Beyrouth trace sa ligne de vie

Transformer la « ligne verte », l’ex-ligne de démarcation de Beyrouth, en un espace de réconciliation, tout en faisant cohabiter deux et quatre roues sur l’axe de circulation central d’une ville abonnée aux embouteillages ? Un réaménagement urbain osé, qui provoque l’espoir de certains et le scepticisme d’autres. Focus sur la future Liaison Douce.

« Les fenêtres donnant sur la rue de Damas étaient cimentées et tous ses habitants avaient quitté leur maison. Seuls les arbres continuaient à y vivre pendant la guerre ». Ibrahim Sidani a vécu à deux pas de la « ligne verte » avant, pendant et après les quinze années de la guerre civile qui a déchiré le Liban entre 1975 et 1990, laissant derrière elle 150 000 morts selon les sources officielles et plus de 17 000 disparus. A entendre l’homme témoin de ces années de guerre civile, qui écrit aujourd’hui l’histoire de son quartier de Ras el Nabaa, le surnom de « ligne verte » donné à l’ex-ligne de démarcation entre Beyrouth-Est et Beyrouth-Ouest lui allait comme un gant : pendant que les snipers faisaient régner la mort de part et d’autre de la rue de Damas, la verdure, elle, pouvait s’épanouir dans l’indifférence générale.

Vingt-trois ans plus tard, les arbres ont été rasés et remplacés par une forêt de tours et d’immeubles longeant la rue de Damas, troublée çà et là par des immeubles encore criblés de balles et des check points de l’armée. Au règne des tireurs embusqués s’est substitué celui des blocages circulatoires… Et psychologiques. L’ex-ligne de démarcation a repris sa fonction d’avant-guerre, celle d’un axe de circulation souvent congestionné entre le centre-ville de la capitale libanaise et sa banlieue sud. Quant aux habitants des quartiers limitrophes, ils considèrent désormais la rue de Damas comme la limite de leur zone de fréquentation sociale et la traversent rarement pour se rendre chez l’autre, qu’il soit chrétien pour les musulmans de Ras el Nabaa ou de Bachoura, résidant à l’ouest de la rue, ou musulman pour les chrétiens de Badaro et de Monnot, situés à l’est.

La mairie de Beyrouth s’est lancée dans l’ambitieux projet de débloquer à la fois le trafic et les traumatismes qui perdurent autour de la rue de Damas. Liaison Douce, c’est ainsi qu’est nommé le projet d’aménagement qui vise à y créer le futur « poumon vert » de Beyrouth, afin de répondre au manque criant d’espaces verts dans la ville et de proposer des moyens de mobilité alternatifs à la voiture. Cette transformation urbaine doit aussi agir comme un outil de réconciliation, en favorisant l’émergence d’espaces de rencontre et de mémoire le long de l’ancienne ligne de démarcation. L’objectif affiché est que les communautés chrétienne et musulmane viennent s’y mêler dans des lieux dédiés aux loisirs et à la culture et, pourquoi pas, à la réconciliation. La transformation de cet axe, reliant le centre-ville au parc du Bois des Pins, le plus grand espace vert de la ville, se veut aussi la vitrine d’un développement urbain durable, soutenu par l’équipe municipale en place depuis 2010 : « je suis architecte depuis trente ans. Beaucoup de membres de la nouvelle équipe élue à Beyrouth viennent du privé », affirme Nadim Abourizk, vice-président du conseil municipal. « Dès notre arrivée, nous avons mis en place un comité de planification urbaine réunissant des membres de Solidere (Ndlr : Société libanaise pour le développement et la reconstruction, fondée par l’ex-Premier ministre Rafic Hariri et chargée de la reconstruction du centre-ville de Beyrouth), des universitaires, des experts de la région Île-de-France et de nos villes partenaires du monde entier ».

La vitrine d’une Beyrouth durable
Depuis le bureau du cabinet d’architecte SKP Consultants où il officie, Nadim Abourizk revient sur les grands projets urbains lancés par la mairie : « au sein de ce comité, nous avons débattu des défis urbanistiques qui s’imposaient à Beyrouth et décidé de les relever. Outre le développement des quartiers marginalisés et la création d’un Observatoire urbain, nous avons misé sur le développement de moyens de transport alternatifs à la voiture et sur l’essor des espaces verts. Pour sensibiliser les habitants de Beyrouth autour de ces questions, nous avons voulu mettre en place un projet pilote, et l’idée de Liaison Douce est née », explique-t-il. Un projet confié à la Région Île-de-France, qui se charge de la maîtrise d’ouvrage, en partenariat avec le bureau CGLU-BTVL (Cités et gouvernements locaux unis-Bureau technique des villes libanaises).

