Beyrouth : l’exorbitante en mal d’habitants

Le renouvellement urbain de la capitale libanaise est en train de sacrifier la mixité sociale sur l’autel de la rentabilité financière. Une compétition d’urbanisme propose d’inverser la tendance en créant des solutions pour préserver ses derniers logements abordables.

Le secret le mieux gardé de Beyrouth, ville en construction perpétuelle d’où émergent des tours toujours plus élevées et lascives ? Le destin des anciens beyrouthins, ceux qui n’ont pas pu faire face aux prix de l’immobilier, eux aussi tirés vers le haut. Installée près du poêle à bois de Mansion, l’une des dernières demeures d’antan du quartier de Zoqaq el-Blat n’ayant pas été remplacée par un immeuble flambant neuf, Abir Saksouk-Sasso, membre du studio d’urbanisme Public Works, revient sur ce phénomène méconnu : « Les gens sont déplacés hors de Beyrouth depuis les années 1990, face à la pression de propriétaires désireux de vendre leur terrain aux promoteurs immobiliers. Pour parvenir à leurs fins, ces derniers n’hésitaient pas à couper l’eau à leurs locataires, ou à affirmer que l’immeuble devait être démoli », rappelle-t-elle depuis la villa des années 1930 sauvegardée de la destruction par un couple d’activistes et transformée en lieu culturel. « Les tours qui poussent à Beyrouth n’ont pas été construites sur des terrains vagues », poursuit-elle. « Dans le quartier central de Ras Beirut par exemple, 85% des nouveaux immeubles se sont implantés sur les ruines d’anciennes maisons… Dont les locataires ont souvent été expulsés hors du centre-ville ».

« Expulsés ». Pas au sens manu militari, mais par la hausse des prix de l’immobilier. « Selon mes recherches, les prix à Beyrouth ont augmenté de 200% entre 2003 et 2013 », chiffre Bruno Marot, auteur d’une thèse sur la politique économique de la reconstruction de Beyrouth. Julia Terney, également auteure d’une thèse sur le sujet, chiffre la hausse du prix du m² à 300% entre 2003 et 2010 ! Le secteur immobilier bat aujourd’hui de l’aile, précise M. Marot : « S’il est difficile d’obtenir des chiffres exacts dans un secteur ou l’opacité nourrie la spéculation, on peut dire que le marché a subi une baisse de 20 à 30% ces dernières années. » Mais les chantiers continuent de pulluler dans la capitale libanaise. Car dans un pays dont la dette publique est la troisième plus élevée au monde, une grande partie du système économique repose sur les épaules du secteur immobilier, qui constituait 21% du PIB en 2014. Pas question, donc, de freiner la fièvre constructrice : tous les terrains de Beyrouth sont constructibles et les exonérations de taxe en font en outre un secteur particulièrement rentable pour les investisseurs. Les habitants, eux, ne semblent pas entrer dans l’équation.

Beyrouth, de vitres et de vide - crédit: Emmanuel Haddad

Beyrouth, de vitres et de vide – crédit: Emmanuel Haddad

Les chercheurs de Public Works ont enquêté dans sept quartiers de Beyrouth sur ce processus d’expulsions, dont ils ont cartographié l’ampleur. « Nous avons chiffré 200 cas d’expulsions sur 300 logements recensés dans un quartier », chiffre Abir Saksouk-Sasso. Face à ce constat, le studio a lancé une « initiative pour le logement abordable » en partenariat avec l’Etablissement public de l’habitat (EPH), seule institution dédiée au logement depuis la disparition du ministère du Logement en 1997. « Think Housing », « Penser le logement », la première compétition pour trouver des alternatives de logement à Beyrouth lancée le 10 juillet 2018, est le fruit de cette collaboration.

« Think Housing part du constat qu’il existe un déplacement forcé des habitants du centre-ville vers les périphéries, transformant Beyrouth en un lieu exclusif. La compétition pose la question : comment pouvons-nous encore trouver du logement accessible à Beyrouth ? Cinq cas d’études emblématiques sélectionnés d’après nos recherches dans cinq quartiers de Beyrouth ont été choisis pour la compétition », précise la jeune urbaniste. L’objectif est double : sensibiliser le public sur la question du droit au logement et trouver des solutions concrètes pour préserver les derniers logements abordables dans la capitale.

« Notre projet s’inscrit dans une optique de décroissance », explique Fadi Mansour, membre de l’équipe lauréate du concours, dont les vainqueurs ont été annoncés le 17 décembre 2018. « Le quartier de Mar Mikhaël voit les anciens bâtiments remplacés par de nouvelles tours qui restent inhabitées. Nous avons cherché à démotiver les grands projets spéculatifs au niveau légal et à favoriser au niveau institutionnel la réhabilitation des immeubles abandonnés ou délabrés », dit l’urbaniste. Outre la création d’un programme dédié aux loyers équitables au sein de l’EPH (voir plus bas), l’équipe promeut la création de taxes pour les immeubles vides, ainsi que d’une taxe à la vente pour faire réfléchir les propriétaires qui souhaitent se défaire de leur bien auprès d’investisseurs.

