Chroniques sahéliennes
Assis dans un café de Bamako, je suis les informations en direct sur l’attaque de la prison centrale de Niamey. Quand j’étais à Niamey, j’avais toujours un regard sur l’actualité du Mali, son invasion djihadiste, son intervention hollandiste, ses attaques dynamistes de pauvre erres sans autre idéologie que la faim dirigés par des pseudo-radicaux plutôt cuistres. Niamey, Bamako, Ouagadougou entre les deux. Trois capitales au coeur de la tourmente, la première subissant les effets néfastes des problèmes de la seconde, dont la troisième essaye de négocier des solutions. Au-delà, des rues remplies d’espoir et de trime, des travailleurs trop jeunes et déjà frimeurs, des artistes sans le sou mais bourrés de dons, des inégalités de race, de hauteur et de calibre… Des petites choses qui échappent aux colonnes des journaux, que Le Courrier et Global Magazine ont bien voulu héberger sur les leurs.
Niamey: petites scènes de guerre quotidienne – 16 février 2013
Le soir à Niamey, lorsque le vent redonne un second souffle aux poumons ensablés et dilatés de chaleur, la parole revient comme une cascade, fraîche et incontinente. On revient en détail sur la journée en dégustant une Bière Niger, surnommée «conjoncture», car il y a quelques années, la quantité contenue dans une bouteille a augmenté sans en faire varier le prix. Un détail autant apprécié qu’une victoire armée….
Hier soir, au cours du débriefing quotidien, un ami américain notait que Niamey ressemble plus à un énorme village qu’à une capitale. Plusieurs aspects font que la ville n’a rien de comparable avec Nairobi, Dakar ou Abidjan: de l’absence de lampadaires et de routes asphaltées à l’omniprésence de bicoques et de huttes de paille. La meilleure manière de déambuler dans un village, c’est de passer par ses ruelles, et de s’orienter au gré des rencontres.
Et ces derniers temps, on ressent une sorte de clameur silencieuse à chaque coin de rue. Chaque jour, les habitants de Niamey ont vu défiler un cortège militaire, croisé un soldat en partance pour le Mali sur sa moto, la valise sur le porte-bagage, ou vu filer des pick-up remplis d’hommes armés et habillés en vert et marron sur les rares routes asphaltées. A quoi pensent-ils ? Sont-ils fiers ou inquiets?
Il y a de quoi être fier, tant ces pick-up sont rutilants, ces hommes costauds, le dos droit, les armes bien astiquées, les habits propres. Qu’ils sont loin de nos maris en guenilles qui vendent les poulets au marché! Ils déteignent du paysage, ces beaux soldats qui vont à la mort le sourire aux lèvres. Et pourtant, leur passage interrompt des scènes de combat quotidiennes, des luttes impitoyables et silencieuses qui sont souvent perdues, mais perdurent assez longtemps pour que quiconque regarde puisse saluer le courage et la ténacité de ces autres guerriers, les petits soldats urbains. On croise le talibé, écuelle en main, planté toute la journée sous un soleil de plomb au feu rouge pour gagner de quoi la remplir; les femmes qui préparent les beignets et l’igname pour tout le quartier à même le sol ensablé…
Et puis il y a Digué. Un énorme camion transportant des combattants nigériens et tchadiens stationne devant un garage dans la rue des artisans touaregs. Le garage est tenu par un Libanais, qui regarde de ses yeux soudain brillants les gaillards descendre de l’arrière du camion, pénétrer dans son hangar et repartir les bras chargés de vivres qui serviront à ravitailler les troupes déjà présentes au Mali. «Hier, un autre camion est venu prendre du carburant. C’est avec ce garage que l’armée a passé un contrat pour l’approvisionnement des troupes. Ils auront besoin de tous ces vivres quand ils seront dans la brousse au Mali», commente Digué tandis que les soldats défilent avec des cartons recouverts de l’inscription «miettes de thon».
