En Grèce: le règne de la menace
Répression policière, censure des médias, suppression des droits sociaux et sanitaires… Les coupes budgétaires ont des effets secondaires pernicieux en Grèce, que les mouvements sociaux ne cessent de dénoncer.
C’est dans une zone industrielle située en périphérie d’Athènes que sont traités les déchets recyclables soigneusement triés par les habitants de la capitale grecque. Loin des regards de ces derniers, l’entreprise General Recycling S.A., propriété de Dimitrios Lazopoulos, opère un management de la peur auprès de ses cent cinquante employés. Depuis deux mois, aucun d’entre eux n’a reçu son salaire de 553 euros mensuel. En ce matin de fin décembre, Javied Aslam, président du Syndicat des travailleurs migrants, accompagne vingt-neuf d’entre eux, tous Pakistanais, dans leur mouvement de grève débuté le 9 décembre. Pas question de retourner travailler avant d’être payés et d’avoir obtenu de meilleures conditions de travail. «Deux personnes sont mortes l’an dernier, à cause du manque de matériel de protection », rappelle M. Aslam, en garant sa voiture à l’entrée de l’entrepôt.
Soudain, le parfum des fêtes de fin d’année est recouvert par une odeur insoutenable de poubelles. Les travailleurs grévistes pénètrent dans l’usine et entonnent avec entrain des slogans dénonçant le non-respect de leurs droits, sous l’oeil alarmé du responsable, l’oreille vissée à son téléphone. Autour, la machine continue de tourner. Beaucoup d’employés n’osent pas quitter leur poste, à l’instar de Mahmoud, 38 ans: «Je n’ai pas été payé depuis huit mois. Mais ma famille est au Pakistan, je ne peux pas risquer de tout perdre.»
Des «droits rétrogradés»
Vingt minutes après le début de la protestation, un car de la police, prévenue par la direction, se faufile entre les amas de détritus. Le chef de la police ordonne à Javied de décamper et menace de l’incarcérer. Finalement, le mouvement se termine sans heurts. Sur le départ, les grévistes sont rejoints par le manager: «Il nous demande de ne pas revenir demain, en échange d’un «petit quelque chose, explique Javied Aslam. Je lui ai dit que nous reviendrons tous les jours, jusqu’à être payés». Combatif, le leader syndical n’en est pas moins réaliste: «L’an dernier, cinquante-neuf travailleurs ont fait grève pour les mêmes raisons. Ils attendent toujours.»
Car depuis 2010, la politique d’austérité menée en Grèce a été accompagnée d’une mise en coupe réglée du droit syndical, ainsi que de nombreux droits économiques et sociaux. Des «droits rétrogradés», selon le titre du rapport publié en décembre par la Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH), qui affirme que «les conséquences négatives de certaines politiques et mesures prises en réponse à la crise pour les droits fondamentaux et la société dans son ensemble ont été sous-estimées ou jugées comme d’inévitables – et donc acceptables – dommages collatéraux». Parmi ces droits, le rapport cite «la réduction de la protection des travailleurs, des conditions de travail sûres et saines et des négociations collectives, mais aussi les coupes sévères dans les services publics, la sécurité sociale et des réformes fiscales régressives, qui ont aggravé la pauvreté et l’exclusion.»
Le travail ou la prison
Malgré les grèves générales multipliées par les Grecs pour dire leur refus des réformes d’austérité imposées par le Mémorandum, signé en mai 2010 entre le gouvernement grec et la Troïka (FMI, Banque centrale européenne et UE), la contestation a peu à peu été étouffée par la répression. Chercheuse à l’Institut Nikos Poulantzas, le think tank de Syriza, Theodora Kotsaka rappelle que, pour mettre un terme à une grève des chauffeurs de métro en janvier 2013, l’Etat a fait appel à une loi d’urgence réservée aux périodes de guerre, de catastrophe naturelle ou de menace sur la santé publique: «La police a été les chercher chez eux en leur donnant le choix: le travail ou la prison. La grève a cessé le lendemain. Deux ans après, ils sont toujours soumis à la menace de cette peine de cinq ans de prison! », s’insurge-t-elle.
L’espoir Syriza
Dans un pays passé de la 31e à la 99e place du classement mondial de la liberté de la presse entre 2008 et 2014, difficile de critiquer ces mesures! Outre la fermeture de la chaîne radiotélévisée publique ERT en juin 2013, le rapport de la FIDH énumère les cas de journalistes licenciés, voire menacés dans leur intégrité physique, pour avoir dénoncé la corruption ou critiqué les liens entre la police et le parti d’extrême droite Aube Dorée.
Mais l’incendie social n’a pas été complètement éteint et, avec la montée en force du parti de gauche Syriza, il prend une nouvelle tournure.
Depuis septembre 2013, les cinq cent nonante-cinq femmes de ménage du ministère de l’Economie, dont les postes devaient être privatisés, avec un salaire passant de 300-650 euros à 200 euros mensuels, n’ont pas décampé la porte de leur ancien employeur, où elles multiplient des actes de résistance pleins d’humour et de créativité. A leurs côtés, les surveillants d’école, victimes parmi d’autres du plan de suppression de quinze mille postes de la fonction publique. Dormant deux nuits par semaine dans la tente plantée devant la porte du ministère, Thanassos, 44 ans, joue son va-tout: «Je vis avec 360 euros par mois depuis mon licenciement il y a huit mois. Mes droits s’achèvent dans deux mois, mais d’ici là, Syriza aura peut-être été élu et nos emplois recréés! », s’accroche le célibataire aux yeux cernés.