Eric Bouvard, représentant de la région Île-de-France depuis quatre ans à Beyrouth, explique pourquoi cette ville n’avait d’autre choix que de faire appel à un opérateur extérieur : « au début des années 1990, la collaboration entre la Région et Beyrouth tenait plus de la solidarité, lorsque nous avons reconstruit le parc du Bois des Pins par exemple, l’une des extrémités de la future Liaison Douce. A l’époque, la ville pansait ses plaies ; le premier conseil municipal n’a eu lieu qu’en 1996, les premières élections municipales en 1998. Puis la collaboration s’est approfondie, jusqu’à ce qu’en 2008, Beyrouth fasse appel à nous pour développer la mobilité douce et les espaces verts. Or, encore aujourd’hui, la municipalité manque de moyens. Il n’y a par exemple aucun service municipal de transport public ; c’est le ministère des Transports qui fait office de grand opérateur, mais lui-même a un budget trop serré. Quant aux services d’urbanisme ou d’espaces verts, ils existent, mais le manque de formation limite leur marge de manoeuvre ». Dès 2008, la Région Île-de-France envoie donc des experts à Beyrouth pour réaliser trois études de planification urbaine, sur les déplacements doux, les espaces verts et le schéma lumière de la capitale libanaise.

Un projet freiné par une mairie bicéphale
Le montage du projet de Liaison Douce est alors réalisé, ainsi que l’écriture des termes de référence. S’en suit en 2010 l’appel d’offres pour réaliser l’étude du projet, remporté par le cabinet Urbi de l’architecte libanais Habib Debs. Les résultats de l’étude doivent être validés au sein d’un comité technique composé des représentants des services d’urbanisme et d’espaces verts de la mairie. « Un moyen, aussi, de les former », assure Eric Bouvard. Or ce comité n’est mis en place qu’au début de l’année 2012, ce qui entraîne un retard conséquent sur l’agenda initial du projet. La phase d’étude, financée par la région Île-de-France, ne s’achève qu’à la fin du mois d’octobre 2013, plus d’un an après le délai imparti. Pourquoi un tel retard ? Depuis son cabinet situé dans le quartier d’Achrafieh, à l’est de la rue de Damas, Habib Debs revient sur les blocages rencontrés : « j’ai cru plusieurs fois que le projet allait finir mort-né. Beaucoup de décisions ont été retardées par des débats avec les ingénieurs de la mairie. Par exemple, nous avons proposé de faire de la rue de Damas une rue à sens unique avec une bande de roulement de 3,5 mètres, ce qui aurait permis d’élargir le trottoir à 7,8 mètres pour y instaurer les activités ludiques et récréatives qui font défaut dans le quartier. Après d’intenses négociations, nous avons dû faire marche arrière. La chaussée restera à double sens et fera 6,5 mètres de large ».

Crédit photo: Emmanuel Haddad

Crédit photo: Emmanuel Haddad

En cause, justifie Nadim Abourizk, la mentalité des Beyrouthins qu’il ne faudrait pas trop brusquer : « j’étais personnellement favorable à une route à sens unique, car le problème n’était pas logistique ; l’étude a bien montré que le trafic pouvait être redirigé vers les rues adjacentes. Le problème est que les Beyrouthins ne sont pas prêts à lâcher leur voiture comme ça. Il ne faut pas imposer un projet urbain, car il doit avant tout être voulu par les habitants… Mieux vaut procéder par étapes », assure le vice-président du conseil municipal. Mais si l’étude a pris tant de retard, c’est avant tout en raison des désaccords entre le conseil municipal et le Mohafez, « un haut fonctionnaire rattaché au ministère de l’Intérieur et qui détient le pouvoir exécutif au niveau municipal, faute de décentralisation », précise Eric Bouvard. « Depuis dix ans, le Mohafez du Liban-Nord est temporairement à la tête du Mohafazat de Beyrouth. Cette situation est intolérable. Il a retardé la mise en oeuvre des décisions prises au conseil municipal sur le projet, voire essayé de le stopper à plusieurs reprises. Nous espérons qu’un Mohafez permanent sera vite nommé pour la ville de Beyrouth », soupire Nadim Abourizk. S’il dit comprendre le manque de confiance des Beyrouthins envers les autorités municipales en raison de ce conflit interne, il affirme que son équipe travaille « de manière professionnelle et transparente pour leur prouver qu’ils ont tort ».

