L’autre conflit de Colombie 2/2
En plein cœur du conflit armé colombien, les indigènes nasa ont lancé un mouvement de récupération de leurs terres ancestrales, devenant la cible tant des guérilleros que des puissants propriétaires terriens du Cauca.
La nuit a plongé les montagnes de la vallée du Cauca dans une obscurité presque totale. Seules les lampes des cultivateurs de marijuana éclairent telles des lucioles les versants du resguardo de Huellas, la réserve des indigènes nasa qui surplombe la bourgade de Caloto. A tâtons, la famille Zapata progresse dans le noir, les bras chargés de victuailles, vers la terre de leur aïeul. Dans une grange en cours d’érection, ils remplissent une table en bois de plats cuisinés, de bières, d’aguardiente, l’eau de vie colombienne, et de douceurs en tout genre. Mais n’y touchent pas. C’est la nuit du Chapu, la fête des morts, que les indigènes nasa convient à un repas composé de leurs mets favoris en ressassant toute la nuit des anecdotes autour de leur mémoire.
Dans la famille Zapata, plusieurs esprits invoqués la nuit du Chapu ne reviennent pas d’une mort naturelle, mais d’assassinats ciblés ou de massacres collectifs. Ana Tulia, septuagénaire menue au visage noble, revient sur les racines historiques de ces vies fauchées : « Comme tous les indigènes nasa, mes parents devaient payer un droit de fermage aux grands propriétaires terriens, c’est-à-dire travailler gratuitement plusieurs jours par semaine pour eux. Quand le Conseil régional des indigènes du Cauca est né en 1971, nous avons appris que ces terres étaient en réalité à nous et nous avons commencé à lutter pour les récupérer. En 1985, mon mari a disparu parce qu’il faisait partie de ce processus. Il luttait contre l’entreprise Carton de Colombia qui pratique la monoculture du pin dans la région, très nocive pour les ressources en eau et la biodiversité. La lutte pour la terre est dure, car face à nous, il y a les riches et les puissants », dit-elle d’une voix nasillarde, les yeux fixés sur les flammes d’un feu rassérénant pour combler l’estomac vide et le vague à l’âme.
Après de longues heures d’attente, la twala, la sage traditionnelle, réapparaît avec les hommes restés à l’écart pour méditer en mastiquant des feuilles de coca. Passé minuit, les esprits repus font place aux vivants, qui se ruent sur le manioc, les galettes de maïs et la viande mijotée. On trinque aux vivants et aux morts tandis que Milton, le fils d’Ana Tulia, lance sa playlist musicale qui débute par l’hymne des Nasa du Cauca :
Moi qui suis fils du Cauca
Dans mes veines coule du sang nasa
De ceux qui ont toujours lutté
De la conquête jusqu’à aujourd’hui.
Nous vivons car nous luttons
Contre le pouvoir envahisseur
Et nous continuerons à lutter
Tant que le soleil ne disparaîtra pas.
La terre, seconde mère
Les Zapata fêtent leurs morts jusqu’à ce que le soleil apparaisse sur les terres communales de la vallée du Cauca. Le Cauca, la région la plus indienne de Colombie, a été le théâtre de violences déchaînées au cours du conflit armé interne des cinq dernières décennies. Sur le territoire nasa se sont affronté pêle-mêle les guérillas des FARC, du M-18, de l’ELN, de l’EPL et du Mouvement armé Quintin Lame contre l’armée et les paramilitaires. Tous ont essayé de contrôler cette région stratégique, encastrée entre les deux cordillères andines, avec un débouché vers l’océan pacifique idéal pour exporter les cultures illicites du narcotrafic. Au milieu, les indigènes ont résisté, la majeure partie du temps avec de simples bâtons. Beaucoup se sont sacrifiés pour une terre qu’ils considèrent littéralement comme leur mère, les cordons ombilicaux et les placentas des nouveau-nés nasa étant enterrés dans ses entrailles.
