Improvisation, son et liberté

Le festival international de musique expérimentale Irtijal vient de clore sa quinzième édition consécutive. Au Liban, la scène de l’improvisation libre carbure au système D, aux souvenirs de guerre et au brassage sonore. Reportage et rencontre avec quelques acteurs clés.

Dimanche 5 avril dernier, minuit. Mazen Kerbaj annonce la fin du Festival Irtijal devant une foule encore électrisée par la prestation des rockeurs canadiens Suuns. L’iconoclaste joueur de trompette tend son doigt vers l’affiche du festival international de musique expérimentale qu’il a cofondé: «Le 15 qui suit Irtijal, précise-t-il, signifie que l’édition 2015 est aussi la quinzième, ce qui en fait le festival ayant la plus grande longévité au pays du Cèdre!» Puis c’est le délire, Mazen termine à ­moitié nu, tandis que les derniers oiseaux de nuit beyrouthins s’ébattent au rythme d’un DJ electro du cru.

L’apothéose dans laquelle s’achève le Festival Irtijal («improvisation» en arabe) ressemble à ces moments de pure jouissance sonore qui surgissent parfois de la rencontre entre des musiciens d’improvisation libre. Ce qui rend les rend si ­intenses, c’est leur côté éphémère et incertain. Et le fait qu’ils soient entourés de longues phases d’expérimentation, aussi éloignées que possible des sentiers battus de la musique commerciale environnante.

Passer pour un ovni

Eloignés aussi, les premiers pas hésitants des musiciens d’improvisation libre au Liban, au sortir des années 1990. «A l’époque, il n’y avait qu’une seule boutique de musique alternative à Beyrouth: la CDthèque. En 2001, son gérant a réuni des artistes montants pour enregistrer une compilation, Beirut Incognito. J’ai enregistré ‘Songs for Evan part 3 & 5’. C’était le dernier ­morceau. Beaucoup de gens sont venus demander à changer leur disque, car ils pensaient que la dernière piste ne marchait pas. Je me suis fait ­insulter à d’innombrables reprises!», se souvient Mazen Kerbaj.

«Songs for Evan»… Tout est dans le titre. Le musicien libanais autodidacte rend hommage à l’un des piliers de la musique d’improvisation libre, Evan Parker. Lui aussi décrié à ses débuts, ce musicien britannique a développé la technique de la respiration circulaire et a inventé un ­nouveau langage musical abstrait, à partir d’un simple saxophone. Avec sa trompette, dont il aime transfigurer la voix à l’aide d’un tuyau en plastique, d’un ballon de baudruche ou d’une bille, Mazen cherche à créer des sons inédits, ­parfois inaudibles, souvent inouïs, dans la droite ligne de ses modèles européens.

Mais dans son pays, il passe pour un ovni: «Lors des premières éditions d’Irtijal, les gens ­venaient à la fin des concerts nous dire qu’on avait inventé une nouvelle musique. On devait leur expliquer que non, c’est un genre musical qui a déjà une longue histoire. Au fur et à mesure, on a donc tenu à inviter des pionniers comme Peter Brötzmann, pour expliquer et transmettre. Pour montrer, aussi, que notre démarche avait une ­légitimité, que ce n’était pas seulement deux ou trois excités qui faisaient du bruit!», se souvient-il.

Mazen Kerbaj et Raed Yassin, rencontre outre-son avec un duo suisse - crédit photo: Emmanuel Haddad

L’impact de Coltrane

Deux, puis trois. C’est à effectif réduit que la scène d’improvisation libre libanaise est née à la fin des années 1990. A la barre, Sharif Sehnaoui, l’autre cofondateur d’Irtijal. C’est lui qui plonge Mazen dans la passion du son, lui proposant de jouer de la trompette et lui envoyant des albums de free jazz depuis Paris, où il part parfaire sa formation musicale au sortir de la guerre civile libanaise (1975-1990). «Pendant la guerre, on n’avait pas accès à une large gamme musicale; on ­dépendait des goûts des rares disquaires restés ouverts. Je consommais tout ce qui me passait par la main, du hard rock au classique. Et puis un jour, chez mon frère, je sors un disque du bas de sa pile recouverte de poussière et je me prends une claque! C’étaitOlé, de John Coltrane.» Sortie en 1962, la pièce du saxophoniste afro-américain est empreinte de jazz modal et chacun des sept musiciens expérimente des sonorités nouvelles avec son instrument. «En découvrant le jazz, je me dis que je veux faire quelque chose de sérieux avec ma guitare. Je pars faire une école de jazz à Paris et j’assiste à tous les concerts de free jazz. Mais je sens dès le départ que ce genre ne reflète pas mon identité. Je commence alors à dériver vers quelque chose de plus ouvert, l’improvisation libre, où tu peux donner la forme et la couleur que tu veux à la musique.»

