L’Espagne ampute sa santé publique

Une cure d’austérité qui tue à petit feu

 

Sept milliards d’euros en moins pour la santé publique. Le nouveau plan de rigueur annoncé il y a un mois par le gouvernement de Mariano Rajoy vient frapper un secteur public déjà bien affaibli. La médecine privée, elle, se porte comme un charme.

L’hôpital Rey Juan Carlos a été inauguré le 21 mars à Móstoles, au sud de Madrid, en présence du couple royal et de la présidente de la Communauté de Madrid, Esperanza Aguirre. Deuxième hôpital de cette ville de banlieue, il compte 260 lits et 1053 personnes vont y travailler. «La santé est un bien précieux pour les citoyens et les responsables doivent contribuer à le préserver à tout moment», a dé-claré Esperanza Aguirre, l’une des figures de proue du Parti populaire (PP), lors de l’inauguration. La réalité du système de santé pu-blique espagnol n’a plus grand-chose à voir avec le tableau idyllique de la ville de Móstoles. Le plan d’austérité décrété en 2010 par le gouvernement du socialiste José Luis Rodriguez Zapatero fut «le premier signal du tsunami de coupes budgétaires qui allaient toucher la santé publique en 2011», rappelle Hector, du syndicat des médecins de Catalogne (Metges de Catalunya). Mais, dans un pays où la santé et l’éducation publique sont des compétences aux mains des communautés autonomes, les Espagnols n’ont pas tous ressenti ce tsunami au même moment.

Crédit photo : Emmanuel Haddad

Cauchemar

Pour les Catalans, les premières coupes budgétaires ont eu lieu dès l’été 2011, juste après la victoire du parti régionaliste conservateur CiU aux élections locales de mai. «Pendant cent jours, seuls les patients urgents ont été opérés. Les opérations pour des pathologies n’engageant pas la survie des patients ont été retardées, ce qui a beaucoup affecté leur quotidien. J’ai vu des patients venir pour des problèmes de dos. Ils ne seraient peut-être pas en chaise roulante aujourd’hui si on avait pu les opérer à temps», se lamente Teresa Fuentelsaz, anesthésiste à l’hôpital de Bellvitge de Barcelone, qui avoue avoir vécu un cauchemar cet été. En 2011, selon les chiffres officiels, qui laissent le syndicat Metges de Catalunya perplexe, la liste d’attente pour subir des opérations a augmenté de 45%, passant à 80500 personnes en décembre 2011. «Le principal problème dont souffre l’hôpital public est l’accessibilité aux soins. Un patient peut attendre de six mois à deux ans avant de réaliser son opération. Sans compter qu’entre le moment où son médecin lui demande de faire des tests à l’hôpital et celui où il est admis, il peut aussi s’écouler plusieurs mois», diagnostique Teresa Fuentelsaz.

«Des mois de chimio pour rien»

Pendant ces cent jours, 3000 lits hospitaliers ont été fermés en Catalogne, les blocs opératoires ont cessé de fonctionner l’après-midi et 56 centres d’attention primaire (CAP), ouverts la nuit, ont fermé leurs rideaux. Ces fermetures ont eu des conséquences directes sur le traitement des patients. Silvia López devait se faire retirer sept tumeurs pour frei-ner un cancer du rectum avec des métastases. Mais le 3 mars, jour de son opération, le bloc opératoire de l’hôpital de Bellvitge est fermé: «Des mois de chimiothérapie et une se-maine de diète pour qu’ils me laissent tomber au dernier moment», s’indigne la jeune femme de 33 ans. Silvia n’est pas la seule à avoir témoi-gné dans la presse du retard d’une opération qui pourrait lui sauver la vie. En 2011, 12% du budget de la santé publique a ainsi été raboté en Catalogne, une région qui cherche à tout prix à éviter une intervention de l’Etat espagnol pour contrôler son budget, lui-même mobilisé pour éviter l’intervention de l’Union européenne.

Coupes en cascade

En deux ans, l’Etat a donc réduit l’investissement dans la santé publique de 9%, soit 5 milliards d’euros, selon une étude de la Fédération des associations pour la défense de la santé publique (FADSP). Mariano Rajoy, le président du gouvernement, a justifié cette baisse d’investissement par le fait que l’Espagne «a vécu au-dessus de ses moyens» sous le gouver-nement socialiste.Acculé par Bruxelles à faire un effort de 35 milliards d’euros d’économie en 2012 pour réduire le déficit public de 8,51% à 5,3% du PIB, le gouvernement avait annoncé le 30 mars dernier un budget annuel plus austère que jamais. Dix jours plus tard, Madrid annonçait 7 milliards d’euros de coupes supplémentaires dans le budget sanitaire et 3 milliards dans l’éducation.