La réserve de Huellas est divisée en cinq zones, chacune distribuée entre des communautés indigènes qui gèrent les terres de manière collective. A peine remise de sa veillée nocturne, Ana Tulia se rend à quelques kilomètres de Caloto, dans la communauté de Casas Viejas, où se tient une assemblée populaire pour évoquer des problèmes liés à la gestion de la terre dans la zone 2. Par poignées, les Nasa gravissent un chemin escarpé qui mène vers une grange ouverte au toit de tôle où Nelson, le gouverneur du cabildo, l’autorité indigène, prépare l’ordre du jour. Paré des couleurs rouge et vert des Nasa du Cauca, il attend que la centaine de femmes et d’hommes nasa s’installent sur les chaises en plastique. Puis il se lance dans un soliloque solennel : « Les anciens ici réunis savent ce qui s’est passé sur ces terres, mais ils négligent de transmettre leur savoir aux jeunes, voire oublient eux-mêmes les moments historiques que nous avons vécu en tant que peuple nasa. D’abord, 1492. Ceux qui enseignent l’histoire parlent de découverte, or pour nous ce fût une invasion ! Ensuite, ils ont volé nos richesses et séduits nos enfants, ce qui explique qu’il y ait tant de métis parmi vous aujourd’hui », dit-il, provoquant l’hilarité soudaine de l’assistance. « Enfin, ils ont colonisé nos terres, mais aussi nos mentalités. Sinon comment expliquer que certains d’entre vous veuillent vendre les terres collectives ? Quand va-t-on enfin sortir de cette période ? »
Après avoir attiré l’attention du public, le tribun moustachu dépeint de sa voix de Stentor cinq siècles de résistance nasa dans le Cauca. Y ressurgit la troïka historique des Nasa, source d’inspiration où ils puisent l’énergie nécessaire pour mener les conflits contemporains. La Gaitana, cette indienne derrière laquelle une armée de vingt mille hommes s’est rangée en 1538 pour tenir en échec les conquérants espagnols pendant sept décennies. Juan Tama, le législateur qui a obtenu de la couronne d’Espagne la reconnaissance de la propriété collective des indigènes nasa sur leurs terres en 1701. Ce titre de propriété a été grignoté progressivement par les grands propriétaires terriens, qui se sont emparé des meilleures terres de la région et les ont louées par parcelles aux indigènes en échange de leur force de travail. C’est contre ce droit de fermage que le leader nasa Manuel Quintin Lame s’est opposé au début du 20ème siècle, subissant la prison et la torture à maintes reprises pour avoir mobilisés les Nasa autour de leurs droits.
Terreur hitchcockienne
Dans les pas de Quintin Lame, les Nasa ont fondé le Conseil régional pour les indigènes du Cauca (CRIC) en 1971, avec sept points fondateurs : récupérer les terres ancestrales, élargir les réserves, renforcer les cabildos, ne plus payer de droit de fermage, faire connaître les lois sur les indigènes et exiger leur application, défendre l’histoire, la langue et les coutumes indigènes. Enfin, former des professeurs pour une éducation en accord avec la culture des indigènes et dans leurs langues respectives. Or au même moment, le conflit armé fait rage dans le Cauca entre les FARC d’un côté, les paramilitaires et l’armée de l’autre. Tous vont se retourner contre eux.
Ana Tulia l’a vécu. Elle fait partie des anciens venus rafraîchir la mémoire aux plus jeunes qui s’impatientent sur leur chaise en plastique : « Pourquoi avons-nous lutté pour ces terres ? C’est simple. Avant les années 1970, on ne pouvait pas marcher ici. Bodega Alto, El Nilo, tout était aux mains des propriétaires terriens. En redécouvrant notre histoire, nous avons cessé de la subir et avons décidé de récupérer nos terres ancestrales. Mais souvent, il a fallu se sacrifier face aux propriétaires et à leurs pajaros », dit-elle.