Au même moment, Mazen Kerbaj jouait de la trompette la nuit, «pendant que ma compagne dormait, seul, car personne ne voulait jouer avec moi. Jusqu’à ce qu’apparaisse Raed Yassin.» Le troisième. «Un jour, à la CDthèque, un vendeur me demande si je suis l’auteur du dernier morceau de Beirut Incognito. Je me dis que c’était ­reparti pour une cascade d’injures. Mais il m’a dit: ‘Je m’appelle Raed Yassin, je suis fou de free jazz et je veux jouer avec toi.’ J’ai tout de suite appelé Sharif pour lui dire qu’il y avait un troisième luron. Quand il est rentré de France en 2002, on a créé le groupe A Trio.»

(Dés)organisation

Il n’y a pas que la musique qui soit improvisée dans Irtijal. «Au Liban, tout était à faire au sortir des années 1990. La société civile commençait à peine à se reformer après une longue période pendant laquelle on n’était pas vraiment sûrs que la guerre fût vraiment terminée. Alors on a créé l’association MILL avec Mazen et, après sept mois d’attente pour obtenir les statuts, on a enfin pu lancer Irtijal en l’an 2000.»

Chaque année, le festival s’étoffe, se diversifie et s’organise. Il n’y a d’abord qu’une nationalité parmi les artistes étrangers invités: les Français Laurent Grappe, Frédéric Blondy et Alexandre Bellenger en 2001. Peu à peu, le festival met l’accent sur la rencontre entre les artistes locaux émergents et des professionnels expérimentés venant d’Autriche, de Suisse, du Japon, d’Allemagne ou des Etats-Unis. De plus en plus de musiciens libanais se tournent vers l’improvisation. L’édition 2006 est signalée par la présence d’Axel Dörner, pionnier allemand de l’improvisation libre. Trois mois plus tard, la guerre des 33 jours entre Israël et le Hezbollah replonge le Liban dans le chaos des bombes, des morts et des déplacés que le pays pensait avoir dépassé.

Mazen Kerbaj est né en 1975, l’année de l’entrée du ­Liban dans la guerre civile dont on commémore le quarantenaire ce 13 avril. Pour lui, la guerre n’a longtemps été qu’un synonyme d’école qui ferme pour cause de bombardement. Mais en juillet 2006, elle s’impose dans son quotidien d’adulte et sa vie d’artiste. Continuer de créer lui semble alors une évidence, malgré les bombes. Et avec elles. Un soir, sur son balcon, il joue de la trompette sur fond sonore de raid israélien. «Starry Night», le résultat diffusé sur YouTube, donne le tournis aux réseaux sociaux. Bédéiste, il publie aussi un dessin quotidien sur son blog, dont l’audience devient exponentielle. L’expérience prendra la forme de la bande dessinée Beyrouth, juillet-août 2006(Ed. L’Association).

«Comme des fruits exotiques»

Le travail du bédéiste et musicien connaît un soudain coup de projecteur à l’étranger. Paradoxe, l’artiste bouillonne: «Pendant la guerre, je disais à Sharif que j’étais en train de faire des choses qui ­allaient me rendre célèbre pour les ­mauvaises raisons. Mais je ne pouvais pas m’en empêcher. J’ai toujours été très critique sur la relation entre l’art et la guerre au Liban. C’est comme si, pour exister aux yeux de l’Occident, on devait forcément en parler dans notre travail. On est comme des fruits exotiques. J’avais déjà sorti dix albums, mais ma première BD publiée en France, c’est celle sur la guerre de 2006!», grommelle-t-il.

Le regard des Occidentaux sur les ­artistes libanais agace d’autres créateurs reconnus du pays du Cèdre. En 2009, ­l’architecte Bernard Khoury organise une exposition intitulée «Prisoner of War» au Beirut Art Center. Sur son site internet, le centre culturel présente le projet comme une tentative «de mettre en évidence l’incapacité [des artistes libanais contemporains] à agir et exister hors des thèmes de la guerre, de l’identité et de la mémoire», imposés par «le laboratoire occidental dirigé par les curators et les institutions», qui catégorise systématiquement l’artiste contemporain «en tant qu’arabe, oriental ou artiste régional».