Digué a perdu un bras, mais pas à la guerre. Il tend une écuelle bicolore et fait la manche comme tant d’autres enfants de rue de Niamey. Mais il n’est pas aveugle. «Tiens, c’est l’ambassadeur du Tchad.» «Comment tu sais?» «Regarde sa plaque, et puis, je l’ai déjà vu», sourit-il en montrant un homme en costume à l’arrière d’une Mercedes noire, oiseau rare dans le quartier. Digué n’est ni informateur, ni infirmier, ni soldat pour le Niger. Il n’aura pas de médaille ni de solde extravagant payé par l’ONU.
En le voyant arriver au niveau des énormes biceps des soldats tchadiens propres et affûtés, je me demande si la guerre qu’il mène dans le grand village de Niamey n’est pas déjà assez dure à gagner pour aller en mener une autre dans le désert malien.
Je le quitte, entouré de talibés, sachant qu’il sera au même endroit demain et les jours qui suivent. Ici, l’armée, comme la migration, est aussi un moyen d’échapper à l’enlisement. En le saluant de loin, les mots du journaliste Fabrizio Gatti, qui raconte son périple sur la route des migrants clandestins à travers le désert du Sahara dans «Bilal sur la route des clandestins», me remontent en mémoire: «Bouger ou succomber. Et ici succomber ne signifie pas nécessairement mourir. Il y a pire que la mort: il y a une vie de privations. D’aumônes.» Scènes de guerre au Sahel. Quelle guerre?
Publié sur Le Courrier
Les otages (nigériens) oubliés du désert – 9 mars 2013
La France est le pays qui compte le plus d’otages dans le monde. L’information est lâchée comme une bombe sur les ondes de RFI. Au total, quinze Français manquent à l’appel, depuis que sept d’entre eux ont été capturés le 19 février dans le nord-est du Cameroun, à la frontière avec la région de Boro au Nigeria, connue pour abriter les peu recommandables Boko Haram et Ansaru. Depuis la capitale du Niger, les Français n’étaient déjà pas rassurés avant l’enlèvement, car le Nigeria n’est pas non plus très éloigné de Niamey. Mais pour les non-Français, c’est une autre paire de manches. Le week-end précédant l’annonce du kidnapping de sept touristes français revenant de leur visite du parc naturel camerounais de Waza, je devais me rendre dans la région de Dosso pour un reportage.
J’étais accompagné d’autorités nigériennes de renom et n’imaginais pas qu’un simple poste-frontière allait poser problème. Arrogance typiquement française, car à la sortie de Niamey, les policiers m’ont immédiatement demandé ma nationalité et, voyant mon passeport français, m’ont invité à retourner chez moi, à me barricader et à ne jamais ouvrir la porte aux étrangers ayant le visage recouvert d’une tagelmoust. Le cortège nigérien suivait son cours sans moi, mon reportage tombait à l’eau.
Cinq minutes plus tard, une famille de Belges arrivait au poste de contrôle, lunettes de soleil, chemises africaines, la dégaine des vacanciers du dimanche prêts à en découdre avec les animaux du safari. Là encore, la police a été claire: sans escorte armée, pas question de quitter Niamey. Trop dangereux. Sur ce, la mère de famille belge descend du véhicule, outrée, s’approche et me dit que l’interdiction pour les Français d’accord, mais eux sont Belges, si les ravisseurs s’approchent, ils se mettront à parler flamand et tout ira bien. Et puis les girafes du Parc W sont si belles, quel dommage pour leurs enfants qui quittent le pays le lendemain…
Qu’aura pensé cette mère de famille en apprenant qu’une famille de touristes a été enlevée sur la route des girafes du Cameroun? Qu’ils auraient dû parler anglais? Dans sa tête, il y a différents types de Blancs en Afrique occidentale: les Blancs français et les autres. Dans la tête des autochtones, il y a les Blancs et les autres. Elle a eu la chance de ne pas l’apprendre à ses dépens et à ceux de ses enfants.
