Futurs subversifs

Dans cet article se sont disséminés des clones du colonel Kadhafi, sauras-tu les retrouver ? Kadhafi n’est pas mort. En 2037, une armée de clone du Roi des rois d’Afrique va envahir la Libye, puis la France, où il soutiendra le putsch de Jean Sarkozy après avoir financé la campagne de son père, feu Nicolas, enfermé dans un bagne interstellaire pour une année-lumière. Seulement voilà, personne ne le sait encore. Peut-être qu’un auteur de SF arabe écrira cette science-fiction qui, sait-on, pourrait devenir un jour réalité ? En attendant, les Libyens citent la SF qu’ils lisent et connaissent. Tel Mohamed Mesrati, dans un recueil réunissant des introspections sur le printemps arabe intitulé Writing Revolution, The voice from Tunis to Damascus: « For my father it was Libya that George Orwell described in 1984 (…) I bought it and sat reading for two whole days: Orwell had painted a picture of Libya under Gaddafi. »

Une nouvelle génération d’auteurs de SF issus du monde arabe remet la main sur son futur, transgressant l’imaginaire d’une région réduite un peu vite à un prétendu fatalisme rétrograde.

Le Caire, 2023. Après avoir violé son employée de maison immigrée et s’être rassasié de drogues, un jeune homme se morfond derrière les murs parcourus de barbelés saillants et de caméras de surveillance d’Utopia, une bulle de luxe dans un océan de pauvreté, protégée par d’anciens marines américains reconvertis en mercenaires. Pour fuir la routine, il décide alors d’entraîner sa petite amie Germinal dans son hobby préféré: traquer l’un des miséreux qui vivent hors du confort d’Utopia et mettre en scène sa mise à mort. Mais le jeu macabre s’emballe quand le couple se retrouve piégé dans les bas-fonds post-apocalyptiques de la capitale égyptienne, devenant à son tour la proie des désœuvrés.

Nouvelles visions
Utopia, à l’instar du Meilleur des mondesimaginé par Aldous Huxley en 1932, est une œuvre de science-fiction (SF) au titre volontairement trompeur: «C’est une utopie, mais ça dépend pour qui! En réalité, l’ensemble du livre est une complainte. La société égyptienne va vers le chaos, à moins que quelque chose ne soit fait», explique Ahmed Khaled Towfik, l’auteur égyptien du roman publié en 2008, traduit en anglais en 2011 et en français en 2013. Pour imaginer ce futur dystopique (anti-utopique), l’écrivain dit s’être inspiré tant de l’Orange mécanique d’Anthony Burgess que de H.G. Wells, mais «surtout de ce qui se passe en Egypte depuis quelques années, car ça dépasse la fiction!»

Imaginer le futur tout en restant dans les rails du plausible, c’est ce qui fait la singularité de la littérature de science-fiction. «La littérature fantastique parle de choses qui ne peuvent pas être, tandis que la science-fiction imagine un monde qui pourrait, dans le futur, devenir réalité», analyse le critique de SF croate Darko Suvin, dans l’édition de Science Fiction Studies de mars 1979.

A l’époque, la SF est un phénomène occidental. On se projette dans les anticipations futuristes d’Isaac Asimov, avant de trembler devant l’univers dystopique de George Orwell ou de Ray Bradbury. Trente ans plus tard, une génération d’auteurs issue du monde arabe et de sa diaspora s’est emparée du genre littéraire, l’enrichissant d’une vision nouvelle des voyages dans le temps et des futurs apocalyptiques. Or leurs univers restent invisibles aux yeux des lecteurs occidentaux, car «jusqu’à maintenant, Utopia reste un cas isolé. Deux œuvres de l’auteur égyptien Tawfiq al-Hakim (L’Année un million et Voyage dans le futur) ont aussi été traduites en anglais, mais dans l’ensemble, aucun projet éditorial étranger ne s’intéresse vraiment à ce champ littéraire», regrette Ada Barbaro, auteure de La Fantascienza nella letteratura araba («la science-fiction dans la littérature arabe»).