Après avoir rencontré à de nombreuses reprises les artistes libanais de la scène d’improvisation libre, l’ethnologue suisse Thomas Burkhalter confirme toute l’ambiguïté de leur relation avec la guerre: «Pour beaucoup d’entre eux, travailler sur la guerre de 2006 allait contre leurs convictions. Pourtant, ils voulaient aussi en parler pour crier leur colère au monde. Quand tu vis dans un monde instable, tu ne peux pas toujours agir à 100% en adéquation avec tes idées», nuance-t-il.

Mazen préfère conclure avec ironie: «Quand je joue de la trompette, certains me disent qu’ils croient entendre des bruits d’hélicoptère et de tirs. Mais les mêmes sons venant d’Axel Döner, qui a passé sa vie en Allemagne, rappellent aux gens une séance chez le dentiste! Peut-être que les bruits de la guerre écoutés dans mon enfance me donnent plus envie d’acheterMachine Gun de Peter Brötzmann qu’un autre. Mais je laisserai la question à des psychologues. L’écoute de musiciens européens a forgé mon style, pas la guerre.»

Ziad Nawfal n’est pas psychologue. C’est sa vision de producteur musical et son oreille d’animateur radio qui le font halluciner sur l’après-2006: «C’est fascinant ce que cette guerre a fait à la production musicale libanaise. Mashrou Leila a commencé cette année-là, Youmna Saba aussi, Tarek Atoui… En même temps, d’un coup, il y a eu un regain d’intérêt à l’étranger pour les artistes indépendants libanais», dit le fondateur du label Ruptured et manager d’Irtijal depuis quelques années.

Revisiter les traditions

De son côté, le Festival Irtijal a continué ses expérimentations, en s’ouvrant peu à peu à différents styles musicaux: «Au début, on voulait faire un festival d’improvisation pure. Mais on s’est vite rendus compte qu’il était ridicule de monter un événement aussi spécifique au sein d’une scène musicale encore peu fournie. Désormais, l’idée d’Irtijal est de créer des ponts, d’inclure des artistes issus d’autres genres musicaux, qui expérimentent en leurs seins. L’Ensemble Asil, qui ouvre le festival, est l’exemple le plus abouti de redécouverte du maqam, la musique arabe traditionnelle, avec de l’improvisation», assure Sharif Sehnaoui.

Le 1er avril, les douze musiciens de l’Ensemble Asil, vêtus de blanc et assis en cercle, ont lancé le Festival Irtijal 2015. Après des lignes harmoniques de maqam classique, le qanûn (instrument à cordes pincées de la famille des cithares sur table) de Ghassan Sahhab a commencé à déconstruire le rythme et l’oud de Mustafa Said est parti dans des solos dissonants. La pièce a évolué entre improvisation et tradition, rappelant les années 1960 où les musiciens de jazz afro-américain s’attelaient peu à peu à revisiter le bebop.

Nourri au rock psychédélique

Rassembler divers genres musicaux sous le dénominateur commun de l’expérimentation a donné le la aux artistes ­locaux pour faire des pas de côté au sein de leurs propres styles. Jusqu’à les réinventer. Programmée deux jours de suite à Irtijal 2015, Youmna Saba a fait ses débuts dans la musique folk. Sa rencontre avec Fadi ­Tabbal, un musicien et ingénieur du son nourri au rock psychédélique, l’a transfigurée. «On a tout de suite été vers des ­arrangements non conventionnels. Et peu à peu, on a voulu déconstruire notre musique, en faisant des pièces plus longues et en intégrant des éléments ­sonores singuliers», explique Fadi. ­«J’aime le côté découverte permanente de l’improvisation, la rencontre avec d’autres artistes», ajoute Youmna, dont le dernier album, Njoum, est né d’une rencontre avec un compositeur polonais et une joueuse sud-coréenne de gayageum (cithare à douze cordes).

Pour Sharif, l’évolution des artistes ­locaux vers l’improvisation est l’une des ­valeurs ajoutées les plus enrichissantes du festival: «L’exemple d’Irtijal élargi leurs perspectives et leurs donne la possibilité de prendre des risques. Ils se disent que s’ils tentent un truc bizarre, aujourd’hui, ça ne semblera pas si bizarre que ça!»

Youmna Saba et Fadi Tabbal rencontrent Saadet Türköz - crédit: Emmanuel Haddad

Effusion sonore entre Suisse et Liban

L’affiche du Festival Irtijal 2015 représente un couteau suisse réduit en pièces. Clin d’œil à un objet qu’on peut utiliser de toutes les manières possibles et imaginables, comme le font les musiciens d’improvisation libre avec leur instrument. Hommage, aussi, à une édition aux couleurs helvètes, avec quinze artistes venus tout droit de Berne, Zurich, Genève ou Lausanne. La raison d’être de cet rencontre musicale n’a rien à voir avec l’image d’Epinal qui veut que le Liban soit la Suisse du Moyen-Orient.

