Espoir ténu au Kurdistan

A Diyarbakir, capitale du Kurdistan turc, le succès du parti autonomiste HDP en juin dernier a fait couler le sang. Alors que les urnes doivent à nouveau parler, l’espoir de paix est mince.

Il n’est que 8 heures du matin, mais le siège du Parti démocratique du peuple (HDP), à Diyarbakir, a déjà de faux airs de ruche. Ici, ce parti pro-kurde mais multiethnique est chez lui. En juin dernier, la capitale du Kurdistan turc lui a donné 78% de ses suffrages. On boit son premier thé, on reçoit ses premières visites et on file à ses premiers meetings, à la veille des élections législatives anticipées du 1 novembre, convoquées après l’échec du parti présidentiel AKP à obtenir une majorité au Parlement. Officiellement, le parti pro-kurde dirigé par le charismatique Selahattin Dermitas a annulé tous ses rassemblements de campagne. La double explosion qui a fait quatre morts et cent trente blessés pendant une réunion du HDP, la veille du scrutin du 7 juin où le parti a récolté 13% des voix au niveau national, résonne encore dans les mémoires.

Depuis, le HDP a été victime de plus de quatre cents attaques: une «campagne de lynchage» orchestrée par l’Etat selon M. Dermitas. Pas question pour autant de céder à la peur. Ziya Pir jette un œil à son programme du jour, serre quelques mains sous le regard bienveillant du portrait d’Abdullah Öcalan – le fondateur de la guérilla du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) –, au-dessus de celui, barré, du président Recep Tayyip Erdogan, et file à Bismil, à 50 kilomètres de la capitale kurde. Au volant de sa berline allemande, le nouveau député de Diyarbakir traverse des venelles de gecekondu («faits en une nuit»), ces foyers précaires construits sans permis pour accueillir les déplacés du conflit kurde qui a fait 40000 morts depuis 1984. Il se gare une heure plus tard au pied d’un centre social de Bismil, recouvert de banderoles du HDP et inondé par les cris d’enfants. Puis soudain, c’est le silence.

Une femme de Bismil pendant la campagne électorale du HDP - crédit photo: Emmanuel Haddad

Une femme de Bismil pendant la campagne électorale du HDP – crédit photo: Emmanuel Haddad

Doigts levés en signe de victoire, les habitants du quartier rendent hommage aux huit jeunes de la ville tués par la police turque le mois dernier. Depuis que le conflit entre l’Etat et le PKK a de nouveau éclaté, en juillet dernier, chaque village kurde du sud-est de l’Anatolie est en deuil. «Erdogan, assassin», crient les enfants après la minute de silence. La colère est palpable, surtout chez les jeunes, nés pendant la décennie meurtrière de 1990 et premières victimes de la répression policière actuelle. Ziya Pir s’avance devant la foule attentive et entame un long discours, tissant un fil d’Ariane entre le combat de son oncle Kemal Pir, mort pour défendre les droits des Kurdes en 1982, et la lutte actuelle du HDP pour la paix. 

Le HDP, un parti turc…
Eduqué en Allemagne, cet entrepreneur turc n’avait jamais mis les pieds à Diyarbakir avant d’y être élu député le 7 juin dernier. Un profil qui incarne l’ouverture souhaitée par le HDP: «Nous avons le projet d’être un parti turc, pas uniquement kurde. Sous l’étendard du HDP, il doit y avoir des gens originaires de partout en Turquie et émanant de différentes spécialités professionnelles», explique-t-il. Mais si le quadragénaire aux cheveux poivre et sel inspire, c’est avant tout parce que son nom fait écho à la résistance du peuple kurde: «En 1982, mon oncle Kemal, l’un des fondateurs du PKK, est mort d’une grève de la faim dans la prison de Diyarbakir. Quand les membre du HDP sont venus me proposer d’être candidat aux élections, ils m’ont dit qu’après le sacrifice de mon oncle pour les droits kurdes, ils voulaient à nouveau avoir un Pir à leurs côtés pour lutter pour la paix.»

La paix, c’est le préalable, le seul horizon possible pour une région en proie au sous-développement selon cet économiste: «Notre objectif, c’est de faire mieux que les 13% du 7 juin, car c’est le seul moyen d’empêcher l’AKP de poursuivre sa politique guerrière. Or, un cessez-le-feu est indispensable pour envisager tout développement au Kurdistan. Aujourd’hui, sur une population active de 700000 personnes à Diyarbakir, seuls 200 000 travaillent. La région ne survit aujourd’hui que grâce à l’agriculture.» Selon lui, la population kurde, première victime du conflit, se montre d’ailleurs décidée à y mettre un terme: «Si les civils ne s’étaient pas interposés entre les forces du gouvernement et le PKK ces dernières semaines, alors ce serait vraiment la guerre.»