Reste qu’au Niger, on écoute RFI et non la RTBF. On entend donc que la France est le pays qui compte le plus d’otages au monde et on les plaint. Mais a-t-on une idée du nombre de Nigériens retenus en otage? «Pour connaître les otages nigériens, il faut se rendre sur place», avoue Nana Issaley, une chercheuse nigérienne du Laboratoire d’études et de recherches sur les dynamiques sociales et le développement local (LASDEL), qui revient de deux années de terrain dans la région de Zinder. Ses recherches sur les nomades peuls de la région située à cheval entre la zone agropastorale du Sahel et le désert du Sahara l’ont menée jusqu’au massif de Termit, dans le désert. Là, elle a rencontré d’aimables Toubous qui l’ont invitée à venir visiter leur maison, tout en lui précisant que leur maison, c’était le désert. Le chef de police du coin a entendu leur conversation et l’a mise en garde: «Fais attention à toi. Ces gens-là risquent de te prendre en otage. Ils détiennent une collégienne depuis 5 ans et nul ne sait où elle se trouve. Une autre personne vient à son tour de disparaître.»
Avant de parler au policier, Nana ne savait pas non plus que des Nigériens étaient retenus en otage dans le désert, sans que personne ne le sache ou, du moins, ne juge bon de l’annoncer à la radio et d’engager une «chasse à l’homme» pour les retrouver, comme le fait la France au Nigeria. Par contre, elle sait ce que la prise en otage implique pour la victime. Fin 2012, son frère faisait partie des six Nigériens de l’ONG Befen kidnappés dans la région de Zinder et transportés jusqu’au nord du Mali. Relâchés dans le désert tandis que leur camarade tchadien a été tué, ils sont rentrés chez eux saufs, mais pas forcément sains: «Mon frère est suivi par deux psychologues. Il est sous antidépresseurs. Il ne veut pas me dire ce qui s’est passé, mais ça va très mal depuis son enlèvement.» La douleur des victimes, celle des proches, est incommensurable. Les Français ne le savent que trop, eux qui sont pris pour cible par les groupes terroristes qui espèrent financer leurs activités dans la région en touchant de juteuses rançons. Les Nigériens, par contre, n’en ont pas la moindre idée, ni de la difficulté de repartir de zéro après avoir été enlevé comme du vulgaire bétail, ni du nombre de Nigériens qui subissent actuellement ce triste sort.
Publié sur Le Courrier
Evasion de l’actualité à la nigérienne – 2 avril 2013
Sur le fil de l’actualité en continu du jeudi 28 mars 2013, les journalistes funambules tenaient un poids lourd dans chaque main pour garder l’équilibre. Le premier, c’était l’apparition télévisée du président de la République Française, celui que d’aucuns nomment « Pépère » ou « le pingouin ». Dans l’autre main, l’annonce de Bersani, le chef de file socialiste italien arrivé en tête des votes aux dernières élections législatives, qui renonce à former un gouvernement dans la cacophonie post-électorale entretenue par Bepe Grillo et Silvio Berlusconi.
Les visages serrés des journalistes appliqués de France 24 se retrouvent parfois dans des ambiances et des lieux qui déteignent avec la solennité des studios. Prenez le maquis (petit bar chez l’habitant) L’Evasion ; planté au cœur du quartier Château 1 de Niamey, la capitale nigérienne. Cette bicoque à ciel ouvert d’où sort un rythme fiévreux du lundi au dimanche, à partir de 20h jusqu’à pas d’heures, porte bien son nom. On s’y évade par la musique, par la bière qui y coule à flot et par le ciel étoilé qui filtre entre les barres métalliques de son toit inachevé sur lesquelles poussent les mimosas. Et bien, au beau milieu des bouteilles du bar, une télévision à écran plat nous montre la bouille de notre Flamby national en train d’essayer de convaincre ses concitoyens français du bien-fondé de sa politique d’austérité de gauche centriste molle.
