En Espagne, la crise ne tue pas, l’austérité, si

 

L’Espagne va-t-elle faire face, comme la Grèce et l’Italie, à une «vague de suicides économiques»?

 

Faut-il parler du suicide? Si oui, comment? Telle est la question, simple en apparence, à laquelle doivent répondre les médias espagnols depuis le début de la crise économique. Simple en apparence car, quand on pense à la crise, surgissent des images de détresse sociale qui peut vite mener du dénuement au renoncement. «C’est un fait connu que les crises économiques ont sur le penchant au suicide une influence négative», écrivait Emile Durkheim dans Le Suicide, publié en 1897. Une vieille histoire.

«La maudite crise a tué mon mari»
Mais en Espagne, cette question n’est pas née avec la crise, pas plus que le suicide n’est –du moins exclusivement– une réponse à la dégradation économique qui frappe avec violence les sociétés d’Europe du Sud. En réalité, le silence médiatique espagnol et le tabou social qui pèsent depuis toujours sur le suicide (l’enterrement des suicidés dans un cimetière était interdit jusqu’en 1983) commencent à tomber pour laisser place à un besoin de transmission.

Certes, en Italie et en Grèce, les médias n’ont pas eu le temps d’épiloguer sur la question: les «veuves blanches» italiennes ont établi un lien direct entre le suicide de leurs maris et l’insoutenable poids de la dette qui pesait sur leurs têtes. En Grèce, Dimitris Christoulas a aussi été clair sur les raisons qui l’ont poussé à se donner la mort: «Je ne laisserai pas de dettes à ma fille», ont été les dernières paroles de l’ex-pharmacien grec de 77 ans, qui s’est tiré une balle dans la tête sur la combative place Syntagma le 5 avril.

Or si avoir des dettes était une raison suffisante pour se donner la mort, l’Espagne pourrait bien être au-devant d’une vague de suicides au moins digne de la Lituanie, pays au taux de suicide le plus élevé d’Europe en 2009. Car au premier trimestre 2012, 2.224 familles et entreprises se sont déclarées en faillite dans la Péninsule, soit une hausse de 21,5% par rapport à 2011. C’est ce qu’a dû conclure le journaliste de Las Provencias, quotidien local de la Communauté de Valence, en signant un article intitulé «La maudite crise a tué mon mari» le 6 mai 2012, avec en phrase d’accroche:

«La crise tue. En Italie, en Grèce… et en Espagne.»

L’article ne laisse pas de doute possible au lecteur: si Joaquín s’est pendu le 3 mai, c’est parce que «la crise l’a emporté sur sa passion pour la nature, son penchant pour la cueillette d’asperges et d’escargots et son goût pour la cuisine». Le coupable de la mort de cet homme de 45 ans selon Las Provincias? Le marché du travail espagnol, qui a imposé une traversée du désert de deux ans sans emploi à ce maçon de formation.

La crise tue?
«La tendance régulière à la baisse des taux de suicide observée (…) avant 2007, s’est soudain inversée », affirme David Stuckler, sociologue à l’université de Cambridge qui mène une étude sur les effets de la crise sur la santé publique. Le chercheur étaye:

«La crise a augmenté le nombre de suicides (long silence). Après, les chiffres varient selon la réponse qu’a su adopter le gouvernement envers les populations les plus fragiles et donc les plus exposées à une tentative de suicide.»

Il ajoute que «les suicides devraient être vus comme des messages pour les gouvernements qui imposent des politiques d’austérité à leur population au lieu de les accompagner dans leurs épreuves», citant l’exemple de la Grèce ou de l’Espagne, où les coupes budgétaires dans la santé publique ne sont pas faites «au scalpel mais au couteau de boucher».

 

 

Crédit : Emmanuel Haddad

Ce qui tue ne serait donc pas tant la situation économique que la réponse adoptée par les élus nationaux. Et en Espagne, la réponse est le silence, celui de Mariano Rajoy qui refuse le dialogue avec l’opposition et délègue l’explication des réformes d’austérité à ses ministres.