Syriza, le risque ou l’impasse
«Pas d’élections. Les touristes vont partir, le pays va brûler, Godzilla va tous nous tuer. Pas d’élections. Nous sommes bien comme ça», chante Thanasis Rallis. Ses paroles satiriques déforment peine la rhétorique de la véhiculée par le pouvoir en Grèce, l’évocation d’élections législatives anticipées où le parti d’opposition Syriza donné gagnant de 3,4 points par l’Institut de sondage Rass, lors d’une étude d’opinion réalisée le 21 décembre. Le 23 décembre, le deuxième tour des élections présidentielles grecques s’est soldé sur un nouvel échec de la coalition au pouvoir (l’alliance entre le parti conservateur Nouvelle Démocratie et le parti socialiste Pasok) à imposer son candidat, l’ex-commissaire européen de l’environnement, Stavros Dimas. Cent soixante-huit députés ont levé le bras en sa faveur, loin des deux cents voix escomptées. Le 29 janvier, cent quatre-vingts votes doivent être réunis pour élire le candidat du pouvoir, sous peine de devoir organiser des élections législatives anticipées, entre fin janvier et début février.
«Il y aurait une nouvelle crise qui pourrait facilement contaminer l’Europe », a averti Antonis Samaras, premier ministre sur la sellette. La Commission européenne a fait part de son soutien au gouvernement en place: «Je suppose que les Grecs – qui ont déjà une vie difficile – savent très bien ce qu’un mauvais choix pourrait entraîner pour la Grèce et pour la zone euro», a proféré son président, Jean-Claude Juncker. Comment réagissent les Grecs face à ces menaces à peine voilées? «Nous sommes habitués! En 2012 déjà, les décideurs européens sont venus apporter leur soutien à la campagne de peur menée par Nouvelle Démocratie. Avec Syriza, il serait impossible de tirer de l’argent dans les distributeurs, les supermarchés seraient vides, etc.», souligne la chercheuse Theodora Kotsaka, avant de nuancer: «Cette rhétorique ne prend pas chez les jeunes: ils ne craignent pas de prendre des risques pour vivre enfin dans la dignité. Chez les personnes âgées, c’est autre chose: ils préfèrent vivre leurs dernières années en paix, même s’ils ont vu leur retraite rognée de moitié.»
Le problème est que la mise en scène de la peur à des fins électoralistes a déjà fait des victimes réelles en Grèce. La semaine précédant les élections législatives de mai 2012, les Grecs découvrent en allumant leur télé que ce ne sont pas les coupes budgétaires ou la baisse de leur retraite qui les menacent, mais la présence de travailleuses du sexe étrangères porteuses du virus du sida. Cent vingt jeunes femmes, supposées porteuses de la maladie, sont emprisonnées devant les caméras. Douze sont séropositives; leurs visages sont affichés à la «une» des journaux et diffusés sur toutes les chaînes, faisant planer la peur.
«A l’époque, il était difficile de donner une image de ce que pouvaient être les conséquences de la faillite de la Grèce. Personnifier cette menace était un moyen de l’incarner. La peur devait avoir un visage et ils ont trouvé le meilleur possible: les femmes montrées du doigt sont victimes de trafic humain, certaines sont mineures, toutes sont accrocs à la drogue, ce qui les empêchent souvent de se défendre », explique Zoé Mavroudi, réalisatrice du documentaire Ruins – Chronicle of an HIV witch-hunt (Ruines – chronique d’une chasse aux sorcières séropositives).
«Il y a eu de nombreuses violations juridiques dans l’opération. Nous avons porté plainte contre les médecins et les policiers au nom de quinze femmes victimes de cette rafle policière, mais le procureur l’a rejetée en octobre. Nous attendons encore la réponse de la Cour européenne des droits de l’homme», raconte Konstantinos Farmakidis, avocat membre du Groupe des avocats bénévoles pour le droit des migrants et des réfugiés. En attendant, le documentaire détaille des familles détruites par une campagne médiatique traumatisante. Et les effets se font encore sentir: «Une des femmes humiliées en public simplement parce qu’elle était malade s’est suicidée il y a quelques jours. Et les protagonistes du scandale sont des membres de l’actuel gouvernement », précise Dimitris Dalakoglou, maître de conférence à l’université de Sussex.
«Alors qu’avant, il fallait créer un visage pour incarner la menace, aujourd’hui, l’ennemi a un visage, c’est celui d’Alexis Tsipras et de son parti», ajoute Zoe Mavroudi. Alors que Syriza est accusé de tous les maux par l’actuel gouvernement, le pire est qu’au sein même du parti, le manque de maturité est assumé, autant que les divisions internes: «A Syriza, il y a un conflit permanent entre une minorité radicale et une majorité plus social-démocrate. Quand nous serons élus, le conflit va être libéré au grand jour», prévient Thanasis Kourkoulas, responsable des droits de l’homme au sein du parti. Malgré la menace et l’incertitude, les Grecs semblent décidés à tenter leur chance : «A force de mesures néolibérales cruelles et liberticides, ils ont poussé la société grecque à prendre un risque collectif. Il n’y a pas de route sûre. Syriza est un jeune parti, qui évolue dans un environnement hostile. Mais l’autre route, soit poursuivre la politique d’austérité, est un suicide», conclut Theodora Kotsaka.
Pour aller plus loin :
- Le documentaire Ruins – Chronicle of an HIV witch-hunt, de Zoe Mavroudi,
Article publié dans Le Courrier le 27 janvier 2014.
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