Numéro d’écrou 2388/A221
Le militant communiste propalestinien Georges Ibrahim Abdallah est incarcéré depuis près de trente ans. Or une simple signature du ministre français Manuel Valls suffirait à rendre au Libanais de 62 ans sa liberté.
«Je suis ici, Messieurs, pour vous demander simplement de bien vouloir laver vos mains maculées de notre sang et du sang de nos mômes, avant de prétendre nous juger, car celui qui accepte de fouler aux pieds le sang de vingt-cinq mille morts tombés au Liban lors de l’invasion impérialo-sioniste de 1982 ne peut qu’être le complice direct de Reagan et de Begin dans leur guerre d’extermination contre notre peuple.» Ces paroles, Georges Ibrahim Abdallah les a prononcées le 26 février 1987, lors du procès qui allait conduire à sa condamnation à perpétuité par la cour de justice de Paris, pour «complicité d’assassinats» en tant que leader supposé de la Fraction armée libanaise révolutionnaire (FARL), responsable des meurtres du lieutenant-colonel Ray, attaché militaire adjoint des USA en France, et de Yacov Barsimentov, conseiller à l’ambassade d’Israël.
A l’époque, ce militant communiste et pro palestinien a vécu les affres de dix années de guerre civile au Liban. Il vient d’assister impuissant au massacre des Palestiniens réfugiés dans les camps de Sabra et Chatila en septembre 1982 par les phalangistes chrétiens libanais, sous les yeux de l’armée israélienne, tandis que la Force multinationale venait d’escorter dix mille combattants palestiniens hors du Liban. Un massacre jusqu’à ce jour impuni.
Un avocat barbouze
Vingt-neuf ans après son arrestation à Lyon le 24 octobre 1984, le Libanais désormais âgé de 62 ans est, lui, toujours enfermé en France, lui donnant le statut peu enviable de plus vieux prisonnier politique d’Europe. Paradoxe: plus sa détention se prolonge, plus les preuves sur l’opacité de son inculpation s’accumulent, au même titre que le nombre de personnalités de tous bords qui réclament sa libération.
Arrêté au départ pour possession d’un faux passeport algérien, Georges Ibrahim Abdallah est condamné une première fois en 1986 à quatre années de détention pour détention d’armes et d’explosifs. Un an plus tard, lorsqu’il comparaît à nouveau, la France vient d’être le théâtre d’une vague d’attentats meurtriers, faisant treize morts et plus de trois cents blessés, revendiqués par le Comité de solidarité avec les prisonniers politiques arabes (CSPPA), qui exige la libération d’Anis Naccache, de Varoudjian Garbidjian et de Georges Abdallah. Sauf que, entre les deux procès, la Direction de la surveillance du territoire (DST) découvre soudain l’arme utilisée dans les attentats de Charles Ray et de Yacov Barsimentov, dans un appartement parisien loué par Georges Abdallah. L’avocate Isabelle Coutant-Peyre, alors membre de l’équipe de sa défense, s’étonne: «Le tribunal n’a pas hésité à condamner notre client à la prison à vie, malgré les protestations de l’équipe de la défense que les preuves contre lui n’étaient pas incluses dans le procès initial et aient été fabriquées plus tard pour le faire condamner rétroactivement», livre-t-elle au quotidien libanais al-Akhbar.
Une condamnation à vie d’autant plus dure à avaler que son premier avocat, Jean-Paul Mazurier, n’est autre que la taupe qui a renseigné la DST contre son propre client pendant plusieurs années: «Le plus grand danger que j’ai connu, c’est de me retrouver seul après une rencontre avec Abdallah, pas fier de moi. C’est affreux d’exploiter la conscience d’un homme, de berner l’autre», se repentit-il en 1987 dans le livre L’agent noir du journaliste de Libération Laurent Gally, ouvrant la porte à une possible annulation de la procédure judiciaire.
Autant d’anomalies qui font aujourd’hui sortir de sa réserve le patron de la DST de l’époque, Yves Bonnet: «J’ai un problème de conscience dans cette affaire», déclare-t-il en 2012 à La Dépêche du Midi en parlant de «vengeance d’Etat». Alors que Georges Abdallah entame sa trentième année derrière les barreaux, Yves Bonnet rappelle que des trois condamnés à perpétuité dont la libération était réclamée par le CSPPA, seul Abdallah est encore sous les verrous. Un malaise d’autant plus prononcé qu’Abdallah devait être échangé contre Gilles Sidney Peyroles, Français pris en otage à Tripoli, au Liban, par les FARL en 1985. Seul l’otage français a été libéré. «La France a trahi la parole donnée et on a voulu faire croire qu’à l’époque, Bonnet avait négocié tout seul», dénonce-t-il, amer.
