Les choix cornéliens de l’opposition syrienne

La bataille d’Alep et les récentes négociations d’Astana ont bouleversé la donne du conflit syrien. Divisés, détournés, à la recherche d’une boussole, les opposants politiques sont désormais atones. Au grand dam de la société civile, toujours active sur le terrain. 

«À bas le régime et l’opposition… À bas les nations arabes et islamiques… À bas le Conseil de Sécurité de l’ONU… À bas le monde», lisait-on sur une pancarte brandie par une dizaine de citoyens de la ville syrienne de Kafranbel, le 14 octobre 2011. Aujourd’hui, l’artiste libanais Tony Chakar se retourne sur ce message nihiliste et y voit «un moment d’absolue clarté»: «La révolution syrienne a commencé par des manifestations pacifiques contre un dictateur. La réponse de ses supporters a été Bachar ou on brûle la Syrie. Et ils l’ont fait. Alors que le monde négociait avec M. le Président, destructeur de villes, parlant de solution pacifique, s’inquiétant de l’État islamique avant même qu’il n’existe, organisant des conférences de paix avec une opposition auto-proclamée, envoyant des armes à différentes factions, les réfugiés étaient traités comme des déchets, considérés poliment comme des problèmes à résoudre.» À Beyrouth, on peut voir les manifestants de Kafranbel, la bouche recouverte de scotch, sur les cimaises de la galerie d’art contemporain Beirut Art Center, dans une installation de Tony Chakar intitulée «Parler sans bouche».

Il faut dire que six ans après le début du soulèvement populaire pour la liberté et la dignité en Syrie, le 15 mars 2011, le message de ceux que l’on qualifiait jadis de révolutionnaires est mis en sourdine. Que ce soit à l’intérieur du pays, dans les médias internationaux ou dans les arcanes de la diplomatie, rien ne filtre de leur travail inlassable pour construire une Syrie démocratique. Qui a entendu parler de l’élection du nouveau conseil local de la province d’Idlib, le 17 janvier 2017, chargé de gérer les services locaux et de soutenir les familles de déplacés? Dani Qabbani, activiste de Moadamiyeh, ville de la banlieue de Damas dont les habitants ont été évacués de force par l’armée vers la province d’Idlib, au Nord-Ouest du pays, résume avec amertume: «Les pourparlers de paix, je les suis activement, mais je vois que la société civile, à l’origine de la révolution, n’y a pas sa place: désormais, ce sont les groupes armés qui pèsent dans les négociations», dit-il par messagerie Whatsapp depuis le Sud de la Turquie. Au même moment, une nouvelle gamme d’opposants se fait de plus en plus entendre. Le 27 janvier dernier, le ministre des affaires étrangères russe Serguei Lavrov en a convié une dizaine à Moscou. Parmi eux, Randa Kassis, représentante du groupe Astana, Jamil Qadri, tête de pont du groupe de Moscou, ou encore Louay Hussein, fondateur du Parti pour la reconstruction de l’État syrien.

«La guerre en Syrie est terminée»
Le timing de la rencontre, au cours de laquelle ces opposants ont découvert le brouillon russe d’une nouvelle constitution syrienne, était finement ciselé. Deux mois plus tôt, l’aviation russe avait tapissé l’Est de la ville d’Alep de bombes à sous-munitions et au chlore 1 afin de faciliter la reprise de ce bastion de l’opposition par l’armée syrienne, épaulée par les milices iraniennes, libanaises et irakiennes. Puis la Russie a imposé son propre rythme aux conférences de paix. Trois semaines avant les pourparlers de Genève 4, Moscou a organisé, du 22 au 24 janvier derniers, des négociations à Astana, au Kazakhstan, en collaboration avec la Turquie et l’Iran, où les chefs des principaux groupes armés de l’opposition ont retrouvé des membres du régime syrien pour consolider un fragile cessez-le-feu.

