Le Liban sur le fil du rasoir syrien

Depuis le début du soulèvement contre Bachar al-Assad, il y a juste trois ans, le Liban est déchiré entre partisans et adversaires de la rébellion syrienne. Alors que le poids des réfugiés augmente, l’implosion de la société menace.

Trois ans déjà que la déchirure syrienne ne cesse de déborder sur le Liban: mais jusqu’à quel point? «Il y a un paradoxe au Liban. D’un côté, chaque camp appelle à la modération et à l’unité face au conflit syrien. Mais en même temps, chacun est engagé idéologiquement, voire militairement en Syrie!», résume Raphaël Lefèvre, chercheur au Carnegie Endowment à Beyrouth.

Depuis le début du soulèvement populaire contre le régime de Bachar al-Assad, le 15 mars 2011, le fossé déjà profond qui divisait le paysage politique libanais s’est creusé davantage. D’un côté, le «mouvement du 14 mars», articulé autour de l’expremier ministre Rafic Hariri, a pris fait et cause pour la rébellion; de l’autre, le «camp du 8 mars», avec le Hezbollah au centre, soutient sans faille le gouvernement de Bachar al-Assad. Le régime syrien a contribué à accentuer les désaccords, dans un pays «qu’il n’a jamais cessé de considérer comme une extension de son territoire politique», rappelle Bente Scheller, directrice de la Henrich Böll Stiftung. «Ces trois dernières années, des signaux évidents ont révélé la présence indirecte de la Syrie au Liban. L’affaire Michel Samaha par exemple, cet ex-ministre de l’Information arrêté en août 2012 dans une voiture remplie d’explosifs en provenance de Syrie. Ou le double attentat de Tripoli en août 2013, dont l’enquête pointe aussi la responsabilité de la Syrie», rappelle l’auteure de «The Wisdom of Syria’s Waiting Game». «Ces deux attaques commanditées par Damas visaient à créer le chaos au Liban pour externaliser le conflit syrien.» C’est chose faite avec l’engagement militaire du Hezbollah en Syrie, officiel depuis avril 2013.

Divisions transposées 

«Les Libanais ont transposé leurs divisions en Syrie. Ils ont aussi importé le conflit syrien au Liban», résume Paul Khalifeh, rédacteur en chef de «L’Hebdo magazine ». Les partisans du 14 mars vitupèrent contre l’engagement militaire du parti chiite en Syrie, rappelant qu’en signant la déclaration de Baabda en juin 2012, tous les partis se sont engagés à «tenir le Liban à l’écart de la politique des axes et des conflits régionaux et internationaux.» D’un autre côté, Hassan Nasrallah, le secrétaire général du parti de Dieu, assurait le 16 février dernier que «ceux qui disent que les attentats qui ont visé le Hezbollah sont le résultat de l’implication du parti en Syrie sont des menteurs ».

Crédit photo: Emmanuel Haddad

Crédit photo: Emmanuel Haddad

Dans un discours retransmis par Al Manar, la chaîne du Hezbollah, il également qualifié son engagement militaire en Syrie de «sacrifice», car «le Liban est une cible des takfiristes («  »celui qui excommunie les autres musulmans », selon la définition littérale donnée par Gilles Kepel dans son livre « Djihad », ndlr)». Paul Khalifeh abonde dans ce sens: «Le Hezbollah est le dernier parti libanais à s’être engagé en Syrie. Les médias occidentaux ne parlent que de ça alors que, selon l’agence UPI, 820 Libanais sont morts dans les combats en Syrie côté rebelles.» Avec 17 attentats à la voiture piégée depuis octobre 2012, ayant tué 139 personnes, le Liban sombre peu à peu dans la spirale d’un conflit dont les atrocités galvanisent. La société libanaise se radicalise, au point que l’auteur d’une chanson critiquant la présence du Hezbollah à Yabroud, en Syrie, soit retrouvé assassiné dans sa voiture le 25 février.