Les pajaros (oiseaux, ndlr), nom donné aux tueurs à gage embauchés par les grandes familles du Cauca, ont semé une terreur hitchcockienne sur les familles indigènes qui s’aventuraient sur les terres de leurs anciens patrons pour se les réapproprier. En 1984, cinq Nasa sont morts pour récupérer l’exploitation agricole de Lopez Adentro. En 1991, 20 d’entre eux sont massacrés par des hommes encagoulés alors qu’ils occupent celle d’El Nilo. Huit pajaros, par la suite renommés forces d’autodéfenses ou paramilitaires, seront condamnés pour ce crime. Ils sont aussi derrière l’enlèvement du mari d’Ana Tulia. Ce dernier n’a jamais été retrouvé.
En 1989, c’est au tour de Casas Viejas d’être récupérée par les Nasa. L’un des anciens, présents lors des faits, précise : « C’est pour que cette terre soit gérée collectivement que nous nous sommes opposés pendant neuf jours à l’armée ». Désormais, tout le monde se tait. Nelson reprend le micro et en vient au cœur du sujet. L’un des habitants de Casas Viejas accueille des familles extérieures à la communauté. Non seulement il leur demande de payer un loyer ; en plus, ces derniers ne participent pas aux minga, les travaux communautaires. « Ils doivent reprendre leur argent et partir. La terre collective n’est pas à vendre », s’indigne le tribun, sans omettre de répéter le vieux slogan du CRIC : « La terre pour les gens, des gens pour la terre. »
Libération de la terre mère
La lutte pour la terre mère anime les Nasa depuis cinq siècles. Alors que sur le papier, la Colombie est en paix depuis les accords signés entre les FARC et le président Santos le 24 novembre 2016, les Nasa suivent, eux, une autre feuille de route. Apolinario, responsable de la commission pour la libération de la Terre Mère de la communauté Bodega Alta, en dresse la philosophie : « Le concept de paix pour les Nasa est d’avoir un territoire ample et d’y être autonomes. Ce n’est pas une question d’armes ou d’argent. Ce qui compte pour nous, c’est d’avoir de bons aliments et de conserver notre culture ; le reste est secondaire », dit-il depuis le porche de sa maison en torchis.
Pour les Nasa, comme pour les autres ethnies indigènes, la chronologie des hostilités diffère de celle des autres Colombiens. Le décret 4633 de la Loi des victimes et de restitution des terres votée en 2011 reconnaît d’ailleurs cette singularité temporelle. Ainsi, outre les réparations prévues pour les actes de violence subis à partir du premier janvier 1985, le texte stipule que « les peuples et communautés indigènes qui ont été victimes de fait antérieurs seront sujets à des mesures de réparation symbolique consistant en l’élimination de toutes les formes de discrimination structurelle, de la non répétition des faits, de leur reconnaissance publique et du rétablissement de la dignité des victimes. »
Le décret prévoit aussi des réparations pour les dommages causés au territoire, « entendu comme une intégrité vivante et fondement de l’identité et l’harmonie, en accord avec la cosmovision propre des peuples indigènes », lequel « souffre d’un dommage quand il est violé ou profané par le conflit armé interne et ses facteurs sous-jacents. »
Pas de doute pour Apolinario, ces facteurs n’ont pas disparu avec la signature des accords de paix et leur prévalence justifie la poursuite de la résistance des Nasa. En face de sa maison envahie par les pintades et les bananeraies, des soldats de l’armée font les cent pas entre leur bunker et un mur de barbelés, devant la façade décatie de La Imperatriz. Cette exploitation agricole a été le théâtre du premier acte d’une nouvelle forme de conflit territorial dans le Cauca : « Nous avons débuté la campagne de « Libération de la Terre Mère » par La Imperatriz en 2005. L’objectif est désormais de libérer la terre de la monoculture intensive afin de sauver l’écosystème de la région. Après dix ans de vaines négociations, le 5 mars 2015, nous avons envahi le terrain, arraché la canne à sucre et planté des cultures vivrières. Le mouvement indigène a toujours obtenu des résultats par la voie de fait », assène-t-il.