Indifférence
Jeudi soir, aucun client alcoolisé n’est venu s’asseoir sur une des chaises en plastique de l’Evasion pour s’enquérir des résultats de l’exercice de communication de François Hollande. Pourtant, la télé est là, avec le fil d’actualité en continu plus rouge et urgent que le premier jour de la saison de la récolte au Niger. Les citations en rouge du président français n’impressionnent pas autant que les pommettes brûlantes de ce Chinois posté en plein centre de la cour du maquis, à l’avant-garde de la fête plutôt qu’au garde-à-vous face au petit écran. Ses compatriotes en poste à Azelik, au nord du pays, où ils exploitent le sous-sol riche en uranium, sont peut-être moins alcoolisés, mais tout aussi rouges… de colère cette-fois. Les mineurs nigériens, qu’ils exploitent depuis plusieurs années avec l’assentiment de l’Etat nigérien pour alimenter les centrales nucléaires chinoises en yellow cake, viennent de se déclarer en grève illimitée. Qui sait si ce joyeux luron en train de se déhancher devant une jeune gazelle nigérienne n’est pas l’un d’entre eux, en train de se saouler pour oublier ce fâcheux contretemps.
Pendant qu’à la télé, François Hollande pointe du doigt les plus riches à qui il a décidé de ponctionner les ¾ du salaire, un membre de la Garde Nationale se pavane devant la chanteuse la plus sulfureuse du Niger au rythme de l’orchestre Tal National. Autour d’eux, on voit les hommes fortunés inviter des femmes qu’ils ne connaissent pas à boire à leur santé, un commandant de l’armée dont les yeux rouges ne voient plus l’écran de télévision situé à deux mètres, assis devant une pyramide de Bière Niger ; au fond, plus discrets, une tablée de toubabs (personne à la peau blanche) quinquagénaire est en train d’aguicher les plantureuses serveuses du bar pour passer une bonne fin de soirée.
Parmi tout ce remue-ménage, François Hollande n’est plus qu’un client comme les autres. Sa voix ne porte pas plus que celle piliers de comptoir sous la bande sonore du DJ. Les peines financières des Chypriotes, les déboires politiques des Italiens, la souffrance existentielle de la gauche française, tout cet amas de mauvaises nouvelles qui défile en rouge sous le visage du président français semble presque dérisoire au milieu des rires nocturnes de Niamey. Après tout, France 24 n’a pas fait d’édition spéciale lorsque le Niger a été relégué au dernier rang du classement 2012 du PNUD selon l’Indice de Développement Humain. Il n’y avait pas de place sur le fil de l’actualité en continu pour les déboires nigériens. Alors le visage fermé des journalistes funambules et les malheurs des Français, les Nigériens préfèrent en rire… et s’évader.
Publié sur Global Magazine
Cappuccino burkinabé – 24 mai
C’est comme un film de Claire Denis, un bon cappuccino, une Afrique où le blanc et le noir ne se mélangent toujours pas. L’expresso arabica est écrasé au fond de la tasse, tandis que la mousse blanche vient coloniser le reste de l’espace sans daigner se mêler avec le café déjà présent avant son arrivée ; elle s’impose sans se tâcher. En parcourant les rues des capitales d’Afrique de l’Ouest, on peut sans conteste croiser des couples métissés, des blancs et des noirs qui ont choisi de touiller leur cappuccino, de faire pénétrer la mousse blanche dans le café noir ; j’en ai rencontré plusieurs, certains sont des amis, je connais même des couples blancs qui se sont fait supplanter par des couples mixtes, symbole d’une intégration réussie de la part de la mousse, légère et parfois capable de s’adapter au moule qui l’accueille mieux que quiconque. Sur la terrasse du Cappuccino, le café français de Ouagadougou, où les serveurs noirs vêtus selon le modèle des serveurs du Fouquet’s servent des cappuccinos sertis de croissants et de pains au chocolat maison, la séparation des couleurs est toujours de rigueur.