En attendant, chacun y va de ses pronostics: «Nous allons rédiger une question au gouvernement pour connaître les dernières statistiques du suicide. En Espagne, il y a des nouvelles de suicides isolés intimement liés au désespoir dans lequel se retrouvent beaucoup de gens. Nous attendons les données du gouvernement mais, au quotidien, beaucoup de gens peuvent déjà témoigner de situations qui ont débouché sur le drame d’un suicide directement lié à la situation économique», a déclaré Cayo Lara, coordinateur fédéral du mouvement de gauche radicale Izquierda Unida.

Dans Le Suicide, Emile Durkheim relève que «les crises économiques ont sur le penchant au suicide une influence négative». Mais il précise que l’appauvrissement n’est pas à l’origine de l’augmentation des suicides:

«C’est si peu l’accroissement de la misère qui fait l’accroissement des suicides que même des crises heureuses, dont l’effet est d’accroître brusquement la prospérité d’un pays, agissent sur le suicide tout comme des désastres économiques.»

Et de conclure que «la détresse économique produit l’effet contraire (…) la misérable Calabre ne compte, pour ainsi dire, pas de suicides; l’Espagne en a 10 fois moins que la France. On peut même dire que la misère protège». Aujourd’hui, l’Espagne a toujours un taux de suicide presque trois fois inférieur à celui de la France, et le nombre de morts par suicide a même diminué de 3.429 à 3.158 entre 2009 et 2010 selon l’Institut national de statistiques espagnol.

Des chiffres qui s’opposent au lien établi entre hausse du chômage et hausse du suicide par l’étude de David Stuckler, lequel défend d’une part que les dernières statistiques ne sont pas encore tombées, et de l’autre que «le suicide n’est que la partie visible de l’iceberg».

Le suicide, un phénomène multifactoriel
Toujours est-il qu’interpréter les chiffres de la hausse du nombre de suicides comme preuve tangible de l’impact de la crise sur la santé mentale laisse le psychologue Javier Jiménez Pietropaolo perplexe.

«Peut-on réellement parler d’une vague de suicides économiques? Des suicides explicitement liés à la crise, on les compte sur les doigts de la main en Europe. Par contre, on ne dit rien des 3.158 personnes qui se sont suicidées en Espagne en 2010.»

Pour le président de Red Aipis (une association d’investigation, de prévention et d’intervention du suicide), le préalable nécessaire avant toute mention médiatique d’un suicide est la prudence:

«Le suicide est un phénomène multifactoriel: si une personne perd son travail mais garde son auto-estime, son réseau d’amis et adopte une attitude proactive, la situation est différente de l’individu qui n’a aucun appui, souffre de problèmes d’alcoolisme et sait déjà qu’à son âge, il ne trouvera pas de travail. Voilà 16 ans que je reçois des personnes qui ont fait des tentatives de suicide ou des familles de suicidés. La seule vérité qui en ressort est que l’on ne sait pas pourquoi les gens se suicident. Les statistiques officielles n’offrent d’ailleurs aucune donnée sur les causes du suicide.»

Pas de conclusion hâtive non plus chez Juan Carlos Perez, sociologue et journaliste auteur de La mirada del suicida:

«Avant, on mettait l’accent sur les suicides-terroristes. Ensuite, on a insisté sur les suicides liés aux violences conjugales. Aujourd’hui, les médias cherchent à créer une nouvelle catégorie, celle des suicides économiques. Il est dangereux de faire une association directe entre suicide et crise, car décider d’en finir avec la vie ne tient jamais qu’à un seul facteur. L’économie n’est qu’une variable supplémentaire. Par contre, cela peut être une bonne porte d’entrée pour sortir le suicide du silence médiatique dans lequel il était confiné. Si tant est qu’on ne se limite pas à cette explication.»

L’effet Werther
Et là, les médias ibériques se creusent la tête. Car l’Espagne n’avait prêté jusqu’ici que peu d’attention au phénomène des suicides et, face aux informations en provenance de l’Italie et de la Grèce, ils pourraient être tentés de passer du silence au réductionnisme, en établissant un lien univoque entre suicide et dépression économique, sans s’arrêter sur la complexité que recèle chaque cas. «Chaque jour en Espagne, dix personnes se suicident et pas forcément pour des raisons économiques. C’est ça l’information. Mais les médias, par peur de contagion, préfèrent ne pas en parler», regrette Juan Carlos Perez. Une peur, précise-t-il, liée à la formation des journalistes, à qui on a longtemps appris à considérer le suicide comme une non-information.