Sous son bob, Novelina Mendez sue à grosse perle tandis qu’elle arrache les mauvaises herbes entre les lignes de maïs des terres libérées de La Imperatriz : « Avant, nous récupérions la terre pour survivre et nourrir nos enfants. Désormais nous libérons la Terre Mère pour préserver l’environnement et lutter contre le changement climatique. Ici, on trouvait 200 hectares de canne à sucre qu’Ingenio Providencia, la société du magnat Ardila Lülle, transformait en combustible. Ils traitaient le champ par des fumigations aériennes qui contaminaient nos cultures au passage », dit l’agricultrice d’une voix grave.
La pelle dans une main, elle balaie de l’autre les 200 hectares de potagers et d’agroforesterie qui appartenaient jadis à un seul homme : « Nous n’avons pas récupéré toute cette étendue par une opération du Saint Esprit. Deux camarades sont morts ici, lors d’affrontements avec l’Esmad, la police anti-émeute. D’autres sont handicapés à vie. Mais nous avons tenu bon. Et à force de résistance, les policiers ont accepté de se cantonner à leur bunker et ont cessé d’arracher nos cultures. »
Les FARC, d’espoir à ennemi
Tant Carlos Ardila Lülle, l’un des mille hommes les plus riches du monde selon Forbes, que les frères Carvajal, dirigeants colombiens de Carton de Colombia, entretiennent des relations incestueuses avec le camp politique conservateur, dans une région historiquement contrôlée par les exploitants miniers et les grands propriétaires terriens. Tous deux ont financé les campagnes de l’ex-président conservateur et actuel opposant au processus de paix Alvaro Uribe en 2002 et en 2006.
Dans les années 1960, un groupe d’abord connu comme « le Bloc Sud » s’est insurgé contre le règne sans partage des conservateurs dans le Cauca. Pendant la décennie de « La Violencia », durant laquelle libéraux et conservateurs se sont entretués après l’assassinat du leader libéral Jorge Eliecer Gaitan le 9 avril 1948, les libéraux du Cauca ont fait appel au leader du « Bloc Sud », Tirofijo, pour en finir avec leurs frères ennemis. En 1964, Manuel Marulanda, alias Tirofijo, a renommé sa bande les Forces Armées Révolutionnaires de Colombie (FARC) et a commencé à étendre son rayon d’action au-delà du Cauca. Au début, certains indigènes nasa ont rejoint leurs rangs. Comment ne pas être attiré par ce groupe révolutionnaire dont le sixième point du Programme agraire des guérilleros stipulait : « Les communautés indigènes seront protégées, en leur octroyant suffisamment de terres pour leur développement, en leur rendant celles que leur ont usurpés les grands propriétaires terriens et en modernisant leur système de production » ?
Or la lune de miel s’est vite changée en mare de sang. En 1971, les FARC considèrent la naissance du CRIC comme un acte de traîtrise et se mettent à éliminer leurs leaders. « Ils parlaient de Marx et Lénine. Les indigènes croyaient seulement en Juan Tama, Quintin Lame et leurs autres chefs historiques », résume José Navia Lame, journaliste spécialiste du Cauca. Située dans les hauteurs de Caloto, la réserve de Toribio a été la plus touchée par la guérilla, avec plus de 600 attaques et agressions recensées. Pour s’y rendre, il faut traverser des lacets obtus sillonnant une vallée recouverte de champs de marijuana, la nouvelle manne des narcotrafiquants dans la région depuis l’éradication partielle de la coca.
