L’Espagne hésite entre mémoire et amnésie

 

L’Espagne a eu sa transition. Je n’étais pas né. Quand je suis né, en 1986, elle entrait dans la Communauté européenne et j’en découvre aujourd’hui les effets bénéfiques au quotidien : un pays au diapason de ses voisins européens, friand d’échanges étudiants et professionnels mais aussi accueillant quand les nordiques en manque de soleil viennent cuver leur vin sous les parasols de la Costa Brava. Un pays dopé aux fonds européens dans les années quatre-vingt dix, au niveau de beaucoup d’autres dans des secteurs aussi déterminants que la santé publique ou la politique du genre. Evidemment, des progrès restent à faire, mais aujourd’hui, on a plutôt l’impression que le gouvernement actuel soit décidé à revenir en arrière sur un certain nombre de conquêtes déjà acquises. Par ailleurs, il est des domaines où les progrès n’ont pas été très notables et, à en croire un juge membre de l’association « Juges pour la démocratie » avec qui j’ai souvent l’occasion de commenter l’actualité espagnole, le champ judiciaire en fait partie. C’est ce que la communauté internationale découvre ébahie quand le Tribunal Suprême rend son verdict accusant Garzón de prévarication et l’interdisant d’exercer pendant 11 ans. C’est aussi ce que vivent au quotidien  les victimes d’un trafic d’enfants volés qui s’est déroulé dès la fin de la guerre civile et s’est poursuivit jusque dans les années 1990. Les deux procès, celui de Garzón et celui de l’affaire des bébés volés, vont avoir des conséquences déterminantes sur la mémoire historique espagnole et la réconciliation d’un pays encore divisé. Le premier s’est achevé en demi-teinte, le second est mal engagé. Reportage.

 

Le scandale espagnol des bébés volés restera-t-il impuni?

 

Plus de deux cent mille enfants pourraient avoir été adoptés illégalement ou volés à leur famille entre 1940 et 1990 en Espagne. Un an après une plainte collective réunissant mille cinq cents victimes présumées, aucun procès n’a été ouvert pour rendre justice aux familles.

 

«Depuis que j’ai 6 ans, je sais que mes parents ne sont pas mes ‘vrais’ parents. Dans la cour de récréation, les enfants me criaient déjà: ‘Tu as été adopté!’» Pour trouver l’Association nationale des victimes des adoptions illégales (Anadir) où Antonio Barroso a passé les quatre dernières années de sa vie à chercher ses «vrais» parents et les vraies familles des milliers de personnes qui ont rejoint son association, mieux vaut demander à la voisine. Car, malgré l’écho médiatique autour de l’affaire des bébés volés, aucune pancarte n’aide à repérer les bureaux situés dans la bourgade catalane de Vilanova i la Geltrú. «Quand on recevra de l’argent pour nos recherches, on pourra installer un panneau», explique ce quarantenaire qui a quitté son emploi dans l’immobilier pour se consacrer au rétablissement de la vérité sur ce qu’il considère comme «le pire scandale de l’histoire en Espagne».

«Il nous manque des preuves»

Antonio Barroso doute de son identité depuis la cour de récréation, mais la preuve qu’il ne versait pas dans la paranoïa, il a dû l’attendre pendant trente ans: «Il y a quatre ans, j’ai découvert que celle que je croyais être ma mère ne l’était pas. Le père d’un ami lui a confessé sur son lit de mort que nous avons tous les deux été adoptés. J’ai ainsi découvert que je suis né à Saragosse et qu’on m’a vendu à un couple vivant à Vilanova i la Geltru. J’ai porté plainte à trois reprises, mais chaque plainte a été classée. Les deux premières pour prescription, la troisième pour vice de procédure, dit-il à son bureau épuré tout en allumant sa première cigarette matinale. Comme la justice ne s’intéressait pas à mon cas, j’ai créé Anadir. Les médias ont commencé à en parler et, peu à peu, des familles qui s’identifiaient à mon histoire m’ont contacté.»Deux cent soixante et une personnes ont déposé une plainte collective au Ministère public le 27 janvier 2011, dans ce qui est devenu «l’affaire des bébés volés». Des reportages de plus ou plus fréquents sortent dans les médias espagnols. Un an plus tard, le nombre de plaignants est passé à mille cinq cents. Jusqu’à présent, un tiers des plaintes ont été classées sans suite. «Oui, en Espagne, on a volé des bébés, mais malheureusement il nous manque des preuves pour punir les coupables et je ne crois pas qu’on va les réunir. Mais j’espère me tromper», témoigne dans El Pais un procureur chargé de l’enquête.

