Mordor, bonnet phrygien et guillotine

« Le sceau de l’Etat serait changé et porterait pour type la France sous les traits d’une femme vêtue à l’Antique, debout, tenant de la main droite une pique surmontée du bonnet phrygien », stipule un décret en 1792. Le 20 juin de la même année, la foule d’un Paris en insurrection pénètre dans la chambre ouatée de Louis XVI et lui tend un bonnet phrygien. Celui-ci le place sur sa tête à la place de la couronne et, d’un coup de baguette symbolique, entérine la révolte des esclaves émancipés contre les privilèges.

Le 6 mai 2012, le bonnet qui a coiffé Marianne sous la IIIème République est porté par une jeune fille exaltée par la victoire de François Hollande à Rennes, décolleté pigeonnant en lieu et place du sein de la République aussi généreuse que la poitrine de la Marianne du XXIème siècle. Le cliché fait le tour du monde. Les clichés ont la peau dure.

Hier soir, j’étais paisiblement allé faire un tour sur la Plaça Catalunya pour tendre l’oreille dans l’assemblée populaire autorisée pour la dernière journée par la mairie de Barcelone aux indignés. On était mardi 15 mai, François Hollande venait d’être intronisé nouveau président de la Vème République et les indignés fêtaient, eux, leur premier anniversaire. Juste remise en perspective pour un mouvement à qui ont demande d’avancer plus vite que la musique. Sur la place, un homme aux cheveux blancs harangue la foule assise qui applaudit sagement. Ce n’est pas la première fois, c’est de plus en plus le cas : le troisième âge revit en s’indignant, c’est un fait. Puis chacun prend la parole un peu comme ça lui chante. L’un d’eux prend le micro et remercie tous les collectifs qui participent au 15M sous forme de jubilé. Puis il interpelle : »Les membres de la Plateforme des Victimes de l’Hypothèque et les iaioflautas sont au pied des tours de Mordor et nous sommes ici, alors qu’on ne cesse de répéter que l’union fait la force. » Il le répétera trois fois, comme un sociologue, en alternant quelques tournures de phrase. Mais l’idée est la même : il faut aller soutenir les autres indignés contre l’ennemi capitaliste !

Ni une ni deux, la moitié de l’assemblée se lève et signale la bouche de métro. J’anticipe la ruée vers la ligne 2 du transport sous-terrain et me rue vers la bouche, direction Mordor.

Presque personne ne suivra.

Mordor, c’est un groupe de cent personnes assises en cercle, reproduction à l’identique de la Plaça Catalunya, en plus petit, et avec 8 fourgons  de Mossos d’Esquadra en service d’accueil et, au-dessus de nos têtes, les deux tours de Mordor qui s’élancent dans la nuit avec un signal lumineux qui brûle la rétine : pour les indignés, l’oeil maléfique, c’est la Caixa. Il porte un regard sans larmes sur vos finances écorchées par la crise et vous exécute d’une expulsion de logement au moindre doute sur votre solvabilité. Implacable monstre bancaire qui se cache derrière les oeuvres sociales de sa fondation. Les Orques d’Esquadra le protègent.

 

Crédit photo : Emmanuel Haddad

Dans les regards, les attitudes, le ton de la voix, l’étincelle qui manque aux indignés du centre-ville a rejailli et éclabousse toute l’assemblée. Ici, entre les gyrophares, au pied du Mal, on se sent utile à la cause. On sait pourquoi on combat. Et on s’en convainc par des slogans rassembleurs : »S’il y a tant de Mossos, c’est qu’ils ont peur », disent les indignés, pavé dans la mare d’opacité financière espagnole, petit poucet de la critique sociale. Bon, quand même, y’en a qui commencent à flipper. Les fourgonnettes de Mossos ont doublé, les flics en civil se replient :ça veut dire quoi en langage d’orque d’Esquadra ? « C’est à vous de choisir. Vous voulez renverser le système aujourd’hui ou attendre encore un an à faire des assemblées de quartier ?! », interpelle un des membres de l’assemblée. Je pensais que les assemblées de quartier, c’était pas un moyen mais une fin. Passons. Les lumières bleues des fourgons se mêlent aux bruits d’hélicoptère pour dissuader l’assemblée, mais rien n’y fait. Les plus déterminé, voire déterministes, passerons la nuit ici. C’est dit.

Et là, il se produit un de ces moments qui font penser qu’on a bien fait de venir, au métro Maria Cristina, au bon moment, au monde. Un mec prend le micro et commence à faire des blagues. One-man show contre la peur du flic. Et ça marche. Tout le monde éclate de rire, se détend. On se moque des flics en civil, on sort les saucissons, la baguette de pain et, sans s’en rendre compte, on reprend les mécanismes qui font la cohésion et la force des syndicalistes un jour de piquet de grève. On poursuit une histoire, celle des mouvements sociaux, celle de ceux avec qui on ne veut rien avoir à faire. A côté, la guillotine qui a servi à décapiter Merkel et Rajoy dans l’après-midi, reproduisant une histoire vieille de plus de deux cent ans. Les indignés sont jeunes mais leurs gestes sans âge.

 

Crédit photo : Emmanuel Haddad

Un chevelu prend la main : »Avec des amis, au Brésil, on fait de la musique avec notre corps. Si vous voulez, on peut tous essayer. »

Paf, pendant dix minutes, les indignés se mettent à faire du bruit avec leur corps, comme un orchestre muet. Mués dans la peau de résistants festifs, certains anarchistes reprennent leurs esprits à temps et se mettent à scander « Anti-anti-anticapitalistA! »

Le ton est donné, le dîner est prêt, la soirée commence bien. L’assemblée prend des allures de festival d’art de rue. Un groupe de cuivres prend le flambeau et se lance dans un concert rythmé et chorégraphié au pied de la tour du Mordor. Toutes les fenêtres des bureaux sont éteintes. Il est 23 heures dépassées.

L’assemblée se prépare. Tous ceux qui veulent dormiront sur place. Demain, à huit heures, « casserolazo ». Pratique importée de l’Argentine où, suite à la crise de 2001 née de la fin de la parité peso-dollar, le ministre de l’Economie a mis en place le système du corralito : impossible de tirer plus de 250 pesos par semaine pour éviter la fuite des capitaux. Qui disait que l’Espagne n’avait pas anticipé sa politique économique ?

Crédit photo : Emmanuel Haddad

 

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