mondiale ont été publiées par tous les médias du monde sur les prisons du régime syriens, sur lesquelles on voit les corps de Syriens torturés, dénudés et jetés comme des détritus à même le sol. Mais Bachar el-Assad a été réélu et les Européens ont timidement dénoncé une « élection illégitime ». Autant dire que le tyran a gagné son pari. Le 6 juin, le festival Beirut Spring a organisé une rencontre avec deux journalistes pris en otage par des groupes djihadistes lors de leur travail de terrain en Syrie.  Magnus Falkehed, l’un d’eux, a été interpellé par un compatriote journaliste suédois, exaspéré par son témoignage. « Mais pourquoi ne parlez-vous pas plus des Suédois qui vont combattre en Syrie ? J’ai honte de voir que mon pays produit des gens comme ça« , a lâché le grand et svelte reporter, sous sa raie parfaitement tracée et derrière ses lunettes vintage masquant une fébrilité nerveuse. Pour beaucoup, l’important est de faire en sorte que ce conflit ne déborde pas jusqu’au continent européen. Bachar el-Assad est donc l’aspirateur monstrueux qui va pouvoir aspirer toute la masse poussiéreuse des désespérés, formés à la haine en Syrie et avides de revenir la déverser dans nos belles rues pavées. C’est ça, LA menace numéro un. « Moi je les comprends les Européens, pourquoi ils feraient un effort pour les Syriens ? Ils ne sont pas responsables ! Il y a aussi un grand manque d’éducation derrière ce qui se passe. Au Liban, on en peut plus de porter le fardeau de la crise des Syriens sur notre territoire, je comprends que les autres ne veuillent pas faire pareil« , dit une Libanaise résidant à Cambridge. Non, Bachar el-Assad n’est pas la seule menace qui pèse sur le peuple syrien. L’indifférence, les préjugés et l’égoïsme des autres lui facilitent grandement la tâche. En France, pendant la Seconde guerre mondiale dont on célèbre aujourd’hui le début de la fin, il y avait 40 millions de pétainistes. Bachar el-Assad n’est pas le seul vainqueur du scrutin présidentiel du 3 juin. Néanmoins, la résistance pacifique continue en Syrie, aidée par un réseau de solidarité hors de ses frontières.

Disparus des radars médiatiques, les  militants pacifistes syriens continuent de résister au régime de Bachar el-Assad et à la violence des djihadistes. Rencontre à la veille d’élections contestées.

«Où que je pose mon regard parmi les détails de violence, de sang et de mort en Syrie, je tombe sur de folles histoires d’amour, aussi courageuses qu’une rose qui croît avec entêtement, malgré les mauvaises herbes et les épines qui tentent de l’étouffer», écrivait la militante syrienne des droits humains Marcell Shehwaro début mai, depuis Alep. De la vie quotidienne au sein de l’ancienne capitale économique de la Syrie, l’écho médiatique n’émet plus que les «détails de violence, de sang et de mort», comme le bombardement d’une école fin avril par l’aviation du régime de Bachar el-Assad, laissant derrière son passage ruines et cadavres d’enfants.

Les «folles histoires d’amour» et les actes quotidiens de résistance à la logique sanglante de la guerre civile, eux, ont du mal à exister. «Pourquoi on n’en parle pas? Car il est difficile de sortir de la dichotomie régime-groupes djihadistes. Parce que, aussi, les combats ont pris une place prépondérante par rapport au début de l’insurrection populaire. Mais les révolutionnaires sont toujours là, et dans leur grande majorité, ils rejettent autant le régime que les djihadistes, deux forces contre-révolutionnaires qui s’autoalimentent», rappelle Joseph Daher1, militant de la gauche révolutionnaire syrienne et chercheur à Lausanne, qui n’hésite pas à parler de «deuxième révolution» pour qualifier la résistance actuelle du peuple syrien contre l’Etat islamique en Irak et au Levant (EIIL).

