Liban: debout contre la désolation

Dans l’histoire du Liban, Tripoli aurait pu égaler Beyrouth. Mais l’essor de cette capitale du nord a été brisé par la guerre civile libanaise dès 1975. Depuis 2011, le conflit en Syrie a rouvert de vieilles plaies et relancé l’autodestruction à l’oeuvre au sein de la deuxième ville du pays du Cèdre. Des combats ont longtemps opposé combattants alaouites du quartier de Jabal Mohsen, favorables au régime syrien, à ceux de Bab el-Tebbaneh, en majorité sunnites qui soutiennent l’insurrection contre Bachar el-Assad. Hoda et Rami, deux Tripolitains aux destins opposés, ainsi qu’Omar et Amer, deux exilés syriens, s’engagent au quotidien contre l’adversité pour ne pas se laisser happer par la spirale des violences et le désespoir qui règne, malgré la trêve récente des armes. À chacun ses engagements, son itinéraire dans les méandres de la désolation.

 

Hoda hisse le drapeau blanc
Le jour se lève sur fond de klaxons de vieilles Renault R12 et de Mercedes 200, de volutes de café et d’arôme de pain au sésame dans les rues de Tripoli, la capitale du nord du Liban qui compte un demi-million d’habitants. Le taxi s’éloigne du quartier aisé de Mina, où Hoda a embrassé son bout de chou de quatre ans, avant de se diriger vers la rue de Syrie, à l’autre bout de la ville. Peu à peu, les boutiques de mode succèdent aux garages couverts de suie, les affiches publicitaires des stylistes de mode aux portraits de jeunes hommes tombés au combat, qui recouvrent la peinture écaillée et les impacts de balles sur les murs. L’arôme sucré des orangers du centre de la ville s’estompe sous l’odeur entêtante de soufre qui émane des chars de l’armée et des carcasses de voitures désossées.

La rue de Syrie marque une ornière le plus souvent infranchissable, creusée par une inimitié politique et confessionnelle. D’un côté, Jabal Mohsen, la colline alaouite aux versants recouverts de portraits de Bachar el-Assad arborant ses lunettes de soleil, que ses habitants n’osent presque jamais dévaler. 35 000 personnes y vivent, dont 63 % avec moins de 4 dollars par jour. De l’autre, le labyrinthe de ruelles insalubres de Bab el-Tebbaneh, le quartier à majorité sunnite où flottent côte à côte étendards djihadistes et drapeaux à trois étoiles de la Syrie libre, l’opposition armée au régime de Damas. Près de 80 % de ses 60 000 habitants connaissent également l’extrême pauvreté. Depuis le début de l’insurrection syrienne en mars 2011, les combattants des deux quartiers, en conflit larvé depuis des décennies, ont importé les querelles du pays voisin, situé à une trentaine de kilomètres. Les combats alternent avec des trêves. À grands renforts de snipers ou de tirs de mortiers, les hostilités s’engagent sans prévenir, faisant de nombreuses victimes civiles tuées par des balles perdues.

Chaque matin, Hoda se rend dans un centre social situé sur la ligne de démarcation. Cette mère célibataire y supervise un programme de bourses universitaires délivrées à une centaine de jeunes issus des deux quartiers et financés par une organisation non gouvernementale. En contrepartie, ils doivent participer quatre heures par semaine, ensemble, à des activités artistiques et éducatives. Ce matin, le brouhaha est à la mesure de l’excitation des garçons et des filles réunis au dernier étage : pizzas et boissons sucrées accompagnent la présentation des activités de l’année à venir. Dotée d’un master en biochimie et passée par l’organisation Greenpeace, Hoda leur annonce non sans fierté le thème principal : l’écologie. Le chant des oiseaux et le tri sélectif emplissent soudain l’imaginaire de Mansour, Zakaria et les autres. Jusqu’ici, ceux-ci ont plutôt côtoyé le son des rafales de kalachnikov et les effluves des déchets flottant sur le fleuve Abou Ali, frontière naturelle entre leurs quartiers et le reste de la ville.

L’itinéraire personnel de ces jeunes gens semble compromis d’avance par la violence et l’exclusion. Modifier cette trajectoire inéluctable représente un défi en apparence insurmontable. Qu’importe, Hoda, trentenaire à la jeunesse parsemée d’épreuves, s’y est attelée. Un père emporté trop tôt par un cancer, un fiancé décédé dans un accident de voiture le jour de la remise de son diplôme, suivi d’un divorce prononcé au quatrième mois de sa grossesse… Malgré ses airs coquets et son sourire séduisant, ces expériences douloureuses l’ont endurcie à l’excès au point de gagner le surnom de “dame de fer” auprès de ses collègues de travail. “Certains me demandent si j’ai encore des sentiments. Cela me fait mal. J’ai simplement dû m’endurcir pour surmonter les deuils”, avoue-t-elle dans son bureau avec vue sur Jabal Mohsen.