Un genre littéraire inexploré 
Un désintérêt qui résulte d’une méconnaissance, selon Yasmin Khan-Sheikh, productrice de «From Scinbad to Sci-Fi: re-imagining arab science-fiction», le premier festival de SF arabe, qui s’est tenu à Londres en septembre 2013. Cette curatrice de musée y a réuni les nouveaux auteurs et les rares critiques «d’un genre littéraire jusqu’ici inexploré, alternatif, qui pourrait amener à changer notre vision du Moyen-Orient». Un succès. Au point que cette passeuse enthousiaste se félicite d’avoir été approchée par un éditeur pour publier une anthologie des œuvres contemporaines de science-fiction arabe. «Je suis en train de préparer le lancement d’une campagne de levée de fonds cet été, en espérant pouvoir l’imprimer l’an prochain», avance-t-elle.

Crédit photo: Emmanuel Haddad

Crédit photo: Emmanuel Haddad

Aux côtés d’Utopia, le recueil devrait laisser une place de choix à Ajwan, écrit en 2012 par Noura Al-Noman, une mère de famille émirati, pour pallier l’absence de livres de science-fiction pour ados. Throne of the Crescent Moon («le trône du croissant de lune»), roman de Saladin Ahmed nominé aux Hugo Awards en 2013, le Pulitzer de la science-fiction, devrait aussi y trouver sa place.
Deux idées préconçues ont été mises à bas pendant le festival dont le nom, Scinbad, fait écho aux Milles et une Nuits. D’une part, de nombreux classiques de science-fiction occidentale sont teintés de références arabes. «Jedi», utilisé dans Star Wars, de Georges Lucas, signifie en arabe «maître de la voie mystique». D’autre part, les Arabes ont été pionniers dans l’art d’imaginer des mondes futurs. Dès le IIe siècle, le Syrien Lucien de Samosate décrit un voyage sur la Lune dans Une Histoire vraie.

Il n’empêche, hormis l’Egypte où, dès la moitié du XXe siècle, plusieurs écrivains se sont spécialisés dans le genre – de Mustafa Mahmoud avec L’Araignée en 1964 à Nihad Sharif, dont la première œuvre, Les Vainqueurs du temps, traite de la cryogénisation –, rares sont les pays arabes où la SF s’est fait une place au sein des bibliothèques familiales. Pourquoi un tel vide? L’écrivain irako-allemand Achmed A. W. Khammas y voit le poids de la religion dans l’imaginaire arabe: «L’absence presque totale de l’élément ‘futuriste’ est l’une des caractéristiques d’ensemble de la littérature arabe et très largement de la vie courante. Car l’avenir n’appartient qu’à Dieu, et il est presque sacrilège de vouloir immiscer votre propre imagination dans Ses plans», écrit-il en 2007. Deux ans plus tard, dans sa chronique du Guardian titrée «Qu’est-il arrivé à la science-fiction arabe?», Nesrine Malik y voit le résultat d’un mélange de fascination pour l’âge d’or révolu du monde arabe et de fatalisme lié à des décennies de stagnation sociale et politique: «La recette d’une imagination en suspens. Si peu a changé dans le monde arabe au cours des dernières décennies que l’on peut pardonner ceux qui pensent que jamais rien ne changera», ironise la journaliste d’origine soudanaise.

Dystopies subversives
2039. C’est à cette date que ses cauchemars entraînent chaque nuit le docteur Hani dans un monde où la «nouvelle puissance mondiale» mène une guerre pour la justice à coups d’armes bactériologiques. La population y est asservie par un dictateur «démocrato-royaliste» à la soif inassouvie de pouvoir, soutenu par la puissance hégémonique. Le docteur Hani est le protagoniste des Temps Ténébreux, roman de SF signé Taleb Omran en 2003. Au cours d’un échange de mail depuis la Syrie où il continue à écrire, l’auteur syrien se livre: «J’écris de la science-fiction car le futur m’effraie. J’essaie de décrire ce futur de terreur à travers la confusion, la pollution, l’occupation, la famine, l’injustice et la tyrannie.»