«A la radio, des animateurs sans aucune expérience sur le sujet répètent la même rengaine: il ne faut pas parler des suicides, pour éviter la contagion. Ce n’est pas vrai, c’est même précisément l’inverse. Plus on en parle, moins la personne à qui l’idée passe par la tête se sent isolée», écrit l’écrivain catalan Quim Monzo dans sa chronique quotidienne sur La Vanguardia le 11 mai.

Pourquoi, jusqu’à maintenant, le silence médiatique a prévalu face au phénomène du suicide? En Espagne, comme ailleurs, reste presciente la théorie de «l’effet Werther» avancée par le sociologue américain David Philipps. Werther, c’est le personnage principal du premier livre de Goethe, Les Souffrances du jeune Werther, qui se donne la mort à cause d’un amour impossible avec Charlotte. Alors qu’une mode Werther a explosé à la sortie du livre dans l’Europe de la fin du XIXe siècle, les gens s’habillant qui en Werther, qui en Charlotte, David Philipps avance en 1974 que la couverture médiatique d’un suicide entraînerait un effet d’imitation. Sa théorie est ressortie pour aborder des suicides célèbres (Marilyn Monroe ou de Kurt Cobain). L’effet Werther est aussi utilisé pour dénoncer la publication de livres contenant des méthodes explicites de suicide, comme Suicide mode d’emploi ou Final Exit de Derek Humphry.

Un problème de santé publique
A l’heure actuelle, les médias espagnols se contentent donc de parler du suicide économique de l’Europe dénoncé par Paul Krugman ou des suicidés économiques des pays voisins. A l’intérieur des frontières, le discours médiatique sur le suicide change peu à peu, mais l’évolution tient plus au malaise des familles de suicidés qu’à la crise économique. Juan Carlos Perez a publié la Mirada del suicida en 2011 à la suite du suicide de son père:

«Après la mort volontaire de mon père, j’ai découvert la difficulté d’en parler, le silence et toute une série de préjugés fermaient toute possibilité de débat. Moi, j’avais besoin d’en parler autrement, d’où les critiques du livre, notamment envers les médias. Le livre a été très bien accueilli par les journalistes et le changement commence à se faire sentir.»

Une double page d’El Pais à l’occasion de la Journée mondiale de prévention du suicide le 10 septembre, un reportage d’El Mundo et quelques documentaires en cours de réalisation sont des preuves que les médias commencent à briser le tabou et à parler du suicide «de manière adéquate», estime Juan Carlos Perez. Pour accompagner les journalistes, l’Organisation mondiale de la santé a publié le document «La prévention du suicide, information pour les professionnels des médias». On y trouve la mise en garde suivante: «On ne doit pas rapporter un comportement suicidaire comme une réponse compréhensible aux changements sociaux et culturels ou à une récession.» Javier Jiménez complète, affirmant que les suicidés ne sont et ne doivent être «ni des héros ni des lâches», et le psychologue de Red Aipis insiste plutôt sur la nécessité de divulgation sur les facteurs de risque: «La première population à risque est celle des gens qui ont déjà essayé de se tuer.»

 

Crédit photo : Emmanuel Haddad

 

Ce qui amène à parler du risque de rechute après une tentative, donc du besoin urgent de plans de prévention efficaces et de suivis professionnels de qualité. Mais «à Madrid, on doit attendre deux mois avant d’obtenir une consultation dans le département de santé mentale», tempère le psychologue. Là, les médias ne peuvent que passer le flambeau aux décideurs politiques. Difficile d’inviter les habitants d’Andalousie vers un centre de prévention, car jusqu’à récemment, le seul programme de prévention était déployé à l’hôpital Sant Pau de Barcelone. Des programmes identiques sont nés en Asturies et en Galice, mais face aux coupes budgétaires exigées dans la santé publique, ils risquent d’être vidés de leur contenu. Alors quand tomberont les chiffres du suicide de 2011 réclamés par Cayo Lara au gouvernement, les journalistes pourraient bien reprendre la mise en garde de David Stuckler:

«La récession n’est qu’un facteur de risque, c’est la politique d’austérité qui a un effet direct sur l’aggravation des chiffres du suicide.»

Article publié sur Slate.fr le 23 mai 2012

Réagissez, débattons :



Laisser un commentaire