Reste que le scepticisme des riverains de la future Liaison Douce tient aussi à d’autres raisons, comme l’explique Ibrahim Sidani, par ailleurs président de l’association des résidents de Ras el Nabaa : « il y a un proverbe au Liban qui dit : “peut-être que demain tu ne seras plus là, alors prends l’argent et tire-toi.” Peut-être qu’ils vont planter de l’herbe rue de de Damas et que l’an prochain, il n’y aura plus d’argent pour l’entretenir. L’herbe va jaunir, et qui voudra encore s’y rendre ? Prenez les dix dernières années. En 2005, le Premier ministre Rafic Hariri a été assassiné. En mai 2008, les affrontements entre le Hezbollah et les forces pro-gouvernementales ont fait plus de 80 morts à Beyrouth. Depuis deux ans, ce sont les répercussions de la crise syrienne qui nous poussent au bord du précipice. A chaque fois, une nouvelle crise vient effacer la précédente et empêche tout projet à long terme ». En attendant, Habib Debs, ayant parachevé la phase d’étude, se projette : « l’approche va bien au-delà d’un simple plan de voirie recherchant uniquement “l’embellissement” d’un axe majeur de la ville. Elle pose la première étape d’une véritable stratégie de reconquête urbaine, celle d’un espace public désirable, maîtrisé, répondant aux attentes quant à son aménagement et aux usages auxquels il se prête », explique l’architecte, en déroulant le plan de la future Liaison Douce sur son bureau.

On y voit une chaussée sensiblement réduite pour laisser la place à une piste cyclable qui partira du parc du Bois des Pins et descendra jusqu’au centre-ville de Beyrouth où, déjà, Solidere a lancé la mode du deux-roues. Une bénédiction pour les rares piétons, souvent obligés de marcher le long de la route, car les voitures se garent impunément sur les trottoirs. L’ex-ligne verte va devenir une « trame verte » en se faisant « l’extension du Bois des Pins » dans la ville, grâce à la mise en valeur et à l’articulation des nombreux espaces verts qui bordent la voie, des campus de l’université Saint-Joseph aux cimetières, en passant par les jardins publics et privés. Le manque d’espaces verts, c’est la principale critique des habitants des quartiers longeant la rue de Damas, d’après l’enquête sociale réalisée par le cabinet Urbi. La seconde critique porte sur le manque d’espaces de stationnement, suivie d’un déficit de jeux pour enfants et du trop grand nombre de voitures. Réalisée à partir d’un échantillonnage aléatoire de la population mère, faute de recensement officiel depuis 1932 au Liban, qui aurait permis d’utiliser la méthode des quotas, cette enquête est basée sur un questionnaire, soumis aussi bien aux habitants qu’aux usagers des institutions qui longent la rue, de l’université Saint-Joseph au Musée national, en passant par le centre commercial Sodeco. Cela signifie-t-il que les solutions proposées par la Liaison Douce font l’unanimité ? Difficile à dire, car le sondage repose sur des questions fermées et aucune consultation ouverte n’a été réalisée auprès de la population avant le lancement du projet. Eric Bouvard évoque un manque de moyens pour expliquer cette situation.

Un espace public, pour quels publics ?
L’urbaniste libanais Fadi Shayya considère pour sa part comme néfaste l’absence de consultation préalable pour transformer un espace aussi symbolique. Selon lui, le projet de Liaison Douce conçoit l’espace public comme une « commodité » et impose à l’exligne de démarcation « une signification hégémonique » et « vidée de toute référence au conflit ». Dans un essai intitulé Reconnaître le monument invisible, sur la politique de mémorialisation et d’espace public dans le Beyrouth post-conflit, il rappelle que « l’espace géopolitiquement divisé et la géographie confessionnelle persistent et augmentent » à Beyrouth et estime que « l’espace public en tant qu’espace collectif n’existe que dans des territoires homogènes sur les plans culturel et communautaire. La politique de production de l’espace public à Beyrouth vise à masquer son incapacité à gérer la situation conflictuelle qui prévaut depuis l’après-guerre ».