Contrairement aux craintes de la journaliste du Guardian, l’œuvre fleuve de ce professeur d’astronomie n’a pas été asséchée par l’atmosphère fataliste du monde arabe. Au contraire. Qu’il s’en échappe en imaginant des mondes meilleurs, comme dans La Planète des rêves(1978) ou Sur la Lune, il n’y a pas de pauvres (déjà réédité trois fois), ou qu’il anticipe son futur dystopique, comme dans Les Temps ténébreux, l’auteur puise son inspiration de la réalité du monde arabe: «De la même manière que les auteurs occidentaux évoquent les vaisseaux spatiaux, les attaques contre la Terre ou les robots ultra-futuristes, les auteurs arabes traitent de sujets qui sont pertinents au niveau local, surtout que nos problèmes ne cessent de s’aggraver», explique-t-il.

Le sous-titre des Temps ténébreux pointe l’origine de ces maux: «Conception d’un siècle dont les traits effrayants ont commencé à se dessiner le 11 du neuvième mois». Ainsi, les bombardements de la «nouvelle puissance mondiale» en 2039 ne sont pas sans rappeler ceux de l’armée américaine en Irak à la suite du 11 septembre 2001. «Les Temps ténébreux marque un écart par rapport aux dystopies occidentales classiques», explique Kawthar Ayed, auteure d’une thèse sur la littérature d’anticipation dystopique arabe. «L’enjeu prend une plus grande envergure, avec d’une part la montée en puissance des micro-dictatures et, de l’autre, la colonisation militaire qui porte atteinte à la souveraineté nationale de nombreux pays. La crise se situe à deux niveaux, ce qui renforce la frustration des peuples, à la fois soumis et colonisés.»

Décoloniser le futur 
La chercheuse met en parallèle les cauchemars du docteur Hani avec le rêve prémonitoire du narrateur de Miroir des heures mortes, écrit en 2004 par le Tunisien Mustapha Kilani. Ce dernier voit en songe un monde situé en 2725 où l’oxygène nécessaire à la vie des habitants du Sud est rationné par un nain dictateur, de mèche avec les pays du Nord qui y déversent leurs déchets radioactifs. Ecrire ces futurs cauchemardesques ne vise pas à effrayer les lecteurs mais à les révolter: «Les romans dystopiques servent à alerter sur l’horrible futur vers lequel mène le cours actuel des choses. En exacerbant certains travers, il aide à sensibiliser l’opinion publique sur la nécessité de les combattre pour les éviter», explique Fadi Zaghmout, blogueur et écrivain de SF jordanien. Quelques années après leur sortie, le printemps arabe a éclaté.

Crédit photo: Emmanuel Haddad

Crédit photo: Emmanuel Haddad

Quoiqu’il en soit, ces scénarios ne risquent pas de se retrouver dans une œuvre de science-fiction occidentale, au grand dam de la journaliste de la BBC Samira Ahmed, auteure de How the Middle-East became another planet («Comment le Moyen-Orient est devenu une autre planète»). Elle a profité du festival de SF arabe pour souligner que la science-fiction mainstream caricature jusqu’à l’absurde le monde arabe. Tel Argo, film réalisé par Ben Affleck qui a remporté l’Oscar en 2013. Face aux diplomates américains pris en otage lors de la révolution iranienne en 1979, une armée de zombies musulmans cassent des portes, brisent des vitres «et courent même après l’avion qui s’envole sur le tarmac dans leur chasse effrénée pour la chair humaine/américaine».