Le problème des anciens loyers

Parmi les seize immeubles concernés par le projet vainqueur, certains sont délabrés. Oum Omar, une réfugiée syrienne, y partage un deux-pièces aux murs rongés par la moisissure avec son frère, sa belle-sœur et leurs enfants, pour un loyer de 400 euros. D’autres sont en meilleur état. La maison de Zadi Samaha accueille régulièrement des locataires et ce propriétaire âgé de 70 ans vient de retaper plusieurs appartements. Reste que pendu au balcon, un panneau « à vendre » attire l’œil des passants. « Je préférerais réhabiliter ma maison familiale plutôt que de la voir détruite. Mais j’en aurais pour au moins 200 000 euros, entre les réparations et les compensations pour la locataire du rez-de-chaussée qui paie un ancien loyer. Si un programme existait à l’EPH, j’y aurais recours, mais au rythme où vont les choses au Liban, je n’ai pas le choix ! », dit-il, alors que les Libanais ont attendu huit mois pour voir la formation de leur nouveau gouvernement, finalement annoncée le 31 janvier 2019.

Beyrouth, vue sur la pierre - crédit: Emmanuel Haddad

Beyrouth, vue sur la pierre – crédit: Emmanuel Haddad

Le différend entre Zadi Samaha et sa locataire est l’un des principaux nœuds du problème du logement à Beyrouth. En 1992, la loi dite des « anciens loyers » avait gelé les loyers d’avant juillet 1992 pour garantir des prix accessibles aux habitants de Beyrouth au sortir de la guerre. En 2014, une loi libéralise ces anciens loyers et prévoit une compensation financière pour les locataires ne pouvant ou ne voulant pas payer la hausse progressive de leur logement. « Les habitants de ces anciens loyers étaient souvent ceux qui en avaient le plus besoin, même si certains nantis, dont d’anciens ministres, en ont abusé. En préservant une certaine mixité sociale, cette loi agissait comme un système de logement social de fait », précise Bruno Marot.

Mais elle créée un effet pervers, le « rent gap », un phénomène qui favorise la gentrification : « A cause de la chute de la livre libanaise, les anciens loyers ne valent plus rien et les propriétaires sont donc incités à vendre leurs terrains, car la valeur du terrain est bien supérieure à celle du bien immobilier », explique le chercheur. En parallèle, beaucoup d’anciens locataires sont poussés vers la sortie, abonde Abir Saksouk Sasso : « Avec la loi de 2014, les expulsions sont devenues systématiques. Beaucoup de locataires se disent : je pars avec la compensation car je ne pourrai bientôt plus payer mon loyer. C’est le manque d’alternative abordable dans Beyrouth qui les pousse à quitter leur logement. »

Les alternatives à l’expulsion

Les deux équipes ayant remporté la troisième place du concours ex-aequo ont conçu un moyen de maintenir les anciens locataires chez eux, tout en réhabilitant leur logement (voir plus bas). Dans l’allée Dandan de Bachoura, l’un des derniers quartiers mixtes du centre-ville, « les habitants étaient menacés au quotidien d’évacuer leur logement par les promoteurs immobiliers », assure Lynn Hamdar, membre de l’équipe lauréate. Sur les treize immeubles entourant l’allée, « un tiers sont des anciens loyers, la moitié sont délabrés, mais il y a une vraie mixité sociale et culturelle. Pour la préserver, nous avons penser à construire un « catalyseur urbain », un espace où les habitants pourront se former pour réhabiliter eux-mêmes leurs logements », dit l’étudiante en urbanisme, précisant que le Beirut Digital District, un regroupement de start-up situé à Bachoura, s’est dit prêt à participer au projet.

Beyrouth Fantôme - Crédit : Emmanuel Haddad

Beyrouth Fantôme – Crédit : Emmanuel Haddad

Dans le quartier populaire de Tariq el-Jdideh, l’immeuble al-Mahaba mêle aussi anciens et nouveaux loyers. Cette fois, les habitants ne font pas face à une menace d’expulsion mais à une extorsion en règle de la part d’un promoteur local : « Il avait promis de transformer l’immeuble en un hôtel sept étoiles ! », hallucine encore Khodr Aslan, l’un d’eux. « Finalement, après avoir vendu plusieurs fois un appartement à deux personnes, il a fui le pays et laissé l’immeuble délabré ». L’an dernier, Khodr a pris la tête d’un comité pour rénover l’immeuble aux frais des habitants. De quoi imaginer la création d’une coopérative de logement pour l’équipe lauréate d’étudiants en urbanisme : la coopérative garantira le maintien de loyers abordables et permettra la rénovation des parties communes, grâce aux exemptions de taxe prévues par la loi. Un espoir ténu pour ce père de quatre enfants : « Si nous devions sortir de Beyrouth, ce serait un désastre. Car je n’ai pas les moyens d’acheter ailleurs à Beyrouth. »

 Article publié dans le magazine Traits Urbains en mai 2019

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