Crédit photo : Emmanuel Haddad

«Utopique»

Les journalistes, n’obtenant aucu-ne explication du gouvernement sur cette surenchère inattendue, sont allés les chercher dans les rangs de la majorité: «Les principes de la santé espagnole universelle, équitable, gratuite et solidaire sont utopiques», leur a donc livré lundi 16 avril le porte-parole du PP de la commission de la santé du Sénat. Son argumentaire est laconique: «Il n’y a pas d’argent.» Pour y remédier, le gouvernement a annoncé mercredi 18 avril que les re-traités paieront 10% du prix des médi-caments en pharmacie. Les chômeurs, à l’inverse, ne paieront plus 40% du médicament, «jusqu’à ce qu’ils trouvent du travail». Une économie de 3,5 milliards d’euros est annoncée.Or Vicenç Navarro, professeur de sciences politiques à l’université Pompeu Fabra et membre du conseil scientifique d’Attac Espagne, rappelle que «l’Espagne est un des pays de l’UE-15 qui dépense le moins par habitant en santé publique, 1673 euros contre 2103 euros en moyenne pour les quinze premiers pays membres de l’Union européenne (UE).» Un constat partagé par la FADSP, qui ajoute que «les dépenses en santé publique ces dix dernières années ont augmenté de 2,7% en Es-pagne, contre 4,1% pour la moyenne des pays de l’OCDE.» Loin d’avoir vécu au-dessus de ses moyens, le Système national de santé aurait au contraire été sous-financé selon cette fédération.

Du privé dans le public

Retour à l’hôpital Rey Juan Carlos de Móstoles. Financé à hauteur de 225 millions par Capio, le premier groupe sanitaire privé espagnol, cet hôpital public sera géré pendant trente ans par le privé avant d’être restitué à l’administration, à l’instar des neuf der-niers hôpitaux construits dans la com-munauté de Madrid. Les contribuables rembourseront l’éta-blissement chaque année, à commencer par 76 millions d’euros en 2012. L’avantage de cette formule est de permettre la création d’un nouvel établissement en deux ans au lieu de six ou sept habituellement dans le public. Mais faire reposer l’attention sanitaire sur ces hôpitaux fait courir «dans le contexte de crise, le risque d’une faillite d’un des concession-naires, qui mettrait en danger la santé d’une partie importante de la population» rappelle Marciano Sánchez Bayle, porte-parole de la FADSP. De fait, le journal El Pais souligne que, parmi les propriétaires des nouveaux centres, on trouve deux sociétés im-mobilières nommées dans l’affaire de corruption Gürtel. En Catalogne, la loi Omnibus, qui vise à adapter le secteur tertiaire à la libéralisation prévue par la directive européenne Bolkenstein, prévoit que les hôpitaux publics louent à des organismes privés les établissements fermés pour cause de restrictions. Ré-sultat: «à l’Hospital Clínic de Barcelo-ne, désormais, le patient ayant une assurance privée est opéré en priorité», résume Teresa Fuentelsaz.

«Il n’y a pas de droit à la santé»

D’un côté, des lits d’hôpitaux publics qui ferment aux quatre coins de l’Espagne, de l’autre, des hôpitaux à gestion privée qui pullulent et de nouveaux marchés pour les assurances privées. Le contraste saute aux yeux d’un nombre croissant d’Espagnols, qui peinent à croire que la réduction du budget de la santé pu-blique soit une fatalité. «Ce n’est pas la crise, c’est la privatisation», écrit Sergio Fernández Ruiz, vice-président de la FADSP dans le quotidien ElPais, précisant que, face à la réduction de 9,5% du budget de la santé publique dans la communauté de Madrid en 2011, «les centres de gestion privée et semi-privée ont connu une hausse de 9%».Un discours qui n’est pas l’apanage de la gauche. «La santé est un bien privé qui dépend de tout un chacun, pas de l’Etat», assurait en octobre 2011, le nouveau conseiller de la Santé du gouvernement catalan. Et Boi Ruiz d’ajouter qu’«il n’y a pas de droit à la santé, parce que celle-ci dé-pend du code génétique de chacun, de ses antécédents familiaux et de ses habitudes»… Le refus de tout dialogue sur les conditions de travail de la part du gou-vernement catalan a poussé les méde-cins à la grève en novembre dernier. «On voulait peser sur les négociations du budget 2012, voyant que 4% du budget de la santé allaient encore être réduits. Ça n’a servi à rien», regrette Hector. Le syndicat des médecins n’en démord pas: il vient de soumettre une demande au Défenseur du peuple sur la constitutionnalité des coupes. Les professionnels de la santé ne sont pas les seuls à vouloir passer par la justice. Le 21 mars, une plateforme citoyenne réunissant des profession-nels du monde juridique et sanitaire ainsi que plusieurs groupes d’Indignés, dont Democracia Real Ya!, ont déposé plainte devant le procureur de Catalogne. Ils invoquent l’article 542 du Code Pénal, qui dispose que commettent un délit tous les fonctionnaires publics «qui, de manière avérée, empêchent à une autre personne l’exercice de ses droits civiques reconnus par la loi». Car, n’en déplaise à Boi Ruiz, l’article 43 de la Constitution espagnole reconnaît «le droit à la protection de la santé» et proclame qu’«il incombe aux pouvoirs publics d’organiser et de prendre sous leur tutelle la santé publique à travers des mesures préventives, des prestations et des services nécessaires».