La SF arabe offre donc sa propre vision du futur, selon le principe édicté par l’auteur zimbabwéen Ivor Hartmann dans l’introduction d’AfroSF, première compilation africaine de nouvelles de science-fiction: «Si vous ne pouvez pas offrir et relayer votre propre vision du futur, elle sera proposée par quelqu’un d’autre, qui ne sera pas nécessairement mû par les meilleures intentions.» Bien sûr, les frontières entre SF arabe et occidentale sont poreuses. D’Ahmed Khaled Towfik à Taleb Omran en passant par Amal El-Mohtar, auteure libano-canadienne de nouvelles de science-fiction, les influences se trouvent davantage chez Jules Verne et H. G. Wells que chez les Egyptiens Muhammad Al Achri et Nihad Sharif. Amal El-Mohtar regrette néanmoins qu’à l’heure actuelle, «le seul paramètre pour reconnaître la science-fiction semble être ancré dans les histoires occidentales».

Article publié dans le journal suisse Le Courrier le 23 mars 2014

Trois questions (en anglais) à Ada Barbaro, auteure de La Fantascienza nella letteratura araba («la science-fiction dans la littérature arabe»), Carocci Editore, 2013.

After the first wave of Arab SF which begun in Egypt in the 1950’s, can we speak of a current second wave, with authors coming from many Arab countries, embracing new issues and describing new possible futures?

Yes, of course. Nowadays there is an SF literary production all over the Arab World. We have Moroccan writers, writers from Lebanon, Algeria, Saudi Arabia, and even Mauritania and Yemen. The Yemeni writer Abd al-Nasser al-Mugalli, for instance, devoted himself to SF. He wrote, among others, two interesting works. The first is a short story entitled « Rihlah ilà Kawkab Safuras », where he describes the arrival of an extraterrestrial coming from this planet to save human beings and teach them the values and the possibility to save Earth. This Martian is a sort of Prophet and Mujalli describes the human being with elements strictly connected to the traditional Yemeni society (i.e., when the Martian comes and takes the man away, he’s chewing qat). As far as his novel is concerned, it’s entitled Geography of water and you can find ecological themes, such as for example the disappearance of water on Earth due the Planet of Water: this Planet is disappearing because of pollution on Earth. I’m also working about a Saudi writer and his SF novel: the essay is coming soon.

Can we only find best-sellers such as Utopia of Towfik, translated in English or other langages, or is there editors interested in translating this gender?

According to my researches, until now Utopia by Tawfiq remains an isolated case. There are other examples: the two works by Tawfiq al-Hakim I cited in my book (in the Year one million and Voyage to Tomorrow) have been translated into English, an one of them in Italian too, but there are no editorial projects really interested in this field of studies. Last year (April 2013), we noticed the case of the novel “HWJN” by the Saudi writers Ibraheem Abbas and Yasser Bahjat and its simultaneous publication in English. The authors carried out an enthusiastic campaign of promotion for this novel thanks to twitter and other social media: the novel has been published by their own company, Yatakhalayoon. Some months later the Committee for the Promotion of Virtue and the Prevention of Vice removed copies from a lot of bookshops because it tells the story of a romance between a human woman and a jinn. So, there are sometimes other problems connected to the increasing popularity of this genre in Arabic. As far as the editorial projects of foreign publishing houses, I have to lament the little attention still paid to this genre. And it’s a pity…

Do we still find utopia in the new wave of Arab SF emerging since the 1950’s, or do we tend to find more dystopia? If so, what does it tell us on the Arab world’s present times and imagination?

Utopia occupies a large part of the imaginative world of the Arab writers, but utopia is different from Science Fiction and the Arabian Utopia is different from the western one. In my work, I cited some utopian writings by Arab writers just as a probable antecedent to the emergence of SF. In utopian writings, we can recognize some roots of SF, but now I think that the time of great utopias has already finished. As Darko Suvin noted after September 2001, we live morally in an almost complete dystopia and materially (economically) on the razor’s edge of collapse, distributive and collective. Writers can’t imagine a world without referring to the catastrophic vision that accompanies the present life. For example, why don’t we find science fiction in Palestinian writers? I asked them, and they answered that they have no space to devote themselves to an imaginative world…

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