Crédit photo: Emmanuel Haddad

Crédit photo: Emmanuel Haddad

En filigrane de cette critique, l’urbaniste évoque le cas du parc du Bois des Pins, reconstruit avec l’aide de la Région Île-de-France après avoir été détruit pendant la guerre civile. Avec ses 33 hectares, c’est le plus grand espace vert de la ville. Or « c’est un espace public fermé au public depuis quinze ans ! », précise-t-il. La mairie a longtemps fait valoir que la fermeture de 75 % du parc était due à la pousse des arbres, mais aussi aux dommages causés par les utilisateurs. Quant à l’autre extrémité de la Liaison Douce, « le centre-ville reconstruit par Solidere est un espace exclusif, l’espace public y a été privatisé par une île de multinationales et de boutiques de luxes au milieu de la ville », dénonce l’urbaniste. Selon lui, Beyrouth devrait se concentrer sur son développement socio-économique en préalable à l’aménagement d’espaces de loisir. Ibrahim Sidani abonde, pragmatique : « à Ras el Nabaa, nous sommes plutôt casaniers. Ce qu’il manque sur la rue de Damas, ce sont plutôt des magasins ».

Le vice-président du conseil municipal de Beyrouth assure que le parc du Bois des Pins ouvrira ses portes à la fin de l’année 2014. « Par ailleurs, nous allons transformer l’hippodrome, qui jouxte le parc, en parc écologique. De l’autre côté, le centre-ville a beau souffrir de certains défauts, il reste un espace public, avec les seules rues piétonnes de la ville. Bientôt, la place des Martyrs, qui marque la fin de la rue de Damas, deviendra un parc, conçu par l’architecte mondialement reconnu Renzo Piano », assure Nadim Abourizk, confiant.

Urbanisme mémoriel : la dernière chance
Le numéro deux du conseil municipal de Beyrouth ajoute que l’année 2014 verra aussi l’ouverture de Beit Beirut, musée et centre culturel urbain, sur la rue de Damas. Il en appelle à la patience pour voir s’articuler les différents éléments qui donneront sa cohésion au projet. De son côté, Fadi Shayya craint que l’objectif symbolique de la Liaison Douce, qui vise à « ressouder des quartiers scindés par la guerre », n’aboutisse à une « muséification », au détriment de la mémoire vivante des habitants. Selon l’urbaniste, en se focalisant sur le symbole de la ligne de démarcation de la guerre, le projet tire un trait sur l’entente et la mixité inter-communautaire qui prévalaient auparavant de part et d’autre de la rue de Damas. Une entente qui, à en croire Ibrahim Sidani, s’est même prolongée pendant la guerre. « Des soldats chrétiens venaient nous demander du pain quand il y avait une pénurie. Au Liban, on a une vie dupliquée. Si tu frappes à ma porte pour avoir un bout de pain, je te le donnerai, quelle que soit ta religion. Mais politiquement, notre communication est impossible », explique-t-il, rappelant que Ras el Nabaa a longtemps été un quartier mixte et accueille encore des chrétiens.

Crédit photo: Emmanuel Haddad

Crédit photo: Emmanuel Haddad

« La portée mémorielle du projet peut être superficielle comme elle peut prendre un vrai sens pour les habitants ; tout dépend de la manière dont il est réalisé », estime de son côté Mona el Hallak, l’architecte à l’origine du musée Beit Beirut. C’est en 1997 qu’elle a découvert l’architecture unique de l’immeuble Barakat (ou « Maison Jaune »), situé sur la rue de Damas et qui a servi de « nid de snipers » pendant la guerre. Elle a dû se battre pour le sauver de la destruction, à une époque où le patrimoine était détruit sans vergogne au profit du développement immobilier. En 2003, la municipalité a fini par recourir à l’expropriation pour faire de l’immeuble un musée de la mémoire de la guerre civile. Une première. Mona el Hallak voit dans la Liaison Douce la dernière chance d’offrir aux Beyrouthins un espace de mémoire. « Beit Beirut évoquera l’impact de la guerre dans l’intimité des gens, en revenant sur la vie de la famille qui y a vécu, avant d’être remplacée par les snipers. C’est cette superposition des architectures, civile puis militaire, qui fait de l’endroit un lieu unique », analyse-t-elle. Il s’agit aussi de faire revivre le Beyrouth d’antan, en organisant des expositions hors les murs. « Et pourquoi pas en recueillant les témoignages des habitants des quartiers qui longent la rue de Damas ? », suggère-t-elle, avant de conclure : « l’objectif est de faire en sorte que les Beyrouthins apprennent à connaître et respecter la mémoire de leur ville et son patrimoine. En cela, la Liaison Douce est une opportunité, car elle peut faire de la rue de Damas une destination ».

Article publié dans la revue d'urbanisme Traits urbains, n°66, février-mars 2014.

Réagissez, débattons :



Laisser un commentaire