 

Les sans-papiers privés de couverture santé

«Les étrangers non inscrits ni autorisés comme résidents en Espagne recevront une assistance sanitaire selon les modalités suivantes: d’urgence pour une maladie grave ou un accident, quelle que soit sa cause. D’assistance à la grossesse, l’accouchement et ses suites», dispose l’article 3 du décret-loi royal 16/2012 de mesures urgentes pour «garantir la durabilité du Système national de santé et améliorer la qualité et la sécurité de ses prestations». En d’autres mots, à partir du 31 août, les personnes sans papiers âgées de plus de 18 ans ne pourront donc plus se rendre dans un hôpital public pour soigner un rhume, se faire mettre un plâtre ou réaliser des analyses. Après vingt-six ans de bons et loyaux services, le système de santé universel à l’espagnole rend l’âme: «C’est regrettable que l’Espagne aille aujourd’hui dans une direction erronée, juge Paola Pace, spécialiste en droit de migrations in-ternationales à l’Organisation internationale des migrations. C’était un des rares pays avec des bonnes pratiques.» Mais pour que cette mesure, votée par décret, soit mise en œuvre, encore faut-il que les médecins acceptent de… refuser un malade. «Ces patients sont peut-être des chiffres pour le gouvernement, mais pour nous il s’agit d’individus. Si une de ces personnes que j’ai soignées jusqu’à maintenant vient à une consultation, il sera compliqué de ne pas la recevoir. C’est une question d’éthique», estime un médecin madrilène qui pourrait faire «objection de conscience». La Coordination antiprivatisation de la santé publique de Madrid a fait un appel aux médecins et infirmiers espagnols pour qu’ils ne respectent pas l’article 3 du décret et continuent à soigner les sans-papiers.

Crédit photo : Emmanuel Haddad

Contre-productif

Le préambule du décret-loi rappelle surtout la nécessité de contrôler les dépenses et met en garde contre le «tourisme sanitaire», rappelant que l’Espagne propose des soins gratuits à des étrangers qui sont déjà pris en charge dans leur pays. Un phénomène qui ne concerne pas les quelque 150000 personnes sans papiers vivant sur le sol espagnol: «Le coût sanitaire par person-ne des immigrants sans papiers est inférieur à ce-lui des Espagnols. Mais le fait de limiter leur accès aux soins aux urgences risque d’augmenter les coûts de leur prise en charge, car ils seront soi-gnés quand leur maladie aura atteint un stade plus avancé. L’externalité que peut générer le traitement tardif ou l’absence de traitement de maladies infectieuses mérite une considération spéciale, pour des questions de santé publique», avertit Jaume Puig-Junoy, professeur d’économie de la santé à l’université Pompeu Fabra (UPF). S’il souligne que la réforme sanitaire va dans le bon sens quand elle reconnaît qu’«un droit uni-versel comme la santé n’implique pas son absolue gratuité, ni l’idée que plus on dépense, meilleur c’est», le professeur de l’UPF précise que «le tou-risme sanitaire ne justifie en aucun cas de faire marche arrière sur un droit universel».

Illégal

Face à ce rétropédalage, sept mois seulement après que la Loi générale de santé publique, votée à l’unanimité au parlement, a reconnu que «toutes les personnes ont le droit à ce que les actions de santé publique se réalisent dans des conditions d’égalité, sans qu’il se produise de discrimination en raison de la naissance, de l’origine raciale, ethnique, sexuelle, religieuse, de conviction ou d’opinion, d’âge, d’orientation et d’identité sexuelle, de maladie ou de quelconque autre condition ou circonstance personnelle ou sociale», le Conseil général du barreau espagnol (CGAE) affirme dans un rapport que la réforme est inconstitutionnelle.

 

Reportage publié sur le journal suisse Le Courrier le 12 mai 2012.

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