Tripoli piégée par le conflit syrien

La capitale du nord du pays est exsangue après quatre jours d’affrontements entre l’armée et des combattants djihadistes. Des habitants en colère dans les ruines. Reportage.

Batroun, avant-dernier barrage de l’armée avant de pénétrer dans Tripoli, la deuxième ville du Liban, située à une trentaine de kilomètres de la Syrie. Contrôle d’identité. Quatre Syriens assis dans le minibus sont renvoyés vers Beyrouth. «Ne fais pas le malin, repars d’où tu viens!», crie un soldat libanais nerveux à l’adresse d’un des travailleurs journaliers, arme au poing.

Pendant quatre jours en fin de semaine dernière, la région du nord du Liban a été le théâtre d’affrontements d’une brutalité inédite entre l’armée et des groupes de combattants djihadistes. Le bilan des violences est incertain, le quotidien «Daily Star» parlant de 42 morts, dont 23 combattants, 11 soldats et 8 civils, tandis que l’AFP s’arrête à 16 morts dont 11 soldats. Les combats ont cessé depuis lundi et plus de 160 suspects ont été arrêtés. Mais la tension reste palpable et les réfugiés syriens, boucs émissaires du pays du Cèdre, en sont les premières cibles. Le minibus repart sans Syriens et passe devant une affiche géante de l’armée libanaise légendée: «Et l’armée a repoussé les terroristes.»

C’est l’arrestation d’Ahmad Salim Mikati, membre présumé de l’Etat islamique, qui a déclenché les hostilités vendredi dernier. Des soldats libanais ont été pris pour cible à Tripoli et dans plusieurs localités du nord du Liban. Au même moment, l’Etat islamique et le Front al-Nosra, qui retiennent 27 soldats libanais en otage dans les montagnes de l’Anti-Liban depuis plus de deux mois, menaçaient de les exécuter un par un si l’armée ne desserrait pas son étau autour de la région.

Sunnites en colère
En pénétrant dans la ville de 500000 habitants, on a du mal à imaginer que les quatre journées précédentes aient été rythmées par des échanges de tirs dans le vieux souk (marché) du centre-ville et par le pilonnage en règle du quartier Bab el-Tebbaneh par des chars de l’armée. Fidèles à eux-mêmes, les Tripolitains ont rouvert leurs étals dès l’annonce du cessez-le-feu et la vie a repris son cours. Enfin presque. Le souk est parsemé de voitures calcinées et de stores métalliques torsadés par le souffle d’une explosion de mortier. Des hommes en guenilles sillonnent ses ruelles labyrinthiques avec un camion remorque pour nettoyer les dégâts: «La municipalité nous paie 30000 livres à la journée (18 francs, ndlr); il y en a pour plusieurs jours de boulot», explique l’un d’eux.

Poussière de vie dans le souk de Tripoli. Crédit photo: Emmanuel Haddad

Poussière de vie dans le souk de Tripoli. Crédit photo: Emmanuel Haddad

Tripoli est la chambre d’écho libanaise du conflit syrien. Depuis mars 2011, le quartier populaire sunnite Bab el-Tebbaneh a pris fait et cause pour l’insurrection syrienne, tandis que les habitants alaouites de Jabal Mohsen défendent le régime de Bachar al-Assad. Mais depuis l’instauration d’un plan de sécurité dans la ville en avril dernier, la guerre entre les deux quartiers ennemis s’est muée en un conflit larvé entre les combattants du quartier sunnite et l’armée libanaise. La radicalisation de ces groupes armés tient avant tout à la perte de leur soutien politique modéré, précise Marie Kortam, sociologue spécialiste de Tripoli: «Le parti sunnite du Courant du Futur finançait les combattants de Bab el-Tebbaneh pour lutter contre l’expansion chiite dans la région. Mais quand l’Arabie saoudite s’est ralliée à la «guerre contre le terrorisme» menée par le régime syrien et son allié libanais, le Hezbollah, il a soudain cessé de les protéger. Les combattants qui n’ont pas été arrêtés se sont donc sentis trahis et ont trouvé une alternative auprès du Front al-Nosra», avance la chercheuse de l’Institut français du Proche-Orient (IFPO).

Désormais, les bandes armées de Tripoli font partie de ces «sunnites en colère» attirés par les groupes djihadistes, que le chercheur au CNRS François Burgat décrit sur le site Orient XXI: «Leurs adversaires sont multiples: en priorité les puissances occidentales projetées dans la région, mais également les communautés chiites, surtout quand elles sont impliquées dans la gestion des Etats, comme en Iran, en Irak et au Liban.»

L’armée de Syrie
Dans le quartier en bord de mer d’el-Mina, une école publique héberge des dizaines de familles de Bab el-Tebbaneh qui ont fui les combats. «Qu’est-ce que tu détestes?», demande le docteur Maha, psychologue venu travailler auprès des enfants. «L’armée, parce qu’ils ont tiré sur ma maison», répond une fillette de 8 ans, devant les visages médusés de deux gendarmes. «J’ai demandé aux gendarmes de venir pour briser le mur qui s’est érigé entre les habitants de Bab el-Tebbaneh et les hommes en tenue », dit le docteur Maha, membre d’un centre de soutien psychosocial ouvert par l’ ONG Union des organisations syriennes de secours médicaux (UOSSM). Abed, gendarme tripolitain, n’en revient pas: «Ils nous appellent «l’armée de Syrie », car ils entendent chez eux que l’armée libanaise est alliée au régime syrien contre les sunnites du Liban», dit-il, l’oeil triste.

Mustafa, le jour d'après. crédit photo: Emmanuel Haddad

Mustafa, le jour d’après. crédit photo: Emmanuel Haddad

Bab el-Tebbaneh, une ruelle jonchée de poulets morts, de miettes de voitures calcinées et de gravats. Moustafa regarde d’un air abasourdi la fenêtre de sa chambre, percée par des tirs de char. «Les combattants s’étaient déjà enfuis du quartier quand l’armée a commencé à bombarder!», assure-t-il. Dimanche à l’aurore, il était dans son lit quand un tir a fait tomber un morceau du mur sur le bras de sa femme, désormais en écharpe. Les cadavres de poulets, hier bien vivants, étaient son seul gagne-pain. Il attend désormais que la Haute Commission de l’aide humanitaire, organe du gouvernement libanais, finance la restauration de son appartement en ruines.

Article publié sur Le Courrier et La Liberté le 30 octobre 2014.

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