Face à un pareil coup de force, Louay Hussein, pourtant dissident de la première heure, lance un message sans équivoque: «La guerre en Syrie est terminée. 2» Installé dans le lobby de l’hôtel Commodore de Beyrouth en marge du lancement du Bloc national, son nouveau parti d’opposition, il explique les raisons de son rapprochement avec la Russie, parrain du régime syrien. «La légitimité du combat pour la chute du régime au profit des rebelles est dépassée. Auparavant, l’Europe, la Turquie et les États-Unis disaient soutenir l’opposition pour faire chuter le régime. Désormais, ils ne soutiennent les rebelles que pour combattre les groupes terroristes, soit l’État islamique et, désormais, Fatah el-Cham (ex-Front al-Nosra, branche d’Al-Qaïda en Syrie, ndlr). Or moi, en tant que citoyen syrien, mon intérêt est que cette guerre se termine, afin de reconstruire la Syrie. Pour cela, j’ai besoin de collaborer avec des opposants comme avec des supporters du régime», affirme l’ancien prisonnier politique alaouite âgé de 53 ans.

Détenu à trois reprises par Hafez el-Assad puis par son fils Bachar, soutien de la première heure aux manifestations pacifiques en 2011, l’opposant politique désormais exilé en Espagne précise les contours de sa collaboration avec son oppresseur: «Bien entendu, je m’inscris dans le cadre des négociations en cours à Genève et de la résolution n°2254 du Conseil de sécurité, qui prévoit une transition politique et une solution syrienne à la crise. Si ça ne tenait qu’au régime syrien, on ne pourrait envisager ni élections, ni fin des hostilités, ni même mon retour en Syrie!», rit-il sous sa moustache grise.

Destruction ou réincorporation
Mais qu’il soit paré ou non de la légitimité d’une résolution de l’ONU, l’ultimatum imposé aujourd’hui à l’opposition syrienne est sans détours pour Yezid Sayigh, chercheur à la Fondation Carnegie pour la paix internationale: «L’opposition fait de plus en plus face à un choix cornélien: sa destruction ou sa réincorporation au sein des structures de l’État central, toujours dominé par le président Bachar el-Assad.» Louay Hussein a fait son choix. Mais pour Dani Qappani, il reste inacceptable: «Les groupes de Moscou et d’Astana ne représentent pas l’opposition. Le rapprochement avec la Russie est nécessaire aujourd’hui, car elle domine avec les États-Unis les négociations sur la Syrie. Mais il y a une différence entre le rapprochement et la soumission à une puissance qui, encore aujourd’hui, commet des massacres sur le sol syrien», estime-t-il. Or, l’évolution des parrains d’hier a modifié la donne. Outre la domination russe, le changement de stratégie de la Turquie a réduit les options de l’opposition à peau de chagrin.

Depuis la tentative avortée de putsch de juillet 2016, Ankara s’est rapproché de Moscou et concentre désormais ses efforts sur la protection de sa frontière sud plutôt que sur le changement de régime en Syrie. Engagée dans l’opération Bouclier de l’Euphrate, l’armée turque appuie des brigades de rebelles syriens pour libérer les villes du nord de la Syrie des mains de l’État islamique et, accessoirement, empêcher le Parti de l’union démocratique kurde (PYD) de s’y installer. Après avoir repris Jarablus, Al-Raï et Dabiq, ils ont combattu le groupe terroriste dans la localité d’Al-Bab en février dernier.

