L’urgentiste des âmes syriennes
Le 15 mars 2014, le drame syrien entrera dans sa quatrième année… Depuis plus d’un an, un médecin français d’origine syrienne, le Dr Amer Kabakibo, passe ses journées au chevet des blessés, civils ou combattants. Nous l’avons accompagné dans sa mission auprès des réfugiés, à Tripoli, au nord du Liban.
« Il va s’en sortir ? Ça va s’arranger n’est-ce pas ? » Il est 10 h 30, ce mardi 18 février. Dans les quatre chambres distribuées autour d’un patio de verdure, dix hommes, blessés en Syrie, attendent la visite du docteur Amer Kabakibo, 53 ans. Mais l’urgentiste est interpellé par une jeune employée du Haut commissariat aux réfugiés des Nations unies (UNHCR). Cette dernière s’inquiète pour Khaled, 11 ans, en sanglots dans son fauteuil roulant. Le 29 octobre dernier, l’explosion d’une bonbonne de gaz lui a brûlé les deux jambes. « Nous venons de lui faire trente greffes de peau. Il faudra patienter quelques jours avant de savoir si elles ont tenu », précise-t-il de sa voix posée.
Ex-urgentiste à Bordeaux, Amer Kabakibo, un Français d’origine syrienne, anime une équipe de sept médecins et autant d’infirmiers au Centre de soins post-chirurgicaux de Tripoli, la grande ville du nord Liban. Le centre est gratuit, ouvert jour et nuit. 1,3 million de Syriens sont réfugiés sur le sol libanais. Khaled est l’un d’entre eux. Le médecin rassure ses parents qui se tiennent bizarrement à bonne distance l’un de l’autre, puis il pénètre dans une chambre où gisent quatre jeunes Syriens recroquevillés sur leur lit. Fractures infectées, plaies mal opérées : le Croissant-Rouge qatari les a transférés ici la veille, venant d’un hôpital mal équipé de l’est du Liban. De garde, Amer est resté à leur chevet jusqu’à minuit. Patiemment, il a écouté leurs récits, celui de vies brisées par des tirs d’obus ou des barils de TNT. Il s’arrête devant Ziad, trentenaire et père de quatre enfants. En plus de sa jambe fracturée, il a attrapé la gale et risque d’infecter l’ensemble des patients. Amer le salue d’un Ahlan wa sahlan (« Sois le bienvenu ») chanté trois fois, s’empare de son dossier, vérifie qu’il prend son traitement, met à jour sa feuille de soins et se tourne vers le suivant d’une voix souriante : « Sois le bienvenu mon frère ! »
À 11 , une équipe du Croissant-Rouge pénètre dans cette ancienne garderie d’enfants transformée en clinique voici quatre mois, par l’Union des organisations syriennes de secours médicaux*. Ils viennent chercher trois des dix blessés pour les transférer à l’hôpital public de Tripoli. Amer accompagne les familles à coups de tapes amicales dans le dos. Les secouristes sourient : avec lui, les patients ont presque l’air de passer un bon moment ! Une demi-heure plus tard, la visite terminée, Amer s’apprête à boire son premier verre d’eau quand le téléphone sonne. Au-dessus de ses cheveux gris, cette phrase placardée au mur : « Je donnerai les soins nécessaires à mon ami comme à mon ennemi en le protégeant de la mort et de la maladie, ainsi que de la douleur et de l’anxiété. » Au bout du fi l, Farah, la responsable de l’UNHCR à Tripoli demande des nouvelles de Khaled. Amer rassure : « Après un mois et demi, on le connaît comme notre enfant. » Dans sa longue robe noire, la mère de Khaled s’empare alors du combiné : « Pendant quatre mois, on a fait le tour des hôpitaux du Liban. Tous l’ont refusé, ou renvoyé au bout d’une semaine ! Ici, c’est notre nouvelle maison. »
Amer s’approche du lit de Khaled, touche ses pieds gonflés par l’oedème. D’un coup, le médecin replonge dans son enfance. Petit dernier d’une fratrie de 14 enfants, dans la ville syrienne de Homs, il souffrait de rhumatismes. Un an durant, il a dû rester cloué au lit, cultivant une attention aux autres. Après sa découverte de la spiritualité soufie – une pratique mystique et ouverte de l’islam –, Amer est allé étudier la médecine à Damas, entouré de ses meilleurs amis. Ziad, le plus fidèle, sera le premier à disparaître, en 1979, tué par les services de renseignements du président Assad. La fin de l’enfance. Sous sa blouse verte, son corps voûté est parcouru d’un long frisson qu’il refrène dans un sourire. Au bout du couloir, une petite fille s’avance vers lui, le bras en écharpe. Amal, Amal, Amal : le médecin court vers la fillette en chantant son nom, qui signifie « espoir ». Il jubile en la voyant déplacer son bras. Quand elle est arrivée,deux nuits plus tôt, son bras – brûlé par un tir d’obus, à Homs – était collé à son buste. Un chirurgien plastique l’a libéré. Mais le visage de sa mère reste fermé. L’aide alimentaire des Nations unies ne leur parvient plus et elle est prête à retourner en Syrie. Le téléphone sonne. La responsable de l’UNHCR annonce sa visite pour le lendemain. Amer profi te de son appel pour plaider la cause d’Amal. « Elle a besoin d’une longue rééducation. Votre aide serait un “petit plus” indispensable. » Farah promet de faire son maximum. Le docteur embrasse Amal et sort vers la salle d’attente. Là, il ramasse les mégots de cigarettes de manière compulsive, sous le regard halluciné des patients.