Entre les barreaux de sa fenêtre, surgit une voiture qui descend la colline en trombe, klaxon bloqué. Hoda se jette sur son talkie-walkie. “C’est un homme blessé par balles que l’on transporte à l’hôpital”, l’informe le responsable de la sécurité. Deux minutes interminables s’écoulent, puis l’agent rappelle. “Fausse alerte… Il s’est électrocuté tout seul !”, soupire-t-elle. Avant d’ouvrir le centre social, Hoda a dû rencontrer les dignitaires religieux et les militaires présents sur place. Elle dispose à présent d’un réseau d’informateurs de confiance des deux côtés de la rue. L’accueil a parfois été glacial : “Au début, les services de renseignement de l’armée ne voulaient pas nous donner l’autorisation d’ouvrir. Ils n’imaginaient pas une seconde que les jeunes puissent cohabiter sans se battre.” Néanmoins, les blocages demeurent profonds. Une part infirme des élèves de Bab el-Tebbaneh (on parle de 1 %) atteint l’université, à peine plus à Jabal Mohsen, de l’ordre de 3 %. L’éducation se joue donc à domicile et, si possible, à guichets fermés : “Les enfants sont éduqués pour imiter leurs pères, mais aussi pour penser comme eux”, résume-t-elle. Autrement dit être disposés à prendre les armes, et ne pas le faire en période d’affrontements frôle la trahison.

Malgré ces vents contraires, Hoda tient bon. Les résultats de l’expérience pédagogique se font sentir. “Tu vois ce jeune-là ? Il a arrêté de combattre quelques mois après nous avoir rejoints”, dit-elle en désignant un rouquin costaud, venu photocopier un dossier de demande de bourse. “Lui, à chaque nouvel affrontement, il envoie des messages depuis Jabal Mohsen à son nouvel ami de Bab el-Tebbaneh pour savoir s’il va bien. L’un de ses meilleurs amis a été abattu par un sniper, mais il a compris que ce n’était pas sa guerre.” Malgré sa carapace, la travailleuse sociale ne peut s’empêcher d’envisager le fil de sa vie tranché par une balle perdue. “J’ai toujours la hantise de me trouver dans le viseur d’un sniper, ne plus jamais revoir mon fils. Même quand on est forte, la peur est toujours là.” Hoda a trouvé un moyen d’évacuer la pression : “Une fois par semaine, mon cours de zumba est le seul moment où j’oublie tout”, confie-t-elle en riant.

En dépit des risques auxquels elle s’expose, Hoda jamais ne se sent aussi vivante qu’au contact de ces destins en devenir qui persistent à s’épanouir entre les ruines des deux quartiers ennemis. “Je pourrais gagner un salaire plus confortable en travaillant à l’étranger, dans un poste moins exposé.” Elle se remémore les nombreuses fois où elle a dû quitter le centre social sous les balles ou à bord d’un char de l’armée… “C’est plus fort que moi, je me sens vivre quand je viens ici.” Quand l’armée libanaise a décrété la trêve en avril 2014, suivie d’un plan de sécurité, des jeunes des deux quartiers se sont mis à nettoyer la place jonchée de débris sous la fenêtre du bureau d’Hoda. En les regardant faire, elle sourit et se prend à espérer : “Maintenant que le calme est revenu, nous allons pouvoir installer un jardin potager.” Le jour de l’annonce de l’arrêt des hostilités, ses protégés se sont précipités à Jabal Mohsen avec le professeur de hip hop du centre social. Ensemble, ils ont partagé un narguilé en contemplant d’en haut Bab el-Tebbaneh, pour certains pour la première fois. Dans un premier temps, le cessez-le-feu a été accueilli avec méfiance. Puis la satisfaction de voir que les tirs avaient cessé l’a emporté. Les gens ont alors recommencé à marcher sans crainte le long de la rue de Syrie. Levant la tête sans la peur de se retrouver dans l’angle de visée d’un tireur, ils ont contemplé l’étendue des dégâts après les combats. Seul le linge récemment étendu sur les balcons n’était pas criblé d’impacts de balles. La rue a ensuite été repeinte aux couleurs du Courant du Futur, le parti sunnite qui tient les rênes de la ville. On a pu voir les ex-porteurs de fusils mitrailleurs armés de pinceaux, recouvrant de couches de bleu ciel et de blanc les murs gris des immeubles. Le portrait géant du leader sunnite Saad Hariri, chef du Courant du Futur et ex-Premier ministre, a été placardé partout accompagné de la légende Chebab min Tebbaneh : “Les jeunes de Tebbaneh”. Partout, l’affiche a fleuri sur les façades à l’exception de celle du centre social où Hoda, indignée, a refusé qu’elle soit apposée. “Ils repeignent les façades, mais l’intérieur demeure en ruines et les familles sans travail. C’est une opération de communication ! J’ai demandé une subvention pour pouvoir retaper l’intérieur des foyers les plus touchés par les combats. Ce sont les jeunes du centre qui travailleront. Et il y aura le même nombre de bénéficiaires issus des deux quartiers.”

Lire la suite du reportage dans le numéro 4 de la revue Gibraltar, sorti en février 2015.

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