C’est à Toribio que le CRIC a tenu son assemblée fondatrice en 1971. En 1984, le père Alvaro Ulcué Chocué, l’un des principaux leaders nasa, y a été assassiné. La mort de trop pour un groupe de soixante nasa, qui décident de passer à la lutte armée. Ensemble, ils fondent le Mouvement armée Quintin Lame (MAQL), première guérilla indigène de Colombie. Créé pour protéger la communauté contre les paramilitaires et l’armée, le MAQL va cependant très vite se retrouver entre deux feux.
Ex-combattant du MAQL, Eduardo Fiscue dirige aujourd’hui la Fondation Sol y Tierra qui œuvre depuis Popayan, capitale du Cauca, à la réinsertion des ex-guérilleros nasa. Le cinquantenaire râblé revient sur ces années de plomb : « La mort de cinq indigènes à Lopez Adentro, puis l’assassinat du père Alvaro, nous ont poussé à réagir. A seulement une soixantaine, nous avons envahi la ville de Santander de Quilichao au nom du MAQL pour montrer que dorénavant, nous nous défendrions. Au début, nous avons pris les armes contre les pajaros envoyés par les exploitants agricoles. Mais nous avons aussi eu maille à partir avec les FARC. Ils voyaient les Nasa comme un obstacle pour leur révolution, considérant que le Cauca était à eux depuis que Manuel Marulanda avait créé la guérilla dans ses montagnes », ressasse-t-il.
Le MAQL se démantèle en 1991, en échange de la reconnaissance des droits des indigènes dans la nouvelle constitution adoptée la même année. Ses membres n’ont pas de difficultés à revenir au sein de la communauté : « Nous étions différents des autres guérillas. Nous avons toujours refusé de prendre part au narcotrafic. L’idée n’était pas de s’étendre et de prendre du pouvoir sur la communauté. Au contraire, quand un membre agissait mal, il était envoyé auprès des autorités indigènes pour des travaux d’intérêt général. Le lien n’avait jamais été rompu et en sortant de la guérilla, nous sommes devenus conseillers dans les cabildos ou membres de la garde indigène », poursuit M. Fiscue.
La parenthèse de la guérilla indigène refermée, la communauté nasa comprend que seule la non-violence lui permettra de résister. C’est ainsi que la garde indigène devient responsable de la sécurité du territoire, avec pour seule arme un bâton de bois. Hector Fabio Casamachi, coordinateur de la garde indigène dans la réserve de Huellas, ne s’est pourtant jamais senti en position de faiblesse : « Notre arme, c’est la force de la communauté. Quand il y a un problème, nous sommes tous unis. » En 2008, dans la réserve de Jambalo, les FARC kidnappent sept membres du cabildo. La garde siffle l’alerte et trois mille nasa se lancent à la poursuite des preneurs d’otages. Arrêtés, ils seront condamnés à 15 ans de prison. Mais parfois, les habitants arrivent trop tard : « On ne savait pas contre qui se défendre. Les paramilitaires, l’armée, les FARC, chacun nous reprochait d’être favorable au camp adverse. Être désarmés nous permettait de dialoguer avec tous, mais parfois c’était impossible. Il y a trois ans à peine, les FARC ont tué trois gardes à Toribio », soupire-t-il.
Filiforme, armé d’un bâton en bois de jigua, Tumi coordonne la garde indigène de Toribio à la suite de son frère, l’un des trois gardes assassinés en 2014. Le retrait des FARC l’a soulagé, mais n’a pas mis fin à la violence : « Depuis la signature des accords de paix, des dissidents des FARC continuent d’agir, mais sous un nouveau nom. De nouveaux types de délinquance se développent aussi, comme le vol de motos. La période de post-conflit ressemble à ça : l’extorsion continue, le narcotrafic aussi, mais sans l’idéologie révolutionnaire prônée par les FARC », résume-t-il.