 

Crédit photo : Emmanuel Haddad

Plus de deux cent mille victimes présumées

Peu après le dépôt de la plainte collective, l’ex-avocat d’Anadir affirmait au quotidien français Le Monde que «près de trois cent mille adoptions irrégulières et vols d’enfants pourraient avoir eu lieu en Espagne entre les années 1940 et 1990». Les victimes de ce trafic né au lendemain de la victoire franquiste sont le plus souvent des mères dont l’enfant a été déclaré mort par le médecin ou la sage-femme de l’hôpital où elles ont accouché. L’autre profil est celui de l’enfant volé qui découvre un jour qu’il a été vendu. «S’il y a moins de plaintes d’enfants que de mères pour l’instant, c’est qu’il est plus dur de s’imaginer qu’on a été adopté. Ma mère et le médecin me l’ont toujours nié. Si mon ami ne l’avait pas découvert, l’affaire ne serait peut-être jamais sortie.»

Quelles sont les ressources juridiques que doivent réunir les victimes présumées pour faire ouvrir un procès? D’abord, demander l’ouverture des archives contenant des informations officielles sur l’enfant soupçonné d’avoir été volé. C’est la première chose qu’Antonio Barroso conseille à la femme qui vient de l’appeler en pleine interview. Comme beaucoup d’autres, elle confie ne pas s’être réveillée pendant deux jours après son accouchement, pour s’entendre dire au réveil par la voix du médecin que sa fille n’avait pas survécu. Aujourd’hui, elle n’y croit plus.La deuxième étape est plus dure à franchir: ouvrir le cercueil où devraient se trouver les restes de l’enfant mort-né. Les parents de Cecilia Losa Ocáriz ont passé le cap fin janvier 2011 et, au lieu de découvrir les ossements de Rebeca, leur fille déclarée morte, ils ont trouvé une tombe vide. «L’exhumation a permis à ma mère de confirmer qu’elle n’était pas folle, qu’elle n’avait pas tout inventé», a témoigné Cecilia dans El Pais, qui rappelle que seize exhumations ont eu lieu dans toute l’Espagne. Mais la preuve ne semble pas suffire: «Les exhumations sont éloquentes et démontrent que les parents n’ont pas menti. Au niveau juridique, cependant, ils sont presque dans la même situation que les autres», regrette un procureur chargé de l’enquête.

Restent les preuves ADN. «A la suite de la campagne médiatique sur les bébés volés, un homme ayant enterré sa fille dans les années 1990 a fait ouvrir la tombe. Le cadavre retrouvé n’était pas celui de sa fille. Il l’a fait vérifier par deux sociétés spécialisées dans la vérification d’ADN, Genomica et Tecnogen», détaille Antonio, qui a lui-même obtenu la preuve que son ADN différait de celui de sa mère adoptive. En vain.

 

Crédit photo : Emmanuel Haddad

«Eviter la prescription»

«La justice ne fonctionne pas dans ce pays. Ce n’est pas normal que j’aie toute la documentation officielle sur ma naissance et une preuve ADN qui prouve le contraire, avec une vidéo où apparaît la religieuse qui m’a vendu, confirmant les faits, et que malgré cela, on classe la plainte», déplore le fondateur d’Anadir. Antonio Barroso n’est pas le seul à perdre patience. «Les sentiments de chaque victime présumée sont au plus bas. Ils ont tous des difficultés à obtenir des preuves, les cas avancent au compte-goutte. Pour la plupart, il n’est déjà plus possible de retrouver le corps ou de récupérer les archives, et la plainte ne peut pas être déposée. On parle de plus de deux cent mille cas, mais ceux ayant une chance d’aboutir sur un procès et des coupables, il y en a très peu», explique Fernando de la Sotia, l’un des deux avocats d’Anadir en charge des mille cinq cents plaintes depuis septembre. Pour l’avocat, l’objectif est d’éviter à tout prix la prescription: «Si le procureur ne classe pas la plainte, le juge peut encore décider que le délit est prescrit et refuser l’ouverture d’un procès. Un bon avocat doit alors prouver qu’il s’agit d’un délit non prescriptible, comme le délit de détention illégale, voire la disparition forcée, considérée comme un crime contre l’humanité par l’ONU, qui s’est engagée à le combattre dans une Convention internationale dont l’Espagne est signataire.»