Gouvernement sur pied

Puis l’espoir surgit. Après onze mois de blocage politique, un gouvernement a finalement été mis sur pied le 15 février (en vue de l’élection présidentielle de mai prochain). Les partisans du «8 mars» et ceux du «14 mars» obtiennent chacun 8 ministères sur 24. Le tiers restant revient aux forces politiques proches du président Michel Sleiman et du leader druze Walid Joumblatt, devenu maître dans l’art du compromis. Comment un tel accord a-t-il pu survenir quelques jours après l’échec de la conférence de Genève 2, où régime et opposition syriens n’ont fait aucune concession? «C’est le système des vases communicants. La crise syrienne concentre toutes les ressources de l’Arabie saoudite et de l’Iran; ils ne peuvent pas se permettre d’étendre leur confrontation au Liban, terrain de jeu habituel des puissances régionales. Autrement, l’explosion régionale les atteindra aussi», estime Raphaël Lefèvre.

Le poids des armes

Le conflit syrien aurait permis au Liban de se distancier des bisbilles géopolitiques régionales? «Le jeu d’échecs s’est élargi du Liban à la Syrie, mais n’épargne pas le Pays des cèdres, avance de son côté Bente Scheller. Il suffit de voir la promesse de don de trois milliards de dollars de l’Arabie saoudite à l’armée libanaise. Riyad vise à contrer l’influence militaire du Hezbollah. Et donc de l’Iran.» L’espoir de compromis pourrait d’ailleurs être de courte durée. Un mois après sa création, le gouvernement ne s’est toujours pas mis d’accord sur la déclaration ministérielle. Au grand dam des ministres du «14 mars», le «8 mars» (proche du Hezbollah) ne signera pas une déclaration qui n’inclue pas le triptyque «Armée, peuple, résistance.»

Réfugiés, danger ou opportunité ?

L’afflux de réfugiés syriens au Liban «représente un danger existentiel qui menace l’unité libanaise», martelait le président libanais Michel Sleiman le 5 mars à Paris. Une rengaine. La semaine passée, l’ambassadeur libanais aux Etats-Unis avançait que la présence d’un million de réfugiés syriens, un quart de la population libanaise, était à l’origine d’une perte de 7,5 milliards de dollars entre 2012 et 2014 et avait entraîné une augmentation du chômage jusqu’à 20%. Des chiffres tirés d’un rapport alarmiste de la Banque mondiale réalisé en 2012. «Ce rapport a été commandé pour faire pleurer!», regrette l’économiste d’une grande institution basée à Beyrouth, tenu à l’anonymat.

Crédit photo: Emmanuel Haddad

Crédit photo: Emmanuel Haddad

En réalité, au début de l’insurrection syrienne, la première vague de réfugiés syriens fut celle des classes aisées qui s’installèrent dans les hôtels de luxe de la capitale et achetèrent des villas, au profit du secteur immobilier. Dès 2012, l’économiste rappelle que le Liban a exporté vers la Syrie en pénurie des produits dérivés pétroliers, des aliments de base, des armes, ainsi que des groupes électrogènes. Autant de bénéfices réalisés par le biais de la contrebande, donc absents du rapport de la Banque mondiale. Absents aussi, les profits réalisés dans le bâtiment et l’agriculture avec l’exploitation de la main-d’oeuvre à bas prix des réfugiés syriens. Le dumping social entraîné par l’arrivée massive des réfugiés syriens a surtout désavantagé les quelque 300000 Syriens qui travaillaient déjà au Liban selon l’économiste libanais, ainsi que les Libanais détenteurs d’une petite qualification, concurrencés par les Syriens qui s’improvisent mécaniciens ou chauffeurs de bus. Les finances de l’Etat ont aussi souffert. Les dépenses dans les secteurs de la sécurité, de l’éducation et de la santé ont explosé. Reste que la communauté internationale s’est engagée à soutenir le Liban pendant la crise syrienne, voire après: «Peut-être que l’on pourrait profiter de la crise syrienne pour mettre en route des projets de développement à long terme dans les villages qui accueillent des réfugiés syriens» a notamment déclaré Ross Moutain, le représentant du Programme des Nations Unies pour le développement, au quotidien «L’Orient Le Jour».

Article publié sur les journaux suisses La Liberté et Le Courrier le 13 mars 2014.

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