Pas de paix pour les Nasa
Ezequiel Vitonas a été maire de Toribio à plusieurs reprises pendant que la ville vivait sous couvre-feu permanent. Il passe désormais le plus clair de son temps dans les locaux du Projet Nasa, qui vise à renforcer les liens entre les communautés nasa de Toribio, Tacueyo et San Francisco : « Jusqu’à il y a deux ans, je ne pouvais pas venir travailler ici à cause des francs-tireurs présents dans les hauteurs de la ville », dit-il sans ciller. Les FARC auront tout fait pour s’emparer de la ville, jusqu’à faire exploser un bus piégé contre le poste de police, tuant quatre habitants et détruisant des dizaines de maisons alentours. La paix, bien que précaire, permet aux habitants de Toribio de souffler un peu.
Mais même en plein cœur du cyclone, les Nasa ne chômaient pas : « Conformément aux préceptes du CRIC et au Plan de vie du père Alvaro, nous avons débuté en 1994 un plan de développement intégral. Au cœur du projet, la création progressive d’un système éducatif et de santé propre lié à nos savoirs ancestraux et notre langue. Au niveau économique, nous essayons de nous libérer du modèle capitaliste, qui est la cause des dommages provoqués contre la Terre Mère. A Toribio, nous avons créé des entreprises communautaires de café, de produits laitiers et de culture de la truite, afin de maîtriser nos ressources et ne pas dépendre de l’extérieur », détaille-t-il.
A l’autre bout du village de montagne, en lieu et place d’une ancienne exploitation agricole de 94 hectares récupérée par les Nasa se dresse depuis 1994 le Centre d’éducation, de capacitation et d’enquête pour le développement intégral de la communauté (CECIDIC), avec son école primaire, son collège, son école d’agriculture écologique et son centre de recherche. Le centre s’apprête à ouvrir pour la première fois une licence universitaire en pédagogie des arts et savoirs ancestraux. Diego, le coordinateur du CECIDIC, revient sur la portée symbolique de la première université indigène de Colombie : « Les anciens, qui ne savaient ni lire ni écrire, qui étaient persécutés juste parce qu’ils étaient indigènes, nous ont laissé en héritage des rêves. L’un d’eux était qu’il existe un jour une université pour les indigènes, pour les Nasa. Aujourd’hui, nous sommes en train de réaliser ce rêve », dit-il avec emphase.
Dehors, les enfants vont d’une classe à une autre, jouent au volley-ball ou mangent les légumes du potager au réfectoire. Difficile d’imaginer qu’il y a quelques années, certains d’entre eux avaient rejoint les FARC tandis que d’autres tombaient sous leurs balles : « Certains individus ont participé à la violence, mais en tant que peuple, nous l’avons toujours refusée. Ici, l’option a été de défendre la vie. Désormais, la fin du conflit nous laisse plus de temps pour approfondir nos projets d’éducation, de santé et d’économie communautaire. Mais les accords de paix ne signifient pas que nous sommes débarrassés de la violence. Nos dirigeants sont toujours menacés et notre territoire aussi », prévient-il.
Fin octobre 2017, les Nasa ont pris la tête d’une minga indigène nationale afin d’obtenir la mise en œuvre concrètes des promesses jusqu’ici non-tenues du gouvernement. Parmi la longue liste de leurs desideratas, ils demandent la protection des réserves indigènes contre l’industrie extractive, la fin des menaces contre leurs dirigeants suite à l’assassinat de deux leaders indigènes du Cauca, ainsi que la reconnaissance des systèmes de santé et d’éducation indigènes au niveau national. Beaucoup de Nasa ont été blessés par la police anti-émeute pendant qu’ils bloquaient la voie panaméricaine pour se faire entendre. Mais le gouvernement a fini par plier et s’est engagé à répondre à leurs exigences.
« Le Cauca, c’est la pierre dans la chaussure de l’Etat », sourit Eduardo Elcue. « Depuis la Gaitana nous n’avons jamais accepté de nous laisser envahir et exploiter », dit-il, avant de prophétiser : « Il n’y aura jamais de paix pour le mouvement indigène. »
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