En parallèle, les autorités turques ont, début mars, mis un terme à la dérogation de l’ONG Mercy Corps de travailler en Turquie. Depuis 2012, l’aide envoyée de la frontière turque par cette organisation était un soutien vital pour des centaines de milliers de civils vivant dans les zones assiégées par le régime syrien. Cette révocation en dit long sur les priorités actuelles de l’un des principaux soutiens de l’insurrection syrienne, qui accueille sur son territoire la Coalition nationale syrienne (CNS), l’organe exécutif officiel de l’opposition. Moscou a aussi su tirer parti de la transition politique chaotique étasunienne, suite aux élections présidentielles de novembre 2016. En facilitant la reprise d’Alep par le régime syrien et en imposant ses conditions de négociations avec le processus d’Astana, la Russie a redistribué les cartes à son avantage avant la prise en main du dossier syrien par le nouveau président américain Donald Trump.

Ce dernier, dont l’élection est entachée de soupçons d’intervention de hackers russes 3, a déjà signalé sa proximité avec la vision russe sur le dossier syrien: «Je n’aime pas du tout Assad, mais Assad tue l’État islamique. La Russie tue l’État islamique et l’Iran tue l’État islamique», disait le candidat Trump en octobre 2016. Souhaitant mettre fin au soutien des rebelles, le président étasunien a signé un ordre exécutif demandant à ses généraux de planifier la destruction de l’État islamique en trente jours. Ravi, Bachar el-Assad estime désormais que Trump pourrait être «un allié» pour combattre le terrorisme.

Diviser pour mieux régner 
Avec cette nouvelle donne, le régime syrien, adoubé par ses parrains russe et iranien, a le pouvoir de qualifier qui, au sein de l’opposition, est terroriste et qui ne l’est pas. Beaucoup de combattants insurgés choisissent donc de tourner leurs armes contre les groupes qualifiés de terroristes, afin de ne pas devenir une cible à leurs côtés. Il en va ainsi des 2500 soldats des Forces du martyr Ahmad al-Abdo. Créées par des déserteurs de l’armée syrienne au début de la révolution, elles ont combattu le régime jusqu’en 2015. Depuis, leurs forces se dirigent contre l’État islamique, leur principal ennemi. De son côté, Ahmad Jarba, l’ancien chef de la CNS, est désormais à la tête des Forces d’élite syriennes, 3000 combattants rebelles dont la mission est de libérer Raqqa, le fief de l’État islamique.

Tout le monde n’est pas prêt à jouer le jeu pour autant. Idlib, le principal bastion de l’opposition depuis la chute d’Alep, est à présent scindé en deux. D’un côté, les brigades de l’Armée syrienne libre se sont placées sous la tutelle des salafistes d’Ahrar el-Cham. Tout en refusant de participer aux négociations à Astana, le puissant groupe armé a déclaré être prêt à en soutenir les résultats, s’ils étaient positifs. De quoi provoquer l’ire des groupes djihadistes les plus radicaux. Réunis au sein de la coalition Hayat Tahrir el-Cham (L’Organisation de la libération du Levant), dominée par Fatah el-Cham, ils sont depuis en conflit ouvert avec Ahrar el-Cham et ses alliés. Au Sud, à la frontière avec la Jordanie, les rebelles du Front du Sud s’opposent, depuis le 12 février dernier, à l’avancée du régime syrien vers Deraa, berceau de la révolution de 2011. Un affrontement qui dérange les velléités de rapprochement de la Jordanie avec le régime syrien, concrétisées par la présence du royaume hachémite à Astana. Deux phénomènes qui démontrent, selon le chercheur Haid Haid sur le site du centre de recherche Chatham House, qu’une partie des insurgés refuse le tournant diplomatique enclenché par leurs parrains régionaux: «La fusion avec Fatah el-Cham est considérée comme une grosse erreur, car cela va transformer ces groupes en des cibles pour les campagnes anti-groupes radicaux, et mettre fin à leurs soutiens extérieurs. Et pourtant elle a eu lieu, comme un moyen de protéger les intérêts des groupes.»

