Être journaliste syrien, témoin clé et cible claire
Trois semaines après la publication de cet article, le journaliste syrien Naji Jerf était abattu en pleine rue par l’Etat Islamique à Gaziantep, la veille de son départ pour la France. Il était membre actif du collectif « Raqqa is being slaughtered silently » et rédacteur en chef du magazine Hentah.
Sans les journalistes citoyens syriens prêts à mettre leur vie en danger pour informer, pas de récits sur la vie des Syriens piégés par les bombes du régime ou prisonniers de Daech. Plongée dans une vie professionnelle à hauts risques.
Un enfant joue avec ses frères dans les décombres d’Alep. Il ramasse une bombe à sous-munitions et la secoue en riant. Boum. Outre sa main gauche et deux doigts de sa main droite, il vient de perdre son âme. Plus tard, assis à la mosquée devant un livre tenu par le cheikh, il n’arrive pas à réciter l’alphabet comme les autres enfants. Sa mémoire flanche, son moral fait des loopings. Souvent, il pleure. À peine éclose, sa vie est déjà en ruine.
Ce destin tragique et tristement banal dans la Syrie en guerre d’aujourd’hui, le public européen l’a découvert lors du festival de documentaire de Copenhague où le court-métrage « Clustered » du journaliste syrien Hassan Kattan a été projeté pour la première fois.
Radios libres et magazines féminins syriens
Pour comprendre comment l’histoire d’un enfant syrien mutilé par une arme interdite dans 108 pays a pu être dévoilée en pleine capitale danoise, il faut se rendre à Gaziantep, au sud de la Turquie. Cette ville d’1,5 million d’habitants, située à 60 km de la frontière syrienne, est devenue le cœur de la production médiatique indépendante sur le conflit syrien.
Depuis août 2014, l’Incubateur des médias syriens, fondé par la Coopération française, y délivre aux citoyens-reporters syriens du matériel et des formations professionnelles pour exercer au mieux leur métier. Plus de 200 journalistes syriens y sont déjà passés. Parmi eux, Hassan Kattan, membre d’Aleppo Media Center.
« Il y a deux mois, nous avons offert une formation vidéo à onze journalistes. Puis on leur a donné un I-phone et ils sont retournés en Syrie pour tourner un film avec. À leur retour, nous avons édité et produit leur travail dans ces studios et, peu après, le film d’Hassan Kattan a été projeté au Danemark », explique à Middle East Eye Ahmed Deeb, photojournaliste palestinien et formateur audiovisuel au sein de l’incubateur.
Au même moment, des journalistes du réseau Abraj, qui regroupe six radios syriennes, suivent des cours de présentation de bulletins d’information dans la salle attenante. Formateur depuis un an et demi à l’Incubateur des médias syriens, Mohammad al-Hani constate le changement progressif de mentalité des citoyens-reporters : « Ils ont tous été formés sur le tas, pris par surprise par la guerre et décidés à en décrire la réalité. Ils ont donc besoin de se professionnaliser. Par exemple, nous venons de parler de l’importance de recouper ses sources avec les journalistes d’Abraj.
« De plus en plus, les journalistes citoyens désirent cette professionnalisation. Ils ne veulent plus exprimer un avis personnel, exercer un journalisme militant de premier degré. Certes, la plupart restent dans le militantisme, car ils sont issus de la révolution et défendent des valeurs de liberté, de diversité, de démocratie et de pluralisme. Mais ils veulent le faire avec des outils professionnels », estime ce journaliste tunisien.
Marwa Bakri, 23 ans, saisit parfaitement les enjeux de l’indépendance de l’information mis en avant au cours de la formation : « À Hara FM, nous avons des correspondants à Alep, dans le camp rebelle et dans celui contrôlé par le régime, à Idleb, à Damas et même à Raqqa. Nous pouvons donc parler de la vie sous le contrôle du régime, en donnant la voix à ceux qui se plaignent de certaines lacunes ou abus, sans être limités par la censure. Mais de l’autre côté, nous allons aussi à l’écoute des victimes des dérives des forces de l’opposition et nous n’hésitons pas à le dire. Nous donnons la voix aux citoyens qui subissent les effets de la guerre au quotidien, quel que soit leur camp », explique à MEE la jeune journaliste formée en Turquie, après avoir fui sa région natale de Qalamoun en proie aux bombardements du régime.
« L’arme est la voix de l’oppresseur »
Satisfaite de la formation reçue à l’incubateur, elle n’en reste pas moins réaliste : « Nous avons beaucoup appris sur la théorie. Le problème, c’est qu’il est dur de l’appliquer sur le terrain en Syrie. D’abord, nous souffrons d’un manque criant de moyens financiers. Mais surtout, il y a des bombardements en permanence. Être témoin oculaire est souvent trop dangereux, ce qui rend le travail de vérification difficile », soupire-t-elle.
