Trente ans après, le massacre indélébile des camps de Sabra et Chatila
Triste anniversaire. Du 16 au 18 septembre 1982, des milices phalangistes assassinaient plusieurs centaines de Palestiniens sous le regard de l’armée israélienne, impassible. Reportage à Chatila.
Dans le dédale du camp palestinien de Chatila, aucune chance de trouver l’association Beit Atfal Assumoud sans l’aide d’un jeune homme qui, coiffure dernier cri sur vêtements hors d’âge, se retourne en souriant dans les flaques d’eau des ruelles pour inciter à le suivre. Si les drapeaux du Vatican ont recouvert les rues du Liban pour la visite du Pape du 14 au 16 septembre, le portrait des martyrs et des dirigeants palestiniens historiques est ici préféré au visage de Benoît XVI. Car dans les camps de Sabra et Chatila, au Sud de Beyrouth, l’approche du 16 septembre rouvre des blessures vieilles de trente ans pour les réfugiés palestiniens.
Des blessures encore vives dans la mémoire de Jamila, une des membres de l’association qui, depuis 35 ans, organise des ateliers éducatifs, culturels et sportifs pour les orphelins des camps. «Revenir sur le massacre me prend beaucoup d’énergie. C’est une chose d’en parler, une autre de le porter avec soi, en-dedans», dit-elle, avant de se lancer dans un récit d’une heure et demie sur les inoubliables 16, 17 et 18 septembre 1982.
Interdit d’en parler
Robert Fisk, journaliste britannique, l’un des premiers à avoir pénétré dans le camp au lendemain du massacre, écrivait dans The Independent en 2005: «Environ 1700 civils palestiniens – plus de la moitié du nombre de victimes de l’attentat du World Trade Center – ont été massacrés au Liban en 1982. Mais combien de lecteurs se souviennent de la date exacte? ‘Nos’ dates sont donc sacrosaintes, les ‘leurs’ non. Combien de fois les Arabes se voient intimés de réagir à propos du 11 septembre 2001, avec comme objectif spécifique de vérifier s’ils montrent le degré de choc et d’horreur correct? Mais combien d’Occidentaux savent ce qui s’est passé en septembre 1982?».
Au lendemain de la découverte macabre, de «femmes reposant dans leurs maisons, leurs jupes arrachées et les jambes très écartées, d’enfants égorgés, de rangées de jeunes hommes abattus dans le dos (…) de bébés jetés dans des tas d’ordure à côté de boîtes de conserve de l’armée américaine, d’équipement militaire israélien et de bouteilles de whisky vides», le Conseil de Sécurité de l’ONU condamne le massacre par sa résolution 521. Puis le 16 décembre 1982, une résolution de son Assemblée Générale qualifie l’acte de génocide. Mais sur place, la révélation du massacre est suivie d’un silence de plomb: «Après que la couverture médiatique occidentale des premiers jours est retombée, la moindre mention du massacre était interdite», rappelle Bayan Nuwayhed al-Hout dans le livre Sabra et Chatila, septembre 1982.
Bataille de chiffres
Le recueil de témoignages que la chercheuse initie au lendemain du massacre n’a d’abord pas de cap précis, mais la publication des résultats de la commission Kahane en février 1983 change la donne. Cette commission d’enquête, dirigée par le juge de la Cour Suprême israélienne, conclut à la responsabilité directe des Phalangistes – la milice chrétienne libanaise – ainsi qu’à la responsabilité indirecte d’Ariel Sharon, alors ministre israélien de la défense, qui démissionnera peu après. Mais ce sont les «absences de conclusions» et les «chiffres trompeurs» qui frappent l’auteur de l’ouvrage: «Le rapport parle de 15 femmes victimes et de 20 enfants! Qui peut croire une telle chose, quand la moindre photographie ou extrait de reportage télévisé en montre un nombre plus élevé?» Des imprécisions qui la poussent à établir une liste exhaustive des victimes: «Le nombre total de victimes disponible selon nos recherches atteint 906; le nombre total d’enlevés et disparus 484. Le total de victimes/martyrs se monte donc à 1390; aucun kidnappé n’est jamais revenu, aucun disparu n’a jamais été trouvé. Ce chiffre est presque le double des estimations de 700 à 800 victimes adoptées par le rapport Kahane sur la base des informations des forces de défense israéliennes.»
«L’amnistie n’a pas entraîné d’amnésie»
700 à 800 victimes selon Israël, 3500 selon le journaliste israélien Amnon Kapeliouk, 1390 selon l’enquête de Bayan Nuwayhed al-Hout. Si les chiffres varient, personne ne nie l’existence d’un massacre de civils, même si Israël a d’abord justifié l’encerclement de Chatila dans l’objectif annoncé de traquer 2500 combattants palestiniens restés dans le camp après le cessez-le-feu, dont l’existence a plus tard été démentie par les témoignages. Au Liban, une commission d’enquête conclut à l’absence de responsabilité des Phalangistes et des forces libanaises et, le 28 mars 1991, une loi d’amnistie exempte de toute responsabilité pénale les miliciens de toutes les factions libanaises impliquées dans les massacres.