« C’est facile d’éliminer le racisme. Il suffit de dire que les races n’existent pas. Rien de plus simple. Seulement après, on peut plus faire la différence entre un teckel et un fox-terrier. »
Plongé dans la vie de Hans Reiter, un jeune allemand en pleine poussée suicidaire et sous-marine au milieu du champ de bataille de la seconde guerre mondiale, personnage mélancolique conçut par l’imaginaire perturbant et génial de Roberto Bolaño dans 2666, mes oreilles frétillent à entendre la conversation de la table d’à côté. Et ça continue. « Non mais il peut à peine se créditer de 5% des voix. Ce mec est un malade, un fou furieux. C’est la bonne conscience de la gauche à la française. » Trois hommes blancs âgés d’entre 40 et 50 ans débattent sur la manière par laquelle il faudrait scalper Jean-Luc Mélenchon, avant de s’en prendre à François Hollande : « S’il était en face de moi, je lui enfoncerais des épines à la manière vaudou », dit l’un d’eux, suivi du rire gras des deux autres. En face, une blonde aux yeux bleus parle en anglais et écoute avec l’attention d’une enfant de chœur les prêtres de la bonne morale française égrener les insultes contre tout ce qui forge la bonne conscience de la gauche française : l’antiracisme, le mariage gay, un président même pas marié. « Quelle horreur ».
La terrasse est située sur un boulevard de grande affluence parsemé de sièges d’entreprises et de bars de bonne étiquette. Pour marquer la séparation entre la terrasse et la rue, des pots de fougères. Entre ces pots, un œil attentif pourra voir des mains apparaître de temps en temps, tendant des faux smartphones, des colliers artisanaux ou des boîtes touareg. Les visages des hommes qui tiennent ces produits de piètre qualité incapables de retenir l’attention du trio de quarantenaires français, sont égarés. Ils font face à un mur de séparation. En face, un gamin s’assoit sous un panneau pour capter un demi-mètre d’ombre au milieu du cagnard. Il souffle dans un sachet de plastique, son petit-déjeuner dominical. A travers les fougères, on distingue mal ce qu’il fait, alors on passe à autre chose. On écoute la conversation de la table d’à côté sur le manque de clarté du président français, incapable de se marier une bonne fois pour toutes. Et puis le mariage homo, et pourquoi moi je ne demanderais pas le droit de me marier avec deux femmes, tient ? La femme noire qui se tient en face d’eux lâche qu’elle pourrait alors se marier avec deux hommes, ce à quoi les hommes répondent que non, bien sûr que non.
Un bon cappuccino, blanc et noir selon des mesures bien respectées, définies depuis des temps d’un autre âge, encore en vigueur sur la terrasse de Ouagadougou et dans les salons bourgeois climatisés des grandes capitales d’Afrique de l’Ouest. Derrière les pots verts, un Burkinabé tend des exemplaires de Paris Match avec la bouille de François Hollande. Pendant ce temps, la journaliste du Paris Match et concubine du président, est en mission humanitaire à Gao, une aventurière du XXIème siècle perdue au cœur des ténèbres islamistes du nord du Mali.
Publié sur Global Magazine
Mourir pour des idées, d’accord… mais sur du bon reggae – 27 mai 2013
Temps mort à Ouagadougou. La jeunesse végète. Tours de scooter d’un maquis à l’autre, bouteilles de bière vidées, vente infructueuse d’artisanat, cigarettes fumées en guise de dîner, faute d’argent. Les doigts sur le Kara, Solo fait passer le temps, le rythme accompagne la palabre entre un touriste et son ami vendeur de toiles colorées, qu’il expose devant le Jardin de l’amitié depuis des mois sans succès et sans pour autant baisser les bras.
Mois de mai, les pagnes sont de plus en plus légers. Ouagadougou crève sous la chaleur, les jeunes se réfugient dans les maquis et sirotent avec sérénité leur bière locale, la Brakina. Les plus âgés restent cloîtrés à la maison, une oreille collée contre le poste-radio, l’autre contre le ventilo. Les gouttes de sueur coulent le long de la colonne vertébrale quand on marche, le long de l’estomac quand on s’assied, en long et en large quand on danse en balançant les bras sur les côtés, une activité prisée par la jeunesse burkinabé.