Volonté politique

«Le 27 janvier 2012, nous sommes allés déposer nonante mille signatures au Ministère public avec les associations SOS Bébés volés et Aberoa, afin de dénoncer le classement des plaintes les unes après les autres», reprend Antonio Barroso, qui ne laisse rien tomber. Trois cents personnes étaient présentes pour demander de faciliter l’ouverture des archives des administrations publiques, des hôpitaux, des cimetières et de l’Eglise. Ils réclament aussi la création d’une commission d’enquête parlementaire, sur le modèle argentin. «Vu que la justice refuse de s’intéresser au plus grand scandale de l’histoire de l’Espagne, on passera par la politique», conclut le natif de Saragosse.Le 10 février, Fernando Román, secrétaire d’Etat à la Justice, s’est engagé à rencontrer les associations de victimes tous les mois. Peu avant, le gouvernement du Pays basque a aussi montré sa détermination à faciliter l’enquête des familles. En attendant de récolter les fruits de cet engagement politique, les parents des enfants enlevés s’accrochent aux rares cas de retrouvailles familiales. Tel Randy Ryder qui, né à Malaga, a été vendu à un couple d’Américains. Chanceuse, sa mère, qui résidait en Afrique du Sud, n’a pas eu besoin de passer par les tribunaux pour découvrir la vérité: elle a reconnu son fils lors d’une émission de télévision!

 

Crédit photo : Emmanuel Haddad

De l’eugénisme franquiste au trafic mafieux

Au lendemain de la guerre civile, le vol d’enfants était justifié pour des raisons idéologiques par le psychiatre officiel de l’armée franquiste. Selon Antonio Vallejo Najera, il s’agissait d’enlever les enfants des mères républicaines emprisonnées par le régime pour leur «extirper le gène marxiste».Mais, parmi les mille cinq cents cas de la plainte collective déposée le 27 janvier 2011, certains remontent aux années 1990, soit quinze ans après la chute de Franco. D’arme au service d’une idéologie d’Etat, le vol d’enfants est devenu un moyen de s’enrichir. «On va savoir qu’ils ont vendu la vie de personnes pour s’acheter une voiture ou une plus grande maison», témoigne Cecilia Losa Ocáriz, sœur d’une filledont on soupçonne qu’elle a été vendue à la naissance parle personnel d’un hôpital.Anadir a décidé de tenir à l’écart la teneur idéologique de l’affaire. A l’inverse, la Plateforme, groupe de victimes descliniques de toute l’Espagne de l’affaire des enfants volés, n’hésite pas à souligner les origines franquistes du scandale.En 2008, le juge Baltasar Garzón ouvre une enquête sur les crimes franquistes, parmi lesquels «la soustraction systématique présumée d’enfants de prisonnières républicaines». Suspendu en 2008 pour avoir voulu enquêter malgré la loi d’amnistie de 1977, le magistrat a été acquitté lundi dernier par le Tribunal suprême dans le procès lancé contre lui pour avoir enquêté sur les crimes franquistes. Un procès ouvert à la suite de la plainte du syndicat Manos Limpias, dont le fondateur, Miguel Bernad, est un militant reconnu de l’extrême droite espagnole.


Garzón sur la touche, la bataille continue

 

Le juge espagnol est acquitté, mais la voie pénale pour juger les crimes du régime franquiste est fermée par le verdict du Tribunal Suprême, qui estime les délits prescrits. Associations et magistrats progressistes cherchent des alternatives. Et s’en prennent aux pouvoirs publics.

 

Acquitté. Après le verdict livré lundi 27 février pour le troisième et dernier procès de Baltasar Garzón, inculpé pour avoir enquêté sur les crimes franquistes malgré une loi d’amnistie votée en 1977, une partie de la société espagnole se demande si le Tribunal Suprême ne s’est pas absout lui-même de l’opprobre international en acquittant l’ex-juge d’instruction, déjà interdit d’exercer pendant 11 ans. « Le Tribunal évite d’aller au bout du sentier du discrédit qu’il empruntait depuis qu’il s’est embarqué dans trois procès simultanés pour prévarication contre l’ex-juge », a réagi El Pais dans un édito titré « double acquittement ».

Le juge, l’histoire et l’amnistie

On a évité un « scandale de grande ampleur », estime Reed Brody, le porte-parole de Human Rights Watch, ajoutant que « l’Espagne devrait répondre à la demande de l’ONU d’abolir la loi d’amnistie de 1977 et assister les familles des victimes du franquisme dans leur recherche prolongée de justice et de vérité ». L’ajout n’est pas anodin. Bien que les sept magistrats du tribunal aient absout Baltasar Garzón, leur verdict s’étend sur son « application erronée de la norme ». Les juges y rappellent l’importance de la recherche de la vérité par les victimes mais ils estiment que la voie pénale choisie par le juge n’était pas appropriée, car l’engagement de l’Espagne envers les crimes contre l’humanité ne saurait être rétroactif. En outre, les 35 responsables pointés du doigt par Garzón sont décédés. Or le juge ne peut pas jouer à l’historien, soutiennent-ils.