L’amnistie imposée au nom de la réconciliation nationale n’a pas empêché Rada1 de fleurir la tombe de son mari et de ses deux garçons tous les ans. «La plupart des personnes que je connaissais sont mortes pendant les massacres, donc je ne rate pas une commémoration. Tous les ans, on dépose des fleurs sur les pierres tombales. Mais il y a parfois 20 à 30 corps enterrés dans la même tombe», raconte-t-elle sans ciller. «Je n’ai pas peur de parler, au Liban on dit bien qu’il y a la liberté d’expression», dit la veuve dans un étrange éclat de rire.
Au lendemain du massacre, la poursuite de la guerre civile libanaise empêchait de faire plus que de fleurir les tombes: «Les familles de Chatila n’ont pas eu la possibilité de réaliser leur deuil durant les années qui ont suivi le massacre, car le camp est entré dans d’autres cycles de violence jusqu’à la fin des années 1980, et je pense en particulier ici à la ‘guerre des camps’. Comment commémorer un massacre lorsque la liste des morts dans le camp ne cesse de s’allonger?», interroge Hala Caroline Abou Zaki, chercheuse au Centre d’études pour le monde arabe moderne de Beyrouth et auteure de «Guerres ignorées, guerres oubliées? Mémoires de guerres dans le camp de Chatila»2. L’anthropologue estime que «l’amnistie de 1991 n’a pas entraîné d’amnésie au sein des camps», ajoutant que «même s’il n’y a pas de commémoration officielle, le massacre de Sabra et Chatila est moins tabou que d’autres massacres qui ont touché les Palestiniens.»
En panne de justice, les survivants cultivent la mémoire
Jamila s’estime chanceuse de ne pas avoir perdu de membres de sa famille. «Mais tous mes proches ont des témoignages de parents tués sous leurs yeux. Après le massacre, les femmes ont dû rentrer dormir dans le camp où leurs maris et leurs frères avaient été tués. Cet endroit a beau nous provoquer beaucoup de tristesse, nous n’avons nulle part ailleurs où aller.»
Vivre sur les lieux où leurs proches ont été abattus sous leurs yeux rend tout oubli des journées du 16, 17 et 18 septembre 1982 encore plus impensable. Vingt ans après la tuerie et dix ans après la loi d’amnistie, le comité «Never forget Sabra and Chatila» est né de la volonté de traduire cette mémoire vive en justice pour les victimes. «Ce comité a été lancé pour soutenir le procès contre Ariel Sharon en Belgique, mais une fois que la Belgique a abandonné les poursuites, sa création a donné un nouvel élan à la commémoration de Sabra et Chatila, qui compte désormais avec la visite de représentants du monde entier», explique Kassem Aina, directeur de l’association Beit Atfal Assumoud et coordinateur du comité.
En 2001, 23 rescapés du massacre avaient déposé une plainte devant la justice belge contre Ariel Sharon, validée en 2003 par la Cour de Cassation. Mais la loi dite de «compétence universelle» de 1993 qui permettait à la justice belge d’inculper l’ex-ministre de la Défense israélien pour crime contre l’humanité est alors révisée et le procès tombe à l’eau. Entre-temps, Israël a retiré son ambassadeur de Bruxelles et le ministre de la Défense de l’époque, Benjamin Netanyahu, a déclaré à l’ambassadeur belge que «ce qui est arrivé en Belgique est une calomnie. Une grave atteinte a été portée également à la vérité, à la justice, à la morale, à l’Etat d’Israël et à la lutte internationale contre le terrorisme.»
Kassem Aina, Palestinien réfugié au Liban depuis 1948, assure que même si l’espoir de justice s’éloigne, la mémoire du massacre est de plus en plus reconnue: «Je ne suis pas optimiste sur un futur procès des responsables du massacre, que ce soit les chefs des milices chrétiennes ou les responsables israéliens qui les ont soutenus. Mais depuis la création du comité, la commémoration reçoit plus de soutien à l’international. Le 18 septembre, il y a aura des Suédois, des Anglais, des Italiens… L’une des femmes de la délégation américaine est une juive anti-sioniste. Nous allons visiter ensemble le cimetière, puis partager un repas dans le camp. Pour les familles de survivants, c’est un moyen de sentir que, malgré l’absence de justice, elles ne sont pas seules au monde.»
Article publié sur Le Courrier le 15 septembre 2012.
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