…sur les traces du PKK
La berline traverse des champs d’aubergines et de citronniers et Ziya Pir débute un nouveau discours devant un parterre de vieux paysan moustachus accompagnés de leur marmaille. Une jeune fille l’interpelle: «Que va-t-il se passer si l’AKP ne remporte pas la majorité absolue le 1er novembre et décide d’organiser encore de nouvelles élections: ne serait-il pas temps de réclamer notre autonomie?» A l’instar du PKK, qui promeut l’autonomie des régions kurdes transfrontalières entre la Turquie, la Syrie et l’Iran, les habitants de Bismil sont sceptiques quant à l’avenir des Kurdes au sein d’une Turquie gouvernée par l’AKP.

A la nuit tombée, les enfants chantent des slogans en l’honneur d’«Apo» Abdullah Öcalan et beaucoup appellent leur nouveau député Kemal, le nom de cet oncle du PKK mort dans les geôles de Diyarbakir. Pour les Kurdes du Sud-Est de la Turquie, voter HDP et soutenir le PKK est tout sauf contradictoire: «Les sympathisants du PKK sont nos électeurs», résume Ziya Pir. Tous attendent le lendemain des élections avec un espoir teinté d’angoisse, pour savoir s’ils ont encore raison de croire à la loi des urnes dans un pays en pleine dérive autocratique.

Discours de Ziya Pir, Bismil - Crédit: Emmanuel Haddad

Discours de Ziya Pir, Bismil – Crédit: Emmanuel Haddad

Le retour des fantômes de la guerre

«Le terme qui résume le mieux notre état d’esprit avec la reprise de la violence, c’est le désespoir généralisé», assène le docteur Necdet Ipekyüz, président de la Fondation turque pour les droits de l’homme, robuste moustachu spécialiste du traumatisme. Le 21 mars 2013, le leader emprisonné du PKK Abdullah Öcalan avait déclaré à l’occasion du nouvel an kurde: «Une nouvelle ère se lève où la politique doit prévaloir, pas les armes.» Ce discours marquait le début d’un processus de paix durable entre l’Etat turc et le PKK. Peu à peu, le Sud-Est de l’Anatolie renaissait de ses cendres.

«Un vaste programme avait été lancé pour attirer des investisseurs dans la région», se souvient Sahismail Bedirhanoglu, à la tête de l’association des industriels et des commerçants du sud-est de la Turquie. «Il y a eu une évolution économique et sociale inégalée pendant ces trente mois. Mais depuis les élections du 7 juin, le climat de doute et de peur a tout plombé.» Depuis les violences de juin à Dyarbakir puis l’attentat de Suruç, en juillet, qui a coûté la vie à trente-trois militants des jeunesses socialistes venus reconstruire Kobané – symbole de la résistance des Kurdes de Syrie contre l’Etat islamique –, la violence s’est étendue comme une traînée de poudre à toute la région kurde du sudest de la Turquie.

Le 22 juillet, le PKK a tué deux policiers accusés de complicité avec les poseurs de bombe de Suruç et, deux jours plus tard, la Turquie bombardait les positions du parti kurde dans les montagnes du nord de l’Irak. L’une après l’autre, les
villes kurdes ont subi des couvre-feux et des sièges policiers; de nombreux civils ont été tués. Un retour aux années noires de la décennie 1990, quand treize provinces kurdes étaient régies par la loi de l’état d’urgence?

«Non, car cette fois les combats ont lieu dans les zones urbaines et les civils sont sur la ligne de front», précise Murad Akincilar, responsable de l’Institut de recherche politique et sociale de Diyarbakir (DISA). Mais surtout, c’est la situation régionale qui dicte les événements. Au nord de la Syrie, les victoires répétées du PYD kurde contre l’Etat islamique et son soutien par les Etats-Unis sont vécues comme une menace par le régime d’Erdogan. «La Turquie partage désormais 800 km de frontière avec une région gouvernée par des Kurdes qui ont une vision politique aux antipodes de son projet nationaliste et conservateur», souligne M. Akincilar. Dans le calcul du président turc et leader de l’AKP Recep Tayyip Erdogan, s’en prendre aux Kurdes de Turquie, c’est s’assurer le soutien des ultra-nationalistes turcs à la veille d’élections où son assise est plus que jamais menacée. M. Akincilar y voit le combat perdu d’avance d’une «bête blessée»: «Les Kurdes n’ont rien à perdre et sont prêts à mourir pour leur cause, tandis que les Turcs de l’ouest ne veulent pas suivre Erdogan dans cette guerre. Même les soldats ont voté à 60% pour le HDP le 7 juin dernier», souligne-t-il. 

Déterminés, les Kurdes de Turquie n’en sont pas moins à bout. «Les cas de traumatismes qui se concrétisent par de l’agressivité, de l’angoisse ou de la résignation sont si nombreux qu’il s’agit d’un phénomène social généralisé. Nous avons mis en place une équipe multidisciplinaire composée de juristes, de médecin, d’artistes et de journalistes pour gérer ce traumatisme social», explique Necdet Ipekyüz. Avec la reprise du conflit au Kurdistan turc, deux années de travail pour dépasser les fantômes de la guerre tombent à l’eau. Pour le Dr Ipekyüz, la violence qui risque de ressurgir chez les jeunes kurdes, comme le réveil d’un traumatisme, n’en sera que plus forte.

Reportage publié dans le journal suisse Le Courrier le 30 octobre 2015.

Réagissez, débattons :



Laisser un commentaire