Entre Charybde et Scylla
Leur écho est presque sourd hors de Syrie. Mais après trois ans d’une guerre civile qui a déjà tué plus de 150 000 de leurs compatriotes, les manifestants d’Alep qui scandent «Assad et Da3ech (acronyme arabe d’EIIL, ndlr) ne font qu’un», les médecins qui sauvent des vies dans des cliniques clandestines sous-équipées et les Femmes syriennes pour l’Intifada syrienne (SADA) qui soutiennent financièrement les familles de martyrs et des prisonniers sont autant de signes que la flamme de la révolution syrienne continue de brûler. Reste qu’en dénonçant à la fois la tyrannie du régime et la brutalité des groupes djihadistes, ces révolutionnaires, qu’ils soient militants pacifistes, avocats, journalistes, médecins ou travailleurs humanitaires, ont vu leur fragilité redoublée.

En mars dernier, Marcell Shehwaro a été arrêtée par une brigade djihadiste à Alep, sous prétexte qu’elle refusait de porter le voile. La militante chrétienne, qui écrivait en novembre 2013 que «préserver [son] identité de femme non voilée fait partie de [sa] révolution», était en train de coller des photos des martyrs de la révolution et de planter des arbres sur la place Jisr al-Haj. Sous la pression de la mobilisation populaire, elle a été libérée le jour même.

Morts ou en prison
Une exception heureuse, au milieu d’une vague ininterrompue d’enlèvements, d’arrestations et de morts de militants pacifistes. «Ces personnes dérangent et ceux responsables de leur arrestation ou enlèvement ont un intérêt à les faire taire et ce, notamment, en raison du caractère non violent de leurs actions», souligne Marie Camberlin, de la Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH). Avec d’autres ONG, la FIDH a lancé la campagne Free Syrian Silenced Voices2, afin de «rappeler qu’aujourd’hui en Syrie, des hommes et des femmes paient de leur liberté, voire de leur vie, leur soutien à la population, leur action de défense des droits humains ou l’exercice des libertés d’information, d’expression ou d’opinion», explique-t-elle.

Crédit photo: Emmanuel Haddad

Crédit photo: Emmanuel Haddad

La plupart des résistants non violents réduits au silence croupissent dans les geôles du régime de Bachar el-Assad, à la suite du verdict d’un tribunal d’exception qui ne leur a laissé aucune chance de se défendre. Au cours du mois de mai, on a appris que deux voix dissonantes de plus se sont à jamais tues. Mo’az Al-Khaled, journaliste de 23 ans et Ayham Mostafa Ghazzoul, 26 ans, membre du Centre syrien des médias pour la liberté d’expression, sont morts en détention.

Stopper la guerre, poursuivre la révolution
Malgré la radicalisation des combats et les dangers permanents qui pèsent sur les militants pacifistes, le Mouvement syrien de non-violence (SNVM) continue de porter le même message d’espoir qu’au début de l’insurrection syrienne. De retour d’Alep, Ibrahim el-Assil, le président du réseau réunissant quelques 150 membres en Syrie et en-dehors, se montre combatif: «Je pense qu’il y a une guerre et une révolution en Syrie. Nous essayons de stopper la guerre et de permettre à la révolution d’atteindre ses objectifs en termes de démocratie, de justice, de liberté et de pluralisme.»

Pour marquer les trois ans du soulèvement, le SNVM a organisé l’exposition «Histoires de la révolution» à Alep, où les visiteurs ont pu revisiter l’ensemble des manifestations non violentes et des actes de résistance créatifs en images sur le «Mur de l’espoir». «Nous essayons de créer des alternatives. Les gens choisissent la violence car ils pensent que c’est la seule issue. Même au sein des groupes armés, il est important de parler de droits de l’homme et de démocratie pour mettre un terme à la violence», dit Ibrahim el-Assil. «Mais c’est difficile», complète-t-il. «Les initiatives non violentes persistent, mais leur nombre diminue, abonde Joseph Daher. Pourtant, ce sont les seules qui peuvent s’opposer à l’impunité des groupes armés sur place, comme l’a montré la libération de Marcell Shehwaro sous la pression de la rue. Il est donc fondamental de les soutenir depuis l’extérieur», dit le fondateur des blogs Syria Freedom et Cafe Thawra. Reste que ce militant syrien basé en Suisse soutient aussi bien la résistance non violente que la légitime défense: «La gauche révolutionnaire en Syrie, dont je fais partie, a lancé le premier groupe armé de gauche à l’occasion des trois ans
du soulèvement: les Factions de la libération du peuple.»