Les négociations de paix sont aussi un outil pour diviser l’opposition et mieux la contrôler, estime Joseph Bahout, chercheur à la Fondation Carnegie: «Dans les calculs de la Russie, Astana ne devrait pas seulement mener à réduire les attentes et les ambitions de l’opposition syrienne, mais aussi à la remodeler. À cause de leur nature controversée, ces négociations vont diviser encore plus l’opposition, et les groupes les moins à même de faire des compromis vont perdre du poids. Cela permettra au bout du compte aux Russes de choisir les interlocuteurs du régime.» Et tandis que l’opposition multiplie les compromis, les promesses du camp adverse semblent n’engager que ceux qui les font.

Le cessez-le-feu, Raed Fares, fondateur de Radio Fresh à Kafranbel, rêverait de le voir appliquer: «Depuis une semaine, Kafranbel est la cible de bombardements incessants des avions russes et syriens», dit-il par messagerie Whatsapp, retranché dans cette ville de la province d’Idlib. «Que les négociations aboutissent ou non, la société civile continue son travail pacifique et citoyen. Mais les bombardements rendent notre travail, déjà si dur avec la présence de déplacés d’Alep et de la banlieue de Damas, à présent ingérable», déplore-t-il. Majd el-Dik, fondateur de l’ONG Nabaa el-Hayat dans la Ghouta orientale, la banlieue Est de Damas assiégée depuis 2013, voit aussi la situation se détériorer: «Au niveau du respect des droits humains en Syrie, les pourparlers de paix n’ont aucun effet sur le terrain. Les bombardements indiscriminés continuent d’avoir lieu dans la Ghouta. À Douma, 33 personnes souffrent d’insuffisance rénale. La semaine dernière, trois sont mortes faute d’avoir accès aux soins», témoigne-t-il de Paris, où il est réfugié depuis un an 4.

Dernière carte
Le Haut Comité de négociation (HCN), représentant l’opposition lors des négociations de Genève, appelle à la levée des sièges, à la libération des détenus des prisons du régime et à l’application effective du cessez-le-feu. Mais le régime syrien, en position de force, continue à fondre sur les dernières poches de l’opposition. Avec l’attaque par l’armée de la localité de Kaboune, la Ghouta orientale est sur le point d’être totalement assiégée. Majd el-Dik craint que ses habitants subissent le sort des autres villes évacuées de force: «Quand les habitants de Daraya, Moadamiyeh ou Alep Est ont été transférés vers Idlib, cinq ans d’expériences démocratiques mis en œuvre par leurs conseils locaux sont partis en fumée. Car une fois à Idlib, il leur est difficile de trouver du travail et un foyer, et ils ne peuvent plus poursuivre leur activisme politique.»

Pour Ammar Khaf, directeur du Centre de recherches stratégiques Omran, la dernière carte de l’opposition est de renforcer ces conseils locaux: «Ce sont les seuls corps représentatifs en Syrie aujourd’hui. Les études de terrain montrent une corrélation positive entre la participation aux conseils locaux et l’exclusion des groupes terroristes. Ils ont un rôle politique clair dans la représentation des citoyens et dans la limitation de l’influence des groupes armés», écrit-il sur le site d’Omran. Mais alors que Deraa est sous le feu de l’armée syrienne, que la Ghouta orientale risque à tout moment de subir le sort d’Alep Est et qu’Idlib est en proie à des déchirements internes, le sixième anniversaire du déclenchement de la révolution syrienne présage plutôt le début de la fin pour les initiatives démocratiques locales. Et ce dans le silence le plus assourdissant.

  • 1. Daté du 1er mars 2017, un rapport de l’ONU a qualifié ces bombardements indiscriminés de crimes de guerre.
  • 2. Libre Belgique, 13 février 2017.
  • 3. Sur les traces des hackers russes, par Mattia Pacella, La Cité, édition de février 2017.
  • 4. Il raconte la vie sous le siège de la Ghouta dans À l’est de Damas, au bout du monde, paru aux éditions Don Quichotte, co-écrit avec Nathalie Bontemps.
Article publié dans le magazine suisse La Cité en avril 2017.

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