Détenu exemplaire
«Il possède une aura impressionnante. Il tempère beaucoup les ardeurs des autres détenus, il les influence beaucoup dans le bon sens du terme», témoigne un surveillant pénitencier à La Semaine des Pyrénées, qui côtoie depuis quinze ans Georges Abdallah dans la prison de Lannemezan. Selon l’article 720-4 du code pénal français, «lorsque le condamné manifeste des gages sérieux de réadaptation sociale, le tribunal d’application des peines peut (…) décider qu’il soit mis fin à la période de sûreté prévue par l’article 132-23 du code pénal». Une largesse qui n’a pas été accordée au détenu 2388/A221, malgré son comportement «exemplaire».
Mais l’article 132-23 en question plafonne à dix-huit ans la période de sûreté pour un condamné à perpétuité, au-delà desquels une libération conditionnelle est envisageable. Passé cette période, la défense de Georges Abdallah a déposé neuf demandes de libération conditionnelle. Mais rien n’y fait. Quand la demande n’est pas rejetée en 2003, le parquet fait appel et la libération accordée par le tribunal de Pau est annulée.
Le 21 novembre 2012, le tribunal d’application des peines accepte une nouvelle fois la demande de liberté conditionnelle et rejette cette-fois l’appel du parquet. L’espoir renaît. «Au Liban, il y a eu des feux d’artifice et des fêtes organisées pour l’attendre. Dans la prison de Lannemezan, une soirée a été organisée avec les surveillants de prison. Et finalement rien. A partir du moment où la commission nationale d’observation a déclaré qu’il était exemplaire, ce qui a poussé la justice à le libérer, le maintenir en prison devient une séquestration. Sauf à dire que le pouvoir se fout de la justice en France», s’insurge Soraya Chekkat, membre du comité de soutien à Georges Abdallah, qui lui rend visite en prison depuis bientôt dix ans.
Pressions de Washington
Car la décision du tribunal est prise «sous réserve qu’il fasse l’objet d’un arrêté d’expulsion du Ministère de l’intérieur» à destination du Liban, où les autorités sont prêtes à l’accueillir. «Mais cette expulsion-là, pour une fois, Manuel Valls hésite à en donner l’ordre», ironisent le journaliste Daniel Schneidermann et l’écrivaine Chloé Delaume, auteurs d’un livre d’autofiction autour de la guerre civile au Liban, Où le sang nous appelle. Chloé Delaume n’est autre que la nièce du militant propalestinien, son seul lien de parenté en France, et qui pourtant n’a pas obtenu le droit de visite. Pourquoi un tel acharnement contre ce détenu sans problème, dont la libération a même été demandée par des sénateurs et des députés de gauche, dans une lettre ouverte au président de la République le 23 octobre 2013?
«Nous savons tous que la situation des prisonnier-e-s révolutionnaires n’est que formellement fonction des décisions judiciaires; ce sont toujours les instances politiques qui en délimitent à la fois le contenu et le pourtour», écrit Georges Abdallah en 2004 à l’adresse des membres de son comité de soutien. «Ce n’est pas la justice française qui le maintient enfermé. Chaque fois qu’il est libérable, il y a un coup de fil des Etats-Unis», abonde Soraya. Un constat opéré tant par son avocat Jean-Louis Chalanset, qui parle de «discussions d’Etat à Etat», que par les signataires de la lettre ouverte à François Hollande, qui demandent «de mettre un terme à cette injustice et de prendre les mesures, quelles que soient les pressions étrangères», sans nommer les Etats-Unis, qui sont partie civile dans le procès du militant propalestinien.
«Nous avons des inquiétudes légitimes quant au danger qu’un M. Abdallah libre représenterait pour la communauté internationale», a en effet réagi le porte-parole du Département américain à la suite de l’annonce de sa libération possible le 21 novembre 2012. Une annonce suffisante pour faire trembler la main de Manuel Valls au moment de signer l’arrêté d’expulsion?
Pourtant, si Soraya reconnaît qu’Abdallah «ne déroge pas à ses valeurs», notamment à coups de «grèves de la faim en solidarité avec les prisonniers palestiniens ou turcs», la militante et juriste qui le rencontre tous les mois voit mal quel «danger» il pourrait représenter: «Quand il sortira, il va rentrer boire du thé auprès des siens et puis voilà! A part en faire un héros et un martyr je ne vois pas ce que fait la France en le maintenant ainsi enfermé.»
Article publié sur Le Courrier lundi 25 novembre 2013
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