Hors de Syrie, les révolutionnaires syriens exilés jouent un rôle décisif pour transformer les désirs
de solidarité en actions crédibles. «Les Amis de la Syrie voulaient faire quelque chose pour montrer qu’ils étaient à nos côtés. Mais honnêtement, ils ne savaient pas quoi, explique Mohammad Al Abdallah, opposant historique au régime, aujourd’hui exilé aux Etats-Unis. Nous avons donc créé le Centre syrien de justice et de responsabilité3, qui documente les violations des droits de l’homme perpétuées dans les deux camps depuis mars 2011», explique-t-il depuis Washington.

600 000 vidéos recueillies
Militant des droits humains de longue date, il rappelle que les activistes non violents ont longtemps alerté le régime syrien sur la montée du mécontentement populaire. En vain. «On a essayé d’expliquer au gouvernement que le changement était inéluctable, que faute de mettre fin à la corruption du régime, les gens allaient se radicaliser et que personne ne voulait en arriver là. Au final, j’ai fini en prison, où j’ai retrouvé mon père et mon frère.»

Le centre recueille les preuves d’exactions grâce à son équipe locale, aux témoignages spontanés des Syriens, ainsi qu’au travail de partenaires locaux, comme le Centre de documentation des violations fondé par Razan Zaitouneh, avocate et militante des droits de l’homme très en vue, enlevée le 9 décembre 2013 à Douma. «Nous avons déjà recueilli 600 000 vidéos et nous pensons qu’une fois le conflit terminé, les gens viendront spontanément avec des documents conservés pendant la guerre», dit le président du centre. Quant à Razan Zaitouneh, qui est selon toute vraisemblance détenue avec trois autres militants par un groupe islamiste, une autre campagne vient d’être lancée pour sa libération.4

Le 15 mai dernier, une centaine de groupes de défense des droits de l’homme ont appelé le Conseil de sécurité de l’ONU à approuver une résolution pour déférer la situation de la Syrie devant la Cour pénale internationale. De son côté, Mohammad Al Abdallah vise un objectif plus concret: «Au-delà d’une action devant la justice internationale dont les coûts sont exorbitants et les résultats changent peu la vie des gens, nous espérons que notre base de données servira à un processus de justice transitionnelle qui permette aux Syriens de vivre ensemble une fois la guerre terminée.» I

1 Il est aussi chroniqueur régulier dans
Le Courrier
2http://free-syrian-voices.org
3http://syriaaccountability.org.
http://douma4.wordpress.com
Voir aussi la carte des mouvements non-violents syriens réalisée par le SNVM:www.alharak.org/nonviolence_map/en/

A lire sur Médiapart.fr: « Le régime syrien s’acharne sur les opposants pacifistes« 

Rejet de l’élection présidentielle

«Le dictateur ne va pas être ‘encore élu’, car il n’a jamais été élu. Des élections signifient une démocratie; c’est ce que la révolution syrienne essaye d’atteindre», répond Ibrahim el-Assil quand on lui demande ce qu’il pense de l’élection présidentielle prévue le 3 juin en Syrie. «Beaucoup de Syriens surnomment ce scrutin #BloodElections, car il va encore fragmenter la société syrienne et accroître la violence», ajoute-t-il.

#BloodElections, c’est la campagne lancée sur les réseaux sociaux par un réseau d’activistes syriens pour dénoncer la tenue de la présidentielle. Une initiative qu’ils considèrent comme «une farce, alors que les barils de TNT pleuvent sur les maisons des civils, que l’odeur de chlore s’empare des poumons des enfants, que les bombardements aériens ont déraciné des millions de réfugiés et que la mort et la famine ont éradiqué des dizaines de milliers de personne, sous le siège ou dans les prisons.»

Ignace Leverrier, ex-diplomate, auteur du blog «Un œil sur la Syrie», rappelle que ce scrutin tourne le dos, entre autres, à l’article 34 de la Constitution de février 2012. D’une part, les Syriens vivant dans les zones hors de contrôle du régime ne verront pas la couleur d’un bulletin de vote. D’autre part, le 29 avril, le président du Haut Comité électoral a imposé aux électeurs résidant à l’étranger l’obligation de se présenter avec un passeport portant le tampon qui atteste de leur sortie régulière de Syrie. Plus de 2,5 millions de réfugiés syriens se retrouvent de la sorte exclus du scrutin.

Article publié le 3 juin dans le journal suisse Le Courrier

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