Le lendemain , Amer se lève à 4 heures pour la prière du matin, dans un appartement qu’il partage avec les autres médecins, originaires aussi de Homs. Puis il avale des calmants. Au centre, à 7 h 50, il tombe sur Mona, la mère de Khaled. Son fils aîné pousse des cris de douleur. Depuis un mois et demi, cette mère courage dort auprès de lui. Amer la salue par des paroles de réconfort et file conduire la réunion d’équipe. En se retournant sur le visage voilé de Mona, il revoit celui de sa jeune épouse, à Amman, en Jordanie. C’est là qu’ils se sont mariés, en 1981, dans l’exil et la précarité. Elle venait de perdre deux de ses frères, à Homs, et lui, plusieurs amis. Prémices de ce qui sera, l’année suivante, le « massacre de Hama », la répression féroce du soulèvement des Frères musulmans, qui fi t entre 10 000 et 40 000 morts.
Cinq ans plus tard, à Bagdad (Irak), brisé par les épreuves, le jeune couple avait évité de peu le divorce grâce à l’entremise d’un proche. Amer a voulu faire de même avec Mona et son époux. La semaine passée, il leur a préparé lui-même le café dans le bureau de la direction. Mais, cette fois, les épreuves subies par cette famille originaire d’Idlib, au nord de la Syrie, dont la maison s’est effondrée sous les bombes du régime syrien, auront raison de leur mariage. À 8 h 30, accompagné d’un infirmier, Amer pousse un chariot où s’empilent les dossiers médicaux. Dans le lit attenant à celui de Khaled, un jeune homme de 29 ans lance des regards pétillants en direction de sa femme, assise à son chevet. Ex-membre de l’Armée syrienne libre (ASL), Ahmad a perdu ses deux jambes. Le chirurgien orthopédiste s’apprête à lui installer un fixateur externe sur la cuisse gauche pour soigner une fracture mal opérée. Amer sourit devant le spectacle de ce couple radieux. Deux ans plus tôt, en mission humanitaire dans un camp de réfugiés, en Turquie, le médecin urgentiste a entendu un chanteur populaire syrien, amputé d’une jambe, entonner une mélodie lui rappelant sa jeunesse. Trente-cinq ans après avoir fui la Syrie, Amer s’est effondré dans les bras du chanteur. Invalidité professionnelle, dose maximale d’antidépresseurs : il a compris peu à peu qu’il ne panserait ses propres plaies qu’en soulageant les blessures physiques et morales des réfugiés syriens.
À 9 heures, une jeune femme svelte, en pantalon serré, s’avance d’un pas sûr dans le couloir et se penche sur le visage épuisé de Khaled. C’est Farah. Ensuite, elle écoute la mère d’Amal lui expliquer que son mari, un maçon embauché à la journée, ne gagne pas assez d’argent pour s’acquitter du loyer mensuel de 250 dollars que leur réclame un propriétaire libanais. Avant de partir, elle promet d’aider les deux familles à émigrer vers un pays européen. « Grâce à mon centre, l’UNHCR économise des centaines de milliers d’euros par mois », souligne Amer. Message reçu ? Farah s’engage à ce que les patients que l’urgentiste fera transférer vers les hôpitaux de Tripoli y soient acceptés et n’aient aucun frais à régler.
À 14 30, un van couvert de poussière se gare soudain dans la cour. Quatre Syriens aux visages hagards en descendent. À l’arrière, leur père, 74 ans, repose sur un lit de fortune, une jambe amputée, l’autre en sang. Amer se dirige vers le groupe, embrasse l’un des fils, admire l’installation ingénieuse du blessé. « Ici, leur dit-il, nous le soignerons comme notre propre père ». Les visages se détendent. Depuis que la plaie s’est rouverte, la veille, les hôpitaux visités ont refusé d’accueillir cet homme blessé par un obus, à Homs, deux ans plus tôt. Certains ont prétexté le manque de place, d’autres ont demandé un million de livres libanaises (500 €). Ali a perdu un litre de sang. Il frôle la mort et gémit doucement. Amer plonge un linge dans de l’eau savonneuse et frotte le torse frêle du patient, puis sa jambe amputée, puis l’autre, et enfin son visage parcheminé de rides. Ali est emmené au bloc opératoire. Son brancard passe sous le serment : « Je préserverai la dignité de l’être humain… »
Deux heures plus tard, Amer sort du bloc et va s’asseoir sur une chaise en plastique auprès de la fratrie. Le pronostic vital de leur père n’est pas en jeu et ils ne payeront rien. Le soulagement se lit sur leur visage. Avant de disparaître dans le centre, l’urgentiste ramasse à nouveau les mégots jetés par les patients et leurs proches. Médusé, l’un d’eux se baisse à son tour et se met à nettoyer la cour.
* L’UOSSM a été fondée en 2011 à Paris. Cette ONG rassemble des médecins syriens ou d’origine syrienne qui forment bénévolement leurs confrères à la médecine de guerre et facilitent un accès gratuit aux soins pour la population syrienne. UOSSM : 66, avenue des Champs-Élysées. info@uossm.org
Pour apporter une aide ou recevoir plus d’informations sur le centre de soins de Tripoli: syr.24.24@gmail.com.
Récit publié le 13 mars dans le magazine Le Pèlerin.
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