Disparus de Syrie : le chantage impuni

« Moi, j’étais une révolutionnaire de la première heure, mais mon mari n’avait rien à voir avec ça. Il me disait : je suis paysan. Si Assad est là, je suis paysan. S’il part, je reste paysan », raconte Ghazal (ndlr : nom d’emprunt), depuis la bourgade libanaise d’Al-Marj où elle a trouvé refuge avec ses cinq enfants depuis juillet 2015.

Le 9 septembre 2012, il y a presque cinq ans jour pour jour, son époux a été arrêté en bretelles, en pleine cueillette des poires de sa parcelle agricole dans la ville de Zabadani, par une brigade de l’armée syrienne en quête de suspects après avoir essuyé une attaque.

Depuis, elle ne l’a jamais revu et elle ignore où il est détenu, voire s’il est encore en vie ; le temps s’est arrêté pour Ghazal, comme pour des milliers de proches de disparus forcés. Depuis le début du soulèvement populaire en mars 2011, le Réseau syrien des droits de l’homme (SNHR) estime à plus de 106,000 le nombre de personnes détenues ou portées disparues. Le régime syrien serait responsable de près de 90% de ces cas, contre 8,5% pour les groupes islamistes radicaux comme l’auto-proclamé État islamique et le Front Fatah al-Cham.

Plusieurs milliers d’entre eux seraient morts des suites de la torture et des privations, comme l’ont révélé les clichés insoutenables de Caesar, ex-photographe de la police militaire qui a fait défection en 2013. En février 2017, Amnesty International révélait que jusqu’à 13,000 détenus avaient été exécutés par pendaison dans l’infame prison de Saidnaya. Le SNHR dénombre 65,000 personnes tout bonnement disparues des radars, laissant derrière elles des familles prêtes à tout pour retrouver leur trace.

Pots-de-vin aux juges anti-terroristes

Après avoir espéré en vain que son mari soit libéré après le plafond légal de 60 jours de détention provisoire, Ghazal, comme tant d’autres, a commencé à remuer ciel et terre : « Il n’y a pas un poste de police à Damas où, du responsable au simple gardien de cellule, le nom de mon mari n’a pas été mentionné. On m’a dit d’aller voir des gens qui ont les mains pleines de sang, car eux seuls pouvaient obtenir la libération des prisonniers. Je l’ai fait. J’ai même payé la bague de la femme d’un officier pour récupérer mon époux ! Mais ça n’a pas marché », soupire-t-elle.

Le régime de Bachar el-Assad a d’abord utilisé la détention massive pour faire taire les manifestants pacifistes et leur entourage. Mais à mesure que le soulèvement populaire s’est mué en conflit armé, puis en guerre d’attrition, la détention est devenue une source d’enrichissement personnel pour les fidèles du régime, explique Ansar Jasim, auteur de l’article « La malice du pouvoir : les arrestations en Syrie comme partie d’une logique politico-économique » .

« Les gens vendront leur maison, ou ils emprunteront de l’argent, pour faire sortir leurs proches, car tout le monde est au courant des horreurs qui ont lieu dans les geôles syriennes. Pour le régime, c’est un moyen d’assurer la fidélité dans ses rangs et pallier ses difficultés économiques », dit la chercheuse.

Au cœur de ce dispositif : la cour anti-terroriste. Créée par la loi anti-terroriste de juillet 2012, cet organe a mis en place une véritable justice d’exception, détaillée dans le rapport« Cour anti-terroriste : un outil pour des crimes de guerre » publié par le Centre de documentation des violations (VDC) en avril 2015.

Selon les témoignages d’avocats recueillis par l’organisation, les droits de la défense y sont niés, les procès ont lieu à guichet fermé et le juge s’y contente des aveux des accusés signés sous la torture dans les centres de détention des services de renseignement.

Dans les coulisses de ce tribunal, les « simsar » sont les yeux et les oreilles des familles de détenus. Ce sont ces intermédiaires qui sauront quel juge ou quel procureur acheter, dans l’espoir d’obtenir la libération ou la remise de peine d’un détenu. Les juges de ce tribunal peuvent aussi réclamer eux-mêmes des sommes mirobolantes aux familles des détenus, sous peine de leur infliger des peines à rallonge.

À l’instar de certains hommes d’affaires, pour qui la guerre est un business lucratif, la corruption autour des prisonniers permet aux juges de s’enrichir sur le dos de leurs proches, déjà ruinés par les six années de guerre. Tout se paye, de l’information sur le lieu de détention à la possibilité de leur rendre visite, sans oublier les tentatives d’obtenir leur libération. Point culminant de ce système de corruption, les amnisties générales, décidées de manière arbitraire par le régime, la dernière ayant libéré 672 détenus à l’occasion de la fin du Ramadan en juin dernier. Les familles payent cher pour que leurs proches soient placés sur la liste des amnistiés. « Dès qu’une amnistie est annoncée, les officiers de prison commencent à promettre aux familles de placer le nom de leurs proches sur les listes », a confirmé un avocat à Ansar Jasim.

La liste du sang

Seule alternative à ce chantage institutionnalisé, les détenus libérés. Et vivant. « J’ai été assez chanceux pour survivre », raconte Mansour Omari, l’un de ces miraculés. Arrêté aux côtés des activistes du Centre syrien pour les médias et la liberté d’expression Mazen Darwish, Hussein Ghrer, Hani Zitani et Abdel-Rahman Hamada, il a été libéré en février 2013, après un an de torture et de mauvais traitement, dans l’un des nombreux centres de détention des services de renseignement. Avec ses compagnons de cellule, décision avait été prise que le premier libéré porterait un bout de tissu où ils avaient inscrit les noms de tous les détenus avec leur sang à l’aide d’un bout d’os de poulet. C’est sur lui que la tâche est retombée.

« Je suis sorti avec ce bout de tissu où étaient inscrits 82 noms. Certains ont été effacés par la sueur lorsque j’ai été transféré dans une cellule surpeuplée. Il en reste environ 60 : j’ai retrouvé le contact de la plupart des familles pour les informer du devenir de leur proche », explique-t-il depuis la Suède où il a depuis refait sa vie.

Six ans après le début du conflit, certaines familles ont décidé de sortir du silence. Lors des pourparlers de Genève sur la Syrie en février 2017, cinq femmes de disparus, fondatrice de l’organisation Families for Freedom (Familles pour la liberté), ont défilé avec la photo de leurs proches pour exiger que le dossier des disparitions forcées soit placé avant les autres sur la table des négociations.

Parmi elles, Bayan Sharbaji portait les portraits de Yahya et Maan, ses deux frères disparus depuis six ans à Daraya : « Nous demandons la libération de tous les prisonniers détenus sans jugement et jugés par une cour d’exception, la publication d’une liste de tous les détenus et de leurs lieux de détention, l’octroi de certificat de décès à leurs proches en cas de mort, et l’ouverture des lieux de détentions aux ONG pour mettre fin à la torture. Quel que soit le résultat de notre initiative, nous ne pouvons plus nous taire », dit-elle par Whatsapp depuis l’Angleterre.

Ghazal, qui a rejoint l’initiative, est partagée entre espoir et réalisme : « Notre campagne est un outil de pression puissant, parce qu’il est pacifique. Mais le régime ne veut pas aborder le sujet des disparus, car tout le monde sait ce qui se passe dans les prisons. C’est le scandale du régime syrien. Il sait que s’il accepte d’ouvrir ce dossier, il tombera avec. »

Article publié dans Equal Times le 30 août 2017, à l'occasion de la journée
internationale des disparus.

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