Le catalan, laboratoire des langues minorisées d’Europe

 

La Catalogne est la région d’Europe où la politique linguistique en faveur d’une langue minorisée est la plus aboutie. Trente ans après sa naissance, le modèle fonctionne… et s’exporte.

« Quand on me demande quels sont les ingrédients pour inciter les gens à réapprendre leur langue comme le font les Catalans, je réponds que c’est très simple: une dictature brutale qui interdit votre langue pendant quarante ans ! Dans les années 1960 et 1970, la lutte pour la démocratie et pour la langue étaient liées en Catalogne. Cela a beaucoup légitimé la politique de promotion du catalan, sans qu’il y ait besoin de grands discours », sourit Miquel Strubell Trueta, sociolinguiste et professeur dans le département de sciences humaines de l’Université ouverte de Catalogne (UOC). Son expérience en tant que responsable de la normalisation linguistique au sein du gouvernement catalan lui vaut d’être invité partout là où une langue régionale revit: «En Europe de l’Est, au Pays de Galles, dans le Sud Tyrol Italien, où on trouve deux langues minoritaires, l’allemand et le latin. La langue sarde est également en phase de revitalisation.» Depuis la signature de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires en1992, un vent nouveau souffle en faveur de la protection et la promotion de ces langues.

Nationalisme linguistique catalan

Dans l’Europe plurilingue et post-étatique qui se dessine, les Catalans ont une longueur d’avance. Après un demi-siècle de répression, le catalan est au coeur d’un projet politique qui vise à inverser la tendance.

« Ce que je nomme le “nationalisme linguistique catalan” est le projet d’une nation sans État. Cette idéologie remonte au XIXe siècle, avec la Renaissance catalane et s’est développé sous la dictature franquiste, quand parler le catalan a été interdit », explique Henri Boyer, professeur en sciences du langage à l’université de Montpellier. « « Il y a de nombreuses composantes dans notre identité, mais la langue et la culture en sont l’épine dorsale » », disait Jordi Pujol, président du gouvernement catalan. C’est ce nationalisme linguistique qui fait la force de la langue catalane », ajoute-t-il.

Comme pour le basque ou le galicien, la renaissance linguistique du catalan tire ses racines légales de la Constitution espagnole de 1978, qui dispose à l’article 148 que « les communautés autonomes pourront assumer les compétences dans les matières suivantes :[…] la promotion de la culture, de la recherche et, si c’est le cas, de l’enseignement de la langue de la communauté autonome». Maite Puigdevall Serralvo, professeur rattachée au groupe de recherche « Langue, culture et identité à l’ère globale » de l’UOC, précise:« Le modèle repose sur trois piliers: la présencede la langue dans l’administration publique, les moyens de communication et l’éducation. Il n’y a qu’au niveau de l’éducation que les modèles divergent. »

S’immerger dans la langue catalane

En Catalogne, l’éducation repose sur le système dit de l’immersion linguistique. « Expérimentée dès 1983 et officialisée par une loi en 1998, elle vise à intégrer les hispanophones dans la communauté linguistique catalane en faisant du catalan la seule langue autorisée dans l’éducation primaire. Ce n’est qu’en 2006, quand on a voulu que l’immersion devienne une loi organique de la Catalogne, que la polémique a éclaté du côté des “espagnolistes” », regrette Miquel Strubell Trueta. À l’époque, trois familles de langue espagnole vivant en Catalogne ont fait une demande en justice pour que, à l’instar de la Galice ou du Pays Basque, ils puissent placer leurs enfants dans une école en castillan. Mais suite à leur recours, le Tribunal supérieur de justice catalan a validé le modèle d’immersion linguistique, tout en demandant une solution exceptionnelle pour que leurs enfants puissent suivre leur éducation en castillan. Quand on leur demande si l’immersion ne va pas trop loin, nos deux professeurs répondent que, dans une communauté connaissant un fort taux d’immigration, elle est le seul moyen de garantir la pérennisation d’une langue. « L’immersion assure la transmission de la langue hors du cadre de la famille. Après le primaire, les études secondaires et supérieures peuvent être suivies soit en catalan, soit en castillan. Le résultat est l’hybridation des langues. Les enfants deviennent bilingues », assure Mme Puigdevall Serralvo.

Etre bilingue, un atout social et économique

Les faits lui donnent raison: le rapport PISA sur l’éducation dans les pays de l’OCDE révèle que les enfants scolarisés en catalan utilisent au moins aussi bien le castillan que dans les autres communautésautonomes d’Espagne. Des études abondent en faveur du bilinguisme: il serait un excellent stimulant cérébral, selon une étude de la Northwestern University, et permettrait de prendre de meilleures décisions d’après une étude de l’Université de Chicago. La professeur de l’UOC voit les avantages professionnels à parler catalan:« Dans un monde où l’on change de travail en permanence, il est bon de pouvoir jongler entre plusieurs langues. Si le catalan est une option dans cet écosystème linguistique, c’est qu’il dispose d’un certain prestige social et qu’il existe des débouchés professionnels en catalan. »

Fort de ce cocktail entre promotion institutionnelle, prestige social et débouchés professionnels, le catalan fait figure de laboratoire pour les langues minoritaires européennes. Plusieurs programmes européens de promotion linguistique sont inspirés de la Catalogne, comme « le volontariat linguistique, qui permet, en plus des cours, d’apprendre la langue en conversation avec un volontaire », détaille Miquel Strubell Trueta. « L’audit linguistique, qui vise à analyser l’usage déficitaire d’une langue au sein d’une entreprise ou d’une institution, existe désormais au Pays Basque espagnol et au Pays de Galles. Le travail du Centre de terminologie de Catalogne, qui lutte contre l’anglicisation de certains termes, est aussi une source d’influence pour d’autres langues. »

Sans investissement public, la langue se meurt

Après trois décennies d’immersion linguistique et de cours gratuits aux nouveaux arrivants, l’usage du catalan se normalise. Une enquête de la bibliothèque technique d’usage linguistique révélait en 2008 que de 68,3 % de personnes déclarant savoir parler catalan en 1991, on est passé à 78,3% en 2008. « Les jeunes scolarisés désormais dans les deux langues les utilisent indistinctement. La teneur identitaire de la langue tend ainsi à disparaître. Aujourd’hui, parler catalan n’est plus un acte de résistance politique », décrit Henri Boyer. Pour parvenir à un tel résultat, prévient-il, « on met un argent et des forces conséquentes dans la politique linguistique! » Car en Catalogne, malgré la crise, l’investissement linguistique est le seul point non-négociable des programmes politiques, de l’ex-coalition tripartite (socialistes,gauche radicale et verts) au parti nationaliste conservateur CiU, actuellement au pouvoir. Entre 2000 et 2010, le budget dédié à la Direction générale de politique linguistique a augmenté de 151,02 %. C’est peut-être la principale limite à l’échange de bonnes pratiques entre la Catalogne et les autres langues minorisées d’Europe: obnubilé par la crise financière, les États capables de faire passer la langue avant les autres politiques publiques se font de plus en plus rares.

 

Article publié dans l'hebdomadaire Témoignage Chrétien, dans la semaine du 24 mai,
pour un dossier consacré aux langues minoritaires coordonné par Fanny Stolpner.

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