Le transfuge entre les deux pays, c’est Paed Conca, clarinettiste tombé sous le charme après avoir joué lors de l’édition 2006 d’Irtijal. «Nous avons invité Mazen Kerbaj et Sharif ­Sehnaoui à se produire en Suisse à l’été 2006. Ils sont rentrés deux jours avant que la guerre ­n’éclate. La relation est tout à coup devenue chargée d’émotion. Après la guerre, nous avons multiplié les invitations d’un pays à l’autre. De ma rencontre avec Raed Yassin est né le projet Praed, qui a vite pris de l’ampleur1. Puis en 2010, après trois mois sur place pour une ­composition, j’ai décidé de rester», dit-il depuis le Beirut Art Center, où il s’apprête à improviser aux côtés des saxophonistes Christian Kobi et Hans Koch. Cette année, Paed Conca est responsable de la direction artistique d’Irtijal aux côtés de Sharif Sehnaoui. Sa sélection mélange des pionniers de l’improvisation libre suisse avec des artistes issus de la nouvelle génération. De leur rencontre avec les artistes locaux sont nées des effusions sonores tantôt planantes, tantôt déchaînées.

Deuxième naufrage du titanic

Les réverbérations de la guitare de Fadi ­Tabbal lovent l’auditoire du bar Onomatopeia dans un univers sonore cotonneux, avec de douces perturbations atmosphérique introduites par l’oud de Youmna Saba. Au-dessus de ces nuages, la voix de Saadet Türköz, chanteuse kazakho-turque établie en Suisse, ressemble à l’écho lointain de chants de batailles d’Asie centrale. Au bout de trente minutes, le son s’évapore comme un cumulus chassé par le soleil, ne laissant aucune trace, si ce n’est une larme au bord des yeux de Saadet, déjà nostalgique de la capsule sonore qu’elle a contribué à créer. Les auditeurs de l’aquarium, nom donné à la petite scène de l’Onomatopeia, quittent les lieux au compte-goutte pour se rendre vers le Beirut Art Center.

Là, un duo libanais rencontre un suisse pour la première fois. Mazen Kerbaj tient sa trompette, Raed Yassin est penché sur sa contrebasse, Jonas Kocher agrippe son accordéon tandis que Gaudenz Badrutt fixe son écran d’ordinateur. Raed lance un bruit de cale de navire qui grince avec sa contrebasse; un rythme sous-marin s’ébranle. Les bras de Jonas sont pris de secousses tandis qu’il presse son accordéon avec frénésie. Mazen répond par le son d’une bille qui tourne autour d’un gobelet, grâce au souffle de sa trompette. Gaudenz ­enrobe le tout d’un ronronnement lancinant de drone. Cinq minutes plus tard, le rythme accélère et on assiste en ­direct au naufrage du ­Titanic, pour la deuxième fois. «Au début, j’ai cru qu’ils allaient s’enfermer dans la facilité, avoue Sharif Sehnaoui pendant l’entracte. Puis ils ont rebondi. C’était surprenant!» Avec sa guitare électrique, il a ensuite ­répondu aux assauts de la batterie du Suisse ­Julian Sartorius et à la basse du Libanais Tony Elieh. Le Beirut Art Center s’est noyé dans un raz-de-marée de rock noise.

«L’improvisation libre, c’est comme un coup de foudre: il est rare que des artistes ­arrivent à créer un univers sonore dès la première rencontre et, parfois, chacun se cantonne à faire ce qu’il sait de son côté», explique Paed Conca à propos du jeu de pile ou face des rencontres d’improvisation. C’est là l’intérêt pour les spectateurs et les artistes: tout peut arriver. De l’édition 2015 d’Irtijal, on retient de rares et magnifiques coups de foudre et beaucoup de recherches sonores à poursuivre entre improvisateurs helvètes et libanais.

Paed Conca - Crédit: Emmanuel Haddad

Lire:

Thomas Burkhalter, Local Music Scenes and Globalization – ­Transnational Platforms in Beirut, Ed. Routledge, 2013. Résumé et infos sur http://beirut.norient.com

http://norient.com est le site de Thomas Burkhalter dédié à la musique.

Site du festival Irtijal: www.irtijal.org

Site du label Ruptured, de Ziad Nawfal: http://rupturedonline.com

Article publié samedi 18 avril dans le journal suisse indépendant Le Courrier.

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