Le danger du terrain, Reem al-Halabi en a payé le prix fort. En mai 2012, tandis qu’elle couvre une manifestation pacifique à Alep pour une chaîne de télévision étrangère, elle est blessée par balle, victime parmi tant d’autres de la répression violente du mouvement de contestation citoyen par le régime syrien. « L’arme est la voix de l’oppresseur », résume-t-elle aujourd’hui depuis le bureau de la radio Nasaem et du magazine Yasmine, dont elle est la fondatrice.
La particularité de Yasmine ? C’est un magazine féminin, chose inédite en Syrie. À l’origine, il y avait pour Reem l’envie de redonner la parole aux femmes, réduites au silence par la voix des armes : « Les femmes ont joué un rôle évident dans le mouvement pacifiste, surtout à Alep. Or quand les armes sont apparues, elles sont retournées s’asseoir à la maison. Il leur est devenu impossible de travailler. Je voulais leur redonner le courage de travailler, mettre la lumière sur leurs problèmes.
« Nous avons d’abord accueilli un programme dédié aux femmes dans la petite radio que nous avions lancée dans une zone sous contrôle rebelle à Alep fin 2012, en réponse à la coupure des communications par le régime. Puis peu après, nous avons lancé le premier numéro de Yasmine », se souvient-elle.
Trois ans plus tard, le magazine mensuel imprimé à Gaziantep est distribué à Alep, Idleb, dans certains camps de déplacés en Syrie et de réfugiés en Turquie. Radio Nasaem diffuse ses programmes seize heures par jour dans les mêmes régions. La professionnalisation est indéniable. Mais dans le même temps, les menaces qui pèsent sur les journalistes syriens se sont démultipliées.
Le 30 octobre, Ibrahim Abd al-Qader, cofondateur du réseau « Raqqa se fait massacrer en silence », et son ami Fares Hamadi, reporter pour le collectif de médias syriens « Un œil sur mon pays natal », ont été retrouvés égorgés dans un appartement de Şanlıurfa, à 150 km de Gaziantep. Leur mort, revendiquée par l’État Islamique (EI), marque un tournant pour les journalistes citoyens syriens : « C’est un message adressé à tous les journalistes qui travaillent à déconstruire la propagande diffusée par l’EI : ‘’on peut vous atteindre et vous détruire, où que vous soyez’’ », alerte Ahmed Deeb.
« À Gaziantep, certains journalistes ont reçu des menaces de mort de la part de l’EI, accompagnées de photographies de leur domicile, ajoute-t-il. Mais les membres de « Raqqa se fait massacrer en silence » que je connais ici m’ont dit qu’ils n’arrêteraient pas pour autant, car ils veulent montrer au monde entier la réalité sur l’EI. Les journalistes qui dénoncent le régime sont aussi menacés. Tous les journalistes syriens souffrent, car les groupes armés de tous bords ne respectent pas leur métier d’information. »
« La Syrie va devenir un trou noir »
Fin novembre, « Raqqa se fait massacrer en silence » a reçu le Prix international de la liberté de la presse du Comité pour la Protection des Journalistes, qui dénombre plus de 85 journalistes tués en Syrie depuis le début du conflit, dont 57 % par le régime de Bachar al-Assad.
Dans son discours de remerciement, Abdel Aziz al-Hamza, le porte-parole du réseau créé en avril 2014 par dix-sept militants de Raqqa, a résumé crument la position des journalistes syriens : « Nous sommes coincés entre deux forces agressives et brutales. La première est le régime criminel, obsédé par le pouvoir, qui affirme lutter contre le terrorisme en tuant ses enfants. La deuxième répand le mal et l’injustice et repeint notre nation en noir. Chacun nous considère comme des criminels car nous révélons leurs actions au monde. »
Depuis le meurtre des deux journalistes syriens à Şanlıurfa, Reem al-Halabi tient à garder son sang-froid : « Nous avons redoublé de précautions, mais sans non plus faire tomber nos journalistes dans la paranoïa. Reste qu’on aimerait qu’il y ait une sorte de protection internationale pour les journalistes qui travaillent sur la Syrie. Le journalisme est un métier dangereux en soi, mais en tant que Syriens, nous sommes doublement exposés », estime-t-elle, avant de mettre en garde :
« Sans la présence de journalistes syriens, la Syrie va devenir un trou noir où n’importe quel camp, que ce soit le régime syrien ou l’État islamique, pourra faire ce qu’il veut, sans le contrôle et la pression exercés aujourd’hui par la communauté internationale. »
Article publié dans Middle East Eye le 4 décembre 2015.
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