Le week-end commence par une soirée au maquis Le Jardin de l’amitié. Comme tous les soirs, l’orchestre reprend quelques classiques interprétés par un chanteur ridé en langue moré. Ceux qui ont les moyens sirotent une bière, les autres se contentent de la musique. Tous connaissent les paroles ; elles leur réchauffent le cœur comme une pommade contre l’ennui, contre la mort. Telle chanson dit qu’il vaut mieux mourir plutôt que de fuir, pour aider à construire un lendemain où la vie sera aussi douce que le miel ; telle autre parle des femmes, j’ai oublié ce qu’elle en disait mais on a beaucoup rit quand Solo me l’a traduite.
Solo, il ne parle des femmes que quand le sujet de la musique a déjà été épuisé. Beau et triste à la fois, grandiose et douloureux, discuter des amours perdus et futurs demande une circonstance particulière, une atmosphère propice. Encore une fois, c’est la musique qui l’apporte sur un plateau. Les femmes ne s’intéressent à toi que si tu assures au niveau matériel, regrette-t-il. C’est comme ça aussi en Europe ?
Lui, il a choisi une voie riche en rencontres du troisième type, mais pas assez rentable pour attirer les filles trop gourmandes en francs CFA. Dès le début du collège, ce jeune citadin au visage de tortue sage et au physique de roseau commence à dormir dehors. Il traîne dans les rues pour apprendre la musique traditionnelle, sa passion, son refuge. L’école de la rue le forge et manque de le détruire. Autour de lui, il voit des filles se prostituer, des amis qui tournent mal ; lui reste concentré sur son objectif : apprendre la percussion, se représenter sur la scène locale, ne pas rater un concert de reggae. Devant sa bière Brakina, il me montre du doigt le quartier où il a passé sa jeunesse : un champ de ruines. La municipalité a tout rasé ; un ghetto parti en fumée pour devenir un futur quartier d’affaires. Des centaines de jeunes en perdition qui ont dû trouver un autre repère.
Âgé aujourd’hui de 26 ans, il a choisi de s’entourer de musiciens de la rue et a gravi peu à peu les échelons qui lui permettent aujourd’hui de jouer pour le groupe Akili Gnouma et pour un groupe de musique traditionnelle. Dans sa sacoche, un concert à Grenoble pour la fête de la musique, un autre en Belgique, où la moitié de son groupe s’est enfuie pour tenter sa chance en Europe. Pas son style, la fuite. Plutôt mourir que fuir.
Mourir pour des idées, d’accord, mais sur un bon fond de reggae. Dabson, le chanteur d’Akili Gnouma, un groupe qui mêle musique traditionnelle et influences contemporaines, tape un pas de danse dans le Jardin de l’amitié avant de prendre lui-même le micro pour reproduire une version quasi à l’identique de Tiken Jah Fakoly, son modèle. Dabson, Solo et les autres jeunes musiciens de Ouaga se produisent presque tous les soirs pour encaisser de l’expérience et espérer séduire les oreilles d’un producteur européen. Du Jardin de l’amitié au Pélican, ils grattent les pourboires et attendent des jours meilleurs. La musique est un antidote à la violence, aux erreurs de jeunesse, à la frustration.
Au Pélican, le dimanche, la journée se déroule sous un toit de chaume à faire rougir le village d’Astérix, sous lequel défilent les musiciens de toute génération. Les clients du bar répondent aux rythmes locaux par des pas de danse, la plupart du temps alcoolisés. On partage le temps, le son ; seule la bière est payante, tout le reste est gratuit, les sourires, les déhanchés, les anecdotes. Akili Gnouma a un producteur français, certes. Leur « petite maison aux grandes idées » a pu disposer d’un studio de qualité pour enregistrer un premier album bien senti. Mais sur place, ils comptent les pièces pour se payer chaque cigarette.
Vivre au jour le jour, le rêve de tout jeune européen un brin rêveur qui rêve de l’école buissonnière, de la rue, ainsi va la vie quotidienne à Ouaga. Un choix et une obligation si on est pas bien né, disent-ils, au fond sans regrets. Bref, un week-end comme les autres dans la capitale burkinabè, où on fait aller, on se cherche, on espère des jours meilleurs en dansant tout sourire sur de la bonne musique live. Une musique qui soigne des plaies et prévient de nombreux maux qui rongent la jeunesse, abandonnée à elle-même avec la faim de réussir qui colle au ventre… Comme la sueur en saison chaude.
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Bamako vu d’en haut – 30 mai 2013
Sur les toits de Bamako, une société parallèle se déploie, de jour comme de nuit, loin des klaxons incessants, des odeurs de poisson frit et des flaques d’eaux usagées. Si tu as un toit, alors tu seras un homme. De là-haut, on regarde les militaires qui surveillent toute la nuit qu’aucun putschiste ne s’apprête à prendre d’assaut l’Office de Radiodiffusion Télévision du Mali, assis sur des chaises brinquebalantes, entourés de groupes d’hommes qui posent le thé et discutent toute la nuit, au grain comme disent les Maliens.
On y voit les jeunes aux bras endurcis par le labeur de transporter des charrettes remplies d’eau, de sacs de mil ou de riz, des motos qui se frôlent entre les nids de poule, des femmes en train de faire griller du poisson et frire des rondelles de banane plantain. Le jour, on y retrouve des femmes qui étendent le linge, des filles qui tapent leurs premiers pas de danse à l’abri des regards, les garçons qui tapent dans une boulette de plastique en guise de foot improvisé. A la nuit tombée, toute la famille y dort, étalés sur des nattes qu’ils partagent allègrement, sauf les personnes déjà trop usées par la vie pour grimper autant de marches d’escalier. Le toit de l’immeuble, c’est la possibilité de troquer l’air frais et le ciel étoilé contre une chambre brûlante, en raison de la coupure d’électricité qui a mis un terme au tournoiement joyeux du ventilateur.
Les Bamakois ne respirent qu’une fois sur le toit, la journée de travail mal payée enfin pliée. Enfin, pour ceux qui ont un toit. Les autres restent dehors, à la fraîche, en guise de compensation. Mais seuls les habitants des hauteurs ont une vue imprenable sur la colline qui accueille le palais du président malien. Le Palais de Koulouba est toujours éclairé, à l’abri des coupures intempestives, on n’y sent pas les odeurs du grand marché qui pourraient gêner le souper présidentiel, ni l’odeur de sueur qui se dégage des travailleurs manuels qui envahissent les ruelles de la capitale.
Pas besoin de plus pour créer l’envie, d’y être, de se dégager de tout ce chaos urbain, que l’on peut aisément admirer depuis la terrasse présidentielle, un cognac dans une main, le rapport sur les projets de lutte contre la corruption financés par l’Union européenne dans l’autre. Une envie partagée par de nombreux candidats à la présidentielle de juillet prochain. Pas grave si les réfugiés ne vont pas pouvoir voter. Pas grave si seul un tiers de la population malienne se rend au vote et, secret de polichinelle, ces votant se voient souvent proposer quelques milliers de francs CFA contre la remise de leur carte électorale aux équipes de campagne des candidats en lice pour le palais de Koulouba. Pas grave si dans certaines régions du nord, les adultes n’arrivent à ingérer qu’un repas par jour grâce à l’aide humanitaire. Si Kidal est toujours aux mains du MNLA. Si les trois quarts des candidats sont des anciens ministres qui se sont empressés de créer un nouveau parti, avec le mot « changement » dedans. Tout ça n’est rien face à la possibilité, même infime, de pouvoir un jour contempler Bamako depuis les hauteurs du Palais de Koulouba. Là, le soir, on pourra voir les habitants des toits monter se coucher sur leur natte, signe que l’électricité vient encore de sauter… Malgré des élections démocratiques soutenues et financées par la communauté internationale.
Publié sur Global Magazine
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