 

Crédit photo : (cc)nmorao/flickr (http://www.flickr.com/photos/nmorao/)

Les preuves disparaissent

Pas de quoi satisfaire le porte-parole de la plateforme Solidaires avec Garzón, Jordi Gordon, pour qui les magistrats ont rendu un jugement « conservateur et formaliste » : « Le verdict n’a pas fait une seule fois référence aux plus de 110 000 disparitions forcées produites pendant la guerre civile et la dictature franquiste. Ni des bébés volés à leurs mères pour des raisons idéologiques. Ce sont pourtant des crimes contre l’humanité que le tribunal tente de relativiser ! » colère le réalisateur de documentaire et proche de victimes. Selon lui, le verdict « n’entrouvre aucune portes aux attentes des victimes ». Les membres de la plateforme Solidarité avec Garzón se sont donc réunis lundi 27 février sur la Puerta del Sol de Madrid aux cris de « ni oubli ni pardon ». D’une certaine façon, le procès a rouvert de vieilles blessures : « Je réalise en ce moment un documentaire sur la police politique sous le franquisme et j’interview des personnes qui souffrent encore de la répression. Certains n’osent pas se rendre sur la Puerta del Sol car ils y ont été torturés », témoigne Jordi. Les traumatismes perdurent mais les preuves disparaissent. « Beaucoup d’archives ont été détruites et les victimes et leurs proches encore vivants ne pourront bientôt plus témoigner. Cela fait déjà 35 ans ! »

« Le verdict ne résout pas le problème des victimes »

Coûte que coûte, les associations veulent « continuer la bataille, non pas pour la vengeance mais pour la dignité des victimes et la récupération de la vérité historique », précise Jordi. Mais depuis que Garzón a été mis sur le banc de touche par un autre verdict, celui sur l’affaire Gürtel ou il a été reconnu coupable de forfaiture et interdit d’exercer pendant 11 ans, « il y a un problème de compétence », confie-t-il au Courrier. Quel juge osera désormais ouvrir une instruction, au risque d’être suspendu à son tour ?

L’exemple argentin

Contre la crainte que le procès des crimes franquistes reste désormais dans un tiroir, plusieurs juges réunis au sein de l’association Juges pour la démocratie préviennent : « Le verdict ne résout pas le problème des milliers de personnes disparues et assassinées pendant la guerre civile et le franquisme ». L’association créée en 1983 par des juges progressistes n’aura pas manqué de lire un passage du verdict précisant que « puisque la transition est née de la volonté du peuple espagnol (…), aucun juge ou tribunal (…) ne peut en remettre en cause la légitimité. Il s’agit d’une loi en vigueur (la loi d’amnistie de 1977, ndlr) dont l’éventuelle abrogation reviendrait, en définitive, au Parlement ». Prenant cette déclaration au sérieux, l’association répond dans un communiqué le 28 février que « rien ne peut justifier que les pouvoirs publics qui ont l’obligation d’aider à récupérer la dignité des victimes regardent de l’autre côté ». Les magistrats rappellent que l’enquête ouverte par Garzón suite aux plaintes déposées par les associations de récupération de la mémoire historique est née des « insuffisances de la loi, qui s’est montrée inefficace », écrivent-ils à propos de la loi sur la Mémoire historique adoptée le 31 octobre 2007. D’où la nécessité d’ « un plan de l’administration, programmé, systématisé et financé publiquement, qui permette avec agilité la localisation, où qu’ils se trouvent, et l’inhumation digne de toutes les personnes qui ont été assassinées suite au coup d’Etat de 1936 et la répression qui l’a suivie. »

Après la mise en touche de Baltasar Garzón, les associations de familles de victimes débutent « une nouvelle phase », selon Jordi Gordon, qui doit les mener à exploiter « toutes les voies possibles, qu’elles soient politiques ou juridiques », dit-il, l’esprit tourné vers l’Argentine, où la juge d’instruction  María Romilda Servini de Cubría a ouvert une enquête sur les crimes franquistes. Et enfin retrouver la mémoire ? « Ce n’est pas qu’une question de mémoire. Car de la mémoire découle le futur et en voulant liquider un juge pour avoir enquêté sur les crimes de notre passé, on met l’avenir de notre démocratie en péril », conclut le porte-parole de la plateforme Solidarité avec Garzón.

 

Articles publiés samedi 3 mars dans le journal suisse Le Courrier

 

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