De l’autodafé aux Indignés de Tripoli

 

L’incendie de la librairie du père Sarrouj, connu pour sa tolérance, a déclenché une réaction indignée et solidaire contre la radicalisation religieuse à Tripoli.

Dépassée la Grande Mosquée vieille de sept siècles, longée la rue des fripes, traversée l’impasse en forme d’arche, se découpe en contre-jour la silhouette râblée d’un homme âgé mais en mouvement permanent, sous un panneau annonçant la librairie Saeh. Barbe grise, sourcils broussailleux et verve éloquente, le père Sarrouj ne tient pas en place devant la porte d’entrée encore calcinée de sa librairie: «J’étais dans un monastère aux environs de Tripoli le 3 janvier dernier, quand un ami est venu m’annoncer l’incendie de la librairie. Je lui ai alors répété les paroles de Job: ‘Le Seigneur a donné, le Seigneur a repris, loué soit le Nom du Seigneur’. L’important est de se révolter et de changer les choses. J’ai pardonné et je continue à lutter contre la corruption qui ronge l’Eglise et le monde», dit-il en naviguant à vue entre les rayons épargnés par les flammes.

Emoi dans la ville
En quelques minutes, 15% des ouvrages sont partis en fumée. Un mois et demi après, les livres saufs ont été déplacés dans une salle attenante. A moitié vidée, la librairie s’apprête à être rénovée de fond en comble. Avec le père Sarrouj toujours à la barre.

Cela fait maintenant quarante ans que ce prêtre grec orthodoxe s’attèle patiemment à accumuler un océan de savoir. Ancré au milieu d’un quartier musulman conservateur de la capitale du nord du Liban, son univers livresque y est réputé pour son ouverture: «Avant l’incendie, il y avait 85 167 titres. On pouvait trouver de tous les courants, de toutes les religions, voire des sectes. J’ai des livres en français, en arabe, en turc, perse, anglais, hébreu, roumain… De tout!» Alors quand le bruit a circulé qu’un groupe de musulmans salafistes avait mis le feu à sa librairie pour le punir d’avoir édité un tract insultant le prophète Mahomet, il a été le premier surpris: «Je soutiens la cause des musulmans. Je suis même appelé cheikh Sarrouj à Tripoli! Pourquoi je critiquerais le Prophète? C’est une sombre fumisterie.»

Crédit: Emmanuel Haddad

Crédit: Emmanuel Haddad

A Tripoli, l’émoi a été général et immédiat. Avocat au look de hipster, Khaled Merheb décrit la réaction ayant suivi l’autodafé: «Avec des amis, militant comme moi pour la coexistence des confessions religieuses à Tripoli, nous avons lancé l’idée d’une manifestation devant la librairie, pour montrer que les minorités confessionnelles ne sont pas des cibles. Plus de 600 personnes se sont réunies, les jeunes chrétiens se mêlant aux cheikhs les plus conservateurs.» Réchauffés par les débats animés, les militants décident de poursuivre le mouvement. «Le lendemain, nous étions plusieurs dizaines à aider le père Sarrouj à nettoyer les dommages causés par l’incendie. Alors petit à petit, l’idée de rénover la librairie dans sa totalité a pris forme», dit-il derrière ses lunettes rouges.

«Le silence a assez duré»
«Kafana samtan», «le silence a assez duré», est le nom de l’initiative lancée mi-janvier par le groupe de jeunes activistes, sur une plateforme internet de crowdfounding. Un appel à récolter 35 000 dollars en un mois pour pouvoir changer la porte brûlée, retaper les murs noircis de la librairie et, à terme, installer une bibliothèque publique dans le patio intérieur du bâtiment. Aujourd’hui, le compteur a été dépassé de plus de 2000 dollars.

Entre-temps, des volontaires se sont succédé chaque week-end pour aider à déplacer les livres et permettre de lancer les travaux au plus vite. Khaled se projette: «Avec l’argent qui reste, nous pourrions repeindre l’impasse et y accueillir des évènements culturels. Des familles chrétiennes coexistent encore avec des familles musulmanes ici, ce qui pourrait faire de cet espace un exemple de tolérance pour la ville.»

Jusqu’à présent, Tripoli était surtout réputée pour la guerre larvée entre le quartier sunnite et pro-rébellion syrienne de Bab el-Tebbaneh et le quartier alaouite de Jabal Mohsen, qui soutient le régime de Bachar el-Assad. Depuis cinq ans, plus de 200 personnes ont trouvé la mort au cours de ces affrontements. La violence a pris une tournure radicale ces derniers mois, avec la chronique presque quotidienne de civils alaouites blessés par balle au niveau des jambes. Les familles alaouites sont de plus en plus nombreuses à quitter la ville.

Pour Jihad, ami de Khaled et militant à ses côtés, Tripoli vaut bien plus que sa réputation sulfureuse: «Il y a une minorité de 5% d’individus radicaux, instrumentalisés par une classe politique corrompue qui ne fait rien pour changer les choses. Mais nous sommes 95% à vouloir vivre ensemble!» Résultat, les activistes refusent toute ingérence politique. «Il n’était pas question de voir débarquer des hommes politiques devant la librairie, car ils sont responsables de la situation actuelle», rougit Khaled.

Tisser des liens
Rénover la librairie Saeh n’est que l’un des visages du combat de ces jeunes Tripolitains pour construire une ville fière de sa diversité: «Nous venons d’organiser un festival de Noël, qui a réuni plus de 7000 personnes dans une ville à majorité sunnite. L’an dernier, nous avons réuni quarante enfants de Bab el-Tebbaneh et de Jabal Mohsen dans un camp de vacances. Au début, ils s’évitaient. Mais au retour, ils ont échangé leurs numéros et se sont enlacés», sourit le militant.

Article publié dans le journal suisse indépendant